Louverture de la ligne des Carpates en 1882 et le raccordement du site au réseau de voie ferrée de la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée (ou PLM) ouvre encore de nouveaux débouchés à l'entreprise qui peut développer ses expéditions de glace vers Lyon, Paris, Toulon, Marseille, GenÚve et Alger. Vidéo Une usine de glaçons

RĂ©sumĂ© Index Plan Texte Bibliographie Notes Citation Auteur RĂ©sumĂ©s Cet article propose une analyse des trajectoires biographiques et des formes de sociabilitĂ© de forestiers europĂ©ens exerçant leurs activitĂ©s au Gabon. Les parcours de trois personnes sont prĂ©sentĂ©s avant de dĂ©tailler les privilĂšges dont ils pouvaient bĂ©nĂ©ficier et les jeux politiques locaux dans lesquels ils s’insĂ©raient. Enfin ce sont les dĂ©tails de leurs pratiques et prises de position qui permettent de comprendre davantage leurs points de vue sur la sociĂ©tĂ© les entourant. Est proposĂ©e l’idĂ©e que leurs comportements font l’objet d’un mimĂ©tisme postcolonial » par les personnes les frĂ©quentant et qu’il s’agit d’une contribution Ă  la comprĂ©hension de l’espace public gabonais. This paper proposes to analyse European timbers working in Gabon biographic pathways and forms of sociability. Three of them are presented. Then, the privileged they could use and local politic games they played with are detailed. A look at their practices and opinions better informs about their standpoint on the society around them. The idea that their behaviour was mimicked a postcolonial mimesis » by people they worked with and that is a way to understand Gabonese public space is finally de page Texte intĂ©gral Ces EuropĂ©ens, il est aisĂ© de s’en rendre compte, lorsqu’ils vivent “à la colonie” se comportent comme les poissons des grandes profondeurs. Quand vous les ramenez Ă  l’atmosphĂšre terrestre, ils perdent leur forme naturelle »Diop 1952 15. 1 L’idĂ©e de dystopie dĂ©signe un modĂšle qui inclut en lui-mĂȘme un principe de contradiction et de dy ... 2 Se rĂ©fĂ©rant aux travaux de M. ForsĂ© 1991, C. A. RiviĂšre 2004 229 retient comme dĂ©finition de ... 3 Si ces expatriĂ©s prennent part au phĂ©nomĂšne migratoire international, ils constituent une catĂ©gorie ... 4 Sous la direction d’Olivier Leservoisier. Deux enquĂȘtes de sept mois ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es entre 2011 e ... 5 Selon Blalock et Silva 2008 446 Economists, psychologists, and demographers explain lifesty ... 6 L’ouvrage collectif dirigĂ© par Smouts 2007, La situation postcoloniale, pose la question de ... 1Cet article aborde certains atours des relations sociales dans la dystopie tropicale que constitue le Gabon contemporain1 en s’intĂ©ressant aux trajectoires biographiques et aux formes de sociabilitĂ©2 de forestiers europĂ©ens3. Il est basĂ© sur des enquĂȘtes ethnographiques menĂ©es dans le cadre d’un doctorat d’anthropologie4. Il s’agira ici d’analyser la place et les activitĂ©s de cadres supĂ©rieurs d’une entreprise d’exploitation forestiĂšre afin d’envisager tant la maniĂšre dont ils se pensaient eux-mĂȘmes dans cet environnement social que le rĂŽle particuliĂšrement influent qu’ils tenaient dans l’élaboration quotidienne d’un mode de vie5 forestier ». Le propos sera Ă©tayĂ© par l’apport d’une autre partie de ma recherche de terrain, rĂ©alisĂ©e Ă  Libreville avec des expatriĂ©s prenant part Ă  la gouvernance forestiĂšre. Dans le prolongement de travaux anthropologiques rĂ©cents mettant l’accent sur la pertinence de s’intĂ©resser aussi aux dĂ©veloppeurs » dans l’analyse des projets de dĂ©veloppement Lavigne Delville 2011 et de recherches insistant sur la forte influence des EuropĂ©ens dans l’histoire moderne et la situation actuelle de la forĂȘt gabonaise Kialo 2007 ; Moutangou 2013 ; Messi Me Nang 2014, cet article vise Ă  montrer comment ces forestiers contribuent Ă  produire les mondes sociaux qu’ils traversent et oĂč ils vivent. Il permet ainsi de pro longer l’interrogation de Jean Copans 2001 sur le modĂšle sociologique et historique que pourrait constituer la notion de situation coloniale » de Georges Balandier 19516. 2Ayant pris son essor il y a environ un siĂšcle, l’exploitation industrielle de la forĂȘt gabonaise est intimement liĂ©e Ă  la prĂ©sence d’expatriĂ©s, français pour la plupart. Jusque dans les annĂ©es 1970, les forestiers europĂ©ens Ă©taient particuliĂšrement puissants au Gabon puisque leurs activitĂ©s gĂ©nĂ©raient la majeure partie du PIB Mouanga 2008. La mise en exploitation de gisements de minerais et d’hydrocarbures pĂ©trole a progressivement amenuisĂ© leur influence. Toutefois, les grandes entreprises forestiĂšres europĂ©ennes conservent une place de choix dans le paysage productif national, le secteur forestier Ă©tant toujours le deuxiĂšme pourvoyeur d’emploi aprĂšs la fonction publique. Certaines compagnies françaises, qui ont parfois dĂ©butĂ© leurs activitĂ©s avant la fin des travaux forcĂ©s en 1946, sont encore perçues comme les fleurons du secteur. Les nouveaux modes de gestion, liĂ©s Ă  la prise en compte du dĂ©veloppement durable, ont considĂ©rablement amĂ©liorĂ© leur image, aussi bien sur les marchĂ©s d’échange internationaux que sur celui local du travail. Par ailleurs, depuis une vingtaine d’annĂ©es, l’arrivĂ©e d’acteurs asiatiques puissants complexifie les rapports de force Lauseig 1999. Dans un pays rĂ©guliĂšrement citĂ© comme symbole du nĂ©ocolonialisme, ces nouveaux investisseurs contribuent Ă  rĂ©organiser l’économie politique gabonaise selon une plus grande diversitĂ© de pĂŽles d’influence Billard 2012. 7 Se prĂ©sentant comme le leader mondial en matiĂšre de chaĂźne d’approvisionnement, avec pour spĂ©cialit ... 8 Le Gabon est un pays de 267 000 km2 dont 134 500 km2 sont considĂ©rĂ©s comme forĂȘts productives Worl ... 9 Toutefois, les difficultĂ©s techniques et financiĂšres se sont accumulĂ©es et la filiĂšre a Ă©tĂ© liquidĂ© ... 3L’enquĂȘte de terrain s’est dĂ©roulĂ©e dans une entreprise d’exploitation forestiĂšre installĂ©e Ă  Makokou dans le nord-est du Gabon, filiĂšre d’une multinationale indienne de l’agroalimentaire7. BasĂ©e Ă  Singapour, ses activitĂ©s ont commencĂ© au Gabon en 1999 dans l’importation de riz et de lait en poudre, ainsi que dans le transport et le nĂ©goce du bois. Au tournant des annĂ©es 2010, et profitant largement de l’arrivĂ©e d’Ali Bongo au pouvoir, cette firme s’est fortement dĂ©ployĂ©e, dans la production d’hĂ©vĂ©a, d’huile de palme, de bois et de fertilisants. Elle s’est Ă©galement vue attribuer la gestion de la Zone Ă©conomique spĂ©ciale créée par le nouveau prĂ©sident Ă  quelques kilomĂštres de la capitale. Cette zone visant notamment le dĂ©veloppement des industries du bois, des lots forestiers y ont Ă©tĂ© associĂ©s pour assurer l’approvisionnement des entreprises qui s’y implanteraient. Par recoupement, il est ainsi possible d’estimer que la multinationale a pris, en quelques annĂ©es, un contrĂŽle sous diffĂ©rents rĂ©gimes juridiques sur 10 % du territoire national. La filiĂšre bois Ă©tait complĂštement inscrite dans cette stratĂ©gie d’acquisition de terres Ă  grande Ă©chelle Karsenty 2010 ; Hall 2011 ; Hall et al. 2015. En 2013, environ 10 % de l’ensemble des lots forestiers du pays relevaient de sa gestion8 et les dirigeants souhaitaient continuer Ă  obtenir davantage de concessions9. 10 Le label OLB Origine et lĂ©galitĂ© des bois. Il est dĂ©livrĂ© suite Ă  un audit rĂ©alisĂ© par un organis ... 4Suivant des dĂ©cisions prises au siĂšge de la multinationale sous influence d’un actionnariat majoritairement amĂ©ricain et europĂ©en, l’entreprise visait l’obtention de labels Ă©cocertificateurs. Une question d’échelles est ici doublement Ă  prendre en compte Ă©tant donnĂ© les liens entre la multinationale dont elle faisait partie et la prĂ©sidence de la rĂ©publique gabonaise de tels certificats rĂ©pondaient tant aux attentes d’une entreprise soucieuse d’accĂ©der aux marchĂ©s demandeurs de labels verts » tel que le marchĂ© europĂ©en qu’aux visĂ©es de dĂ©veloppement industriel et aux considĂ©rations Ă©cologiques promues par Ali Bongo depuis son accession Ă  la magistrature suprĂȘme. Le label Ă©cocertificateur que l’entreprise a obtenu dĂ©but 201310 portait sur les questions de lĂ©galitĂ© et de traçabilitĂ©. En d’autres termes, il s’agissait principalement d’un support permettant de mettre ses activitĂ©s en conformitĂ© avec les textes existants et de garantir un suivi de sa production. De plus, il faut comprendre de tels labels comme des moyens d’amĂ©liorer considĂ©rablement la qualitĂ© de la gestion des entreprises en les organisant selon des rĂ©fĂ©rentiels externes et non idiosyncrasiques. Ainsi, les questions qui comptaient relevaient de calculs stratĂ©giques d’ampleur nationale et internationale. 5Dans une ville comme Makokou, l’arrivĂ©e de l’entreprise d’exploitation forestiĂšre fut d’une importance considĂ©rable. Encore trĂšs peu industrialisĂ©e une vingtaine d’annĂ©es auparavant, elle est venue s’y installer en acquĂ©rant de vastes surfaces et en construisant une importante scierie. En 2011, cinq cents personnes y Ă©taient employĂ©es. TrĂšs portĂ©e sur le branding, l’entreprise distribuait rĂ©guliĂšrement des vĂȘtements et accessoires casquettes, t-shirts, polos imprimĂ©s avec son logo. De plus, les vĂ©hicules de l’entreprise circulaient dans la ville et il pouvait arriver que l’on retrouve des publicitĂ©s pour les activitĂ©s de la multinationale sur les panneaux de quatre mĂštres par trois mĂštres. Autant dire que l’entreprise a Ă©tĂ© omniprĂ©sente pendant plusieurs annĂ©es. Son importance symbolique Ă©tait, de plus, accrue par l’implication du prĂ©sident de la RĂ©publique dans les activitĂ©s de la multinationale au Gabon. Elle passait ainsi, pour de nombreuses personnes, non pas pour une entreprise nationale mais pour une entreprise bĂ©nĂ©ficiant d’un rĂ©gime spĂ©cial, dans un pays au pouvoir politique autoritaire. 11 Pouvant choisir la monnaie avec laquelle leur salaire leur Ă©tait versĂ©, ils prĂ©fĂ©raient l’euro. 12 Pour mention Gabon, Cameroun, RĂ©publique du Congo, GuinĂ©e Ă©quatoriale, RĂ©publique centrafricaine, ... 6Les diffĂ©rentes personnes dont il sera principalement question dans cet article sont françaises. Au sein de l’entreprise sociĂ©tĂ© anonyme de droit gabonais, elles occupaient des postes de direction variĂ©s et changeants directions exĂ©cutives, direction gĂ©nĂ©rale, direction des amĂ©nagements et de la certification forestiĂšre. Toutefois, elles n’étaient pas en situation plĂ©nipotentiaire un staff de dirigeants indiens supervisait l’ensemble des activitĂ©s de la multinationale dans le pays et les embauchait donc en tant que cadres supĂ©rieurs11. De plus, en 2011, la direction de l’entreprise revenait Ă  une personne indienne et l’un des deux directeurs exĂ©cutifs Ă©tait de nationalitĂ© libano-ghanĂ©enne. Si des Français ont Ă©tĂ© recrutĂ©s, cela est dĂ» selon leurs supĂ©rieurs indiens Ă  leur maĂźtrise de la langue vĂ©hiculaire au Gabon le français et Ă  leur expĂ©rience » et savoir-faire » en Afrique, tant sur les aspects les plus techniques de production que dans le rapport Ă  la main-d’Ɠuvre. De fait, ce furent bien eux qui occupaient les positions hiĂ©rarchiques les plus Ă©levĂ©es tout en connaissant effectivement le terrain ». S’il y avait peu d’autres EuropĂ©ens dans l’entreprise, celle-ci Ă©tait en revanche composĂ©e de personnes provenant de plus de quinze pays au total12. Par ailleurs, la vente du bois produit Ă©tait principalement destinĂ©e aux marchĂ©s europĂ©ens France, Espagne, Italie, Angleterre et asiatiques notamment la Chine, et pouvait passer par l’intercession de rĂ©sidents suisses. 13 La position sociale est dĂ©finie autant dans le cadre de la role theory », oĂč elle permet d’envisa ... 7Trois temps articuleront le propos. Un accent sera d’abord mis sur les trajectoires biographiques inscrite ou non dans une lignĂ©e familiale, la prĂ©sence sur le continent africain de ces personnes est souvent longue, sinueuse, floue et tĂ©moignant d’un rapport troublĂ© avec leur pays d’origine. Seront ensuite abordĂ©s les jeux politiques locaux dans lesquels s’inscrivent les forestiers le bon dĂ©roulement de leurs activitĂ©s suppose qu’ils frĂ©quentent les Ă©lites rĂ©gionales et qu’ils Ă©tablissent leur respectabilitĂ© par la frĂ©quentation de certains lieux, tout en faisant montre de leurs privilĂšges. Ils contribuent ainsi directement Ă  la visibilitĂ© et Ă  l’inscription dans l’espace des inĂ©galitĂ©s Ă©conomiques Ferguson 2005. Enfin, il sera possible de rentrer plus prĂ©cisĂ©ment dans la comprĂ©hension des rĂŽles qu’ils jouent en prĂ©sentant les attitudes qui les caractĂ©risent, la corporĂ©itĂ© qu’ils valorisent la politique du ventre » [Bayart 2006] et les imaginaires auxquels ils contribuent Tonda 2005. Nous faisons l’hypothĂšse que ces forestiers ont une position centrale, ou en tout cas rĂ©fĂ©rentielle, parce que leurs subalternes s’inspirent de leurs trajectoires, positions sociales13 et pratiques par un processus que nous appellerons mimĂ©tisme postcolonial ». 14 J. du Bois de Gaudusson 2009 a Ă©galement utilisĂ© l’expression de mimĂ©tisme postcolonial », pour ... 8Christoph Wulf 2007 27 envisage la mimĂ©sis comme reprise crĂ©ative » donc plus qu’une simple imitation, elle joue un rĂŽle central dans la constitution du sujet ». L’imagination y est prĂ©pondĂ©rante et elle s’articule avec l’idĂ©e de performativitĂ© dans l’analyse des pratiques. Ici l’expression mimĂ©tisme postcolonial »14 marque l’articulation entre une situation coloniale » entendue comme un contexte [Zack 2008] et une microsociologie postcoloniale correspondant Ă  l’agir des acteurs en prĂ©sence. Les relations sociales impliquant des formes de mimĂ©tisme sont complexes et aucunement binaires. Par la formule almost the same but not quite », Homi Bhabha 1984 indique l’ambiguĂŻtĂ© relative au dĂ©sir de mimĂ©tisme pendant la pĂ©riode coloniale, mimĂ©tisme Ă  envisager comme une mĂ©tonymie de la prĂ©sence ». Il note Ă©galement que les sociĂ©tĂ©s des colonisateurs Ă©taient elles-mĂȘmes mimĂ©tismes de sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes. En parlant de procĂšs d’ensauvagement », Achille Mbembe 2005 269 met, pour sa part, l’accent sur la façon dont les personnes disposant du pouvoir en postcolonie sont influencĂ©es par celles sur lesquelles elles l’impriment. Enfin, si, par mimĂ©tisme, s’opĂšre un jeu de rĂ©invention de soi, s’y joue, dans le mĂȘme mouvement, une rĂ©invention des personnes mimĂ©es par les personnes mimantes Obadia 2010. Julien Bonhomme 2010 95 a ainsi qualifiĂ© de parodie sĂ©rieuse du pouvoir » la danse de Gaulle », oĂč le personnage du gĂ©nĂ©ral apparait en contexte rituel au Gabon. Par cet oxymore, il indique le caractĂšre ambivalent et fluctuant du rapport Ă  l’autoritĂ©. Cette figure de style et ses implications sont aussi Ă  l’Ɠuvre pour dĂ©signer, par le terme de sorciers blancs », certains entraĂźneurs de football en Afrique Cosquer 2015. 9Dans ce mimĂ©tisme postcolonial » en entreprise d’exploitation forestiĂšre, le degrĂ© de caricature croĂźt avec l’éloignement hiĂ©rarchique, et c’est une recherche de reproduction similaire des comportements que visent les personnes frĂ©quentant ces EuropĂ©ens au plus prĂšs. PrĂ©sents dĂ©sormais sur l’ensemble du territoire gabonais, les forestiers expatriĂ©s apparaissent comme des piliers dans l’édification des sociabilitĂ©s. De souvenirs de chasses Ă  l’élĂ©phant narrĂ©s en fin de soirĂ©e au rĂŽle symbolique des glaciĂšres lors des dĂ©placements en brousse, ce n’est pas simplement d’un mode de vie dont il sera question, mais, pragmatiquement, d’une composante fertile de l’espace public gabonais. Trajectoires biographiques 15 F. Fanon 2002 284 considĂ©rait ainsi que la rĂ©sistance des forĂȘts et des marĂ©cages Ă  la pĂ©nĂ©tr ... 10Historiquement, l’exploitation forestiĂšre en Afrique centrale s’entend dans un rapport de force avec l’environnement naturel ce dernier fait l’objet d’une pĂ©nĂ©tration, acte rejouant celui de colonisation15. Le mĂ©tier se divise en une succession d’étapes qui, sur un territoire donnĂ©, visent Ă  prendre connaissance de la ressource disponible, mettre en place les moyens nĂ©cessaires pour l’extraire puis l’acheminer vers une scierie oĂč elle sera transformĂ©e. Jusque rĂ©cemment, ces diffĂ©rentes phases Ă©taient en fait trĂšs peu Ă©laborĂ©es. La qualitĂ© principale d’un forestier confirmĂ© Ă©tait ses compĂ©tences mĂ©caniques et sa capacitĂ© Ă  rĂ©parer les machines et engins du chantier sans les moyens techniques dont disposent les garages et ateliers urbains. Rarement d’humeur bavarde car habituĂ©s Ă  travailler entre hommes et dans des contextes d’isolement relatif, les forestiers donnent peu de visibilitĂ© Ă  leurs pratiques, habitudes et points de vue. PrĂ©senter les trajectoires de trois de ces personnes permettra d’établir un premier cadre de comprĂ©hension des enjeux sociaux dont ils sont porteurs. Jean-Paul 16 RĂ©alisĂ© les 8 Ă  son bureau Ă  la scierie et 9 aoĂ»t Ă  son domicile de Makokou 2011. Il a Ă©tĂ© enre ... 11Si le choix d’une vie expatriĂ©e ne saurait que difficilement ĂȘtre tenu pour anecdotique, il prend facilement un caractĂšre tranchĂ© pour les forestiers rencontrĂ©s. Le plus souvent inscrit dans la trĂšs longue durĂ©e, la fermetĂ© de ce choix se trouve renforcĂ©e par son inscription dans le continent africain. C’est ainsi que Jean-Paul a commencĂ© notre entretien16 par comparer l’Afrique Ă  une femme dont on tombe amoureux Ă  vie ou que l’on rejette Ă  la premiĂšre impression. 17 Le poste de boussolier est un travail ouvrier, mais qui revĂȘt une importance stratĂ©gique. Ce sont, ... 18 SituĂ©s le plus souvent dans la ville portuaire oĂč les grumes de bois Ă©taient chargĂ©es sur des cargo ... 12ÂgĂ© de 57 ans, il terminait alors une carriĂšre forestiĂšre engagĂ©e plus de trente ans auparavant, Ă  l’invitation de son beau-frĂšre, quelque temps aprĂšs qu’il ait obtenu son baccalaurĂ©at. D’abord boussolier17, il gravit progressivement tous les Ă©chelons jusqu’à devenir directeur exĂ©cutif. Il a passĂ© ses premiĂšres annĂ©es au ZaĂŻre, avec de vieux forestiers belges qu’il Ă©voquait de façon plaisante, se souvenant qu’il leur fallait manger une papaye par jour pour que leurs foies supportent tout l’alcool qu’ils ingĂ©raient. Les chantiers forestiers Ă©taient, Ă  cette Ă©poque, des lieux trĂšs reculĂ©s, parfois uniquement accessibles en plusieurs journĂ©es de pirogue. C’est ainsi qu’il a appris Ă  parler le lingala, compĂ©tence dont il usait toujours dans sa vie professionnelle quand il le pouvait et qui lui donnait de la crĂ©dibilitĂ© aux yeux des travailleurs. Avec une certaine nostalgie, il se souvenait de ces anciennes annĂ©es d’ aventure », quand les chiffres du chantier Ă©taient transmis chaque matin, par ondes radios, entre 5 h 30 et 6 h 30 aux bureaux de l’entreprise18, quand les commandes de nourriture se faisaient plusieurs semaines Ă  l’avance, qu’il fallait du pĂ©trole brut pour alimenter ventilateurs et frigidaires et oĂč il Ă©tait tenu comme normal, pour un EuropĂ©en, de se voir offrir une femme lorsqu’il sĂ©journait une nuit de passage dans un village. 13S’étant presqu’exclusivement dĂ©roulĂ©e en Afrique centrale, sa carriĂšre professionnelle fut empreinte d’une grande mobilitĂ©. Partageant en cela une caractĂ©ristique que l’on retrouve dans l’ensemble de la hiĂ©rarchie des professions forestiĂšres, il revendiquait un opportunisme, Ă©tant prĂȘt Ă  changer d’entreprise pour peu que lui furent garanties de meilleures conditions rĂ©munĂ©ration et avantages. Si l’intĂ©gration dans les entreprises forestiĂšres se fait souvent grĂące Ă  un rĂ©seau de connaissances et par cooptation il avait intĂ©grĂ© l’entreprise oĂč je le rencontre grĂące Ă  un autre directeur français, Bernard, qui s’y trouvait dĂ©jĂ , voir infra, il est passĂ© aussi par des phases sans emploi oĂč il prĂ©fĂ©rait tout de mĂȘme continuer Ă  sĂ©journer sur place. Toutefois, il lui arriva de revenir en France pour de longs sĂ©jours Ă  deux reprises pendant un an pour travailler dans une association et pendant trois ans pour obtenir une licence professionnelle de gestion forestiĂšre Ă  Nantes. Il admettait volontiers ne pas avoir alors trouvĂ© ses marques en mĂ©tropole. MariĂ© trois fois, et divorcĂ© tout autant, c’est avec une femme de nationalitĂ© congolaise qu’il a construit son histoire la plus solide puisqu’ils ont eu une fille ensemble. Elles vivaient alors Ă  Paris et le tenaient, lui, pour l’Africain » de la famille. 19 En rĂ©fĂ©rence, ici, au narrateur du film de J. Rouch 1958, Moi un Noir. 14C’est, d’ailleurs, principalement pour sa fille que notre Robinson19 revenait en France lorsqu’il avait des congĂ©s. Il est en effet conventionnel, pour les expatriĂ©s français, de nĂ©gocier Ă  leur embauche le rythme auquel ils ont des vacances, leur sociĂ©tĂ© leur payant alors l’ensemble des frais de dĂ©placement. Ceci est l’une des raisons pour lesquelles l’embauche d’EuropĂ©ens expatriĂ©s coĂ»te fort cher aux entreprises installĂ©es en Afrique et que, dans un marchĂ© du travail globalisĂ©, ils sont dĂ©sormais concurrencĂ©s par des cadres asiatiques, rĂ©putĂ©s accepter des rĂ©munĂ©rations moins complexes et moins Ă©levĂ©es. Jean-Paul m’a expliquĂ© avoir connu diffĂ©rentes modalitĂ©s six mois de travail et deux mois de congĂ©s ce qu’il trouvait trop long, trois semaines de travail et une semaine de congĂ©s ce qu’il trouvait trop court, environ trois mois de travail et dix-huit jours de congĂ©s, comme alors ce qui lui convenait. Ces temps de repos sont prĂ©vus pour contrebalancer un mode de vie largement voir exclusivement orientĂ© vers le travail quand ils sont sur site. Dans les faits, ces rythmes variaient selon l’intensitĂ© de l’activitĂ© dans l’entreprise, si bien que les congĂ©s pouvaient facilement diminuer. Il n’en demeure pas moins que Jean-Paul n’apprĂ©ciait pas particuliĂšrement ses pĂ©riodes de vacances qu’il occupait souvent Ă  faire des randonnĂ©es en moto, considĂ©rant que sa vie se trouvait en Afrique. Bernard 20 Le 30 mai 2011 Ă  son bureau de Libreville. Il a Ă©tĂ© enregistrĂ© et est d’une durĂ©e de 2 heures 09 mi ... 15Sensiblement du mĂȘme Ăąge et Ă©galement expatriĂ© dans diffĂ©rents pays africains tout au long de sa vie professionnelle, Bernard connaissait Jean-Paul depuis plus de vingt ans. Ils se sont suivis Ă  diffĂ©rents moments de leurs carriĂšres et c’est lui qui a permis Ă  Jean-Paul de rentrer dans l’entreprise oĂč je les ai rencontrĂ©s. Lorsque nous nous sommes entretenus20, il Ă©tait directeur en charge des amĂ©nagements et de la certification forestiĂšre. Il rĂ©sidait et travaillait Ă  Libreville avec sa femme. Moins disert que Jean-Paul sur sa vie privĂ©e, il m’indiquait que sa femme ne travaillait pas et qu’il avait un fils qui commençait des Ă©tudes dans la mĂȘme universitĂ© que moi, Ă  Lyon. Ayant engagĂ© sa carriĂšre professionnelle aprĂšs un BTS, il avait dĂ©sormais un niveau de formation master et aura ainsi passĂ© ces annĂ©es Ă  prĂ©cĂ©der Jean-Paul dans les avancements en grade. 21 Dans l’entreprise forestiĂšre du pĂšre de Bernard-Henri LĂ©vy, qui n’existe plus mais d’oĂč il a tirĂ© s ... 22 Il ne m’est jamais arrivĂ© de rencontrer un expatriĂ© initiĂ© Ă  une pratique religieuse ou magico-thĂ©r ... 16S’ils ont parcouru de nombreuses rĂ©gions de l’Afrique centrale ensemble, il affichait moins explicitement ce goĂ»t pour la vie de camp ou villageoise que l’on retrouvait chez son collĂšgue. Il n’employait d’ailleurs pas les mĂȘmes mĂ©taphores pour parler de la rĂ©gion du monde oĂč il vivait puisque, au dĂ©part, c’est un peu par hasard, parce qu’une occasion s’est prĂ©sentĂ©e, qu’il a acceptĂ© un premier poste en CĂŽte-d’Ivoire21. Les annĂ©es ont ensuite passĂ© et, d’opportunitĂ©s en opportunitĂ©s, il s’est construit son mode de vie. De prime abord, il ne tenait pas un discours enchantĂ© » sur la vie sociale dans les pays africains qu’il a connus, mais c’était Ă  propos de la forĂȘt qu’il exprimait une relation intense, sous la forme d’un besoin » besoin de s’y retrouver, d’y Ă©prouver une atmosphĂšre et des sensations Arnould 2014. Cela faisait partie des raisons pour lesquelles il respectait les traditions » locales oĂč l’environnement forestier joue un rĂŽle significatif [Perrois 1997]. Toutefois, lui-mĂȘme n’a pas Ă©tĂ© initiĂ©22 au motif que, Ă  la diffĂ©rence de Jean-Paul, il ne se sentait pas chez lui au Gabon. À l’aise, oui, mais pas chez lui. 23 Au Gabon, l’exploitation industrielle de la forĂȘt a commencĂ© et s’est longtemps prolongĂ©e le long d ... 24 Une des premiĂšres grandes dĂ©cisions prises par Ali Bongo en tant que prĂ©sident de la RĂ©publique. 17Jean-Paul et Bernard partageaient plusieurs opinions et traits communs. Ayant commencĂ© Ă  travailler Ă  la fin des annĂ©es 1970, ils ont pleinement vĂ©cu la grande Ă©poque des forestiers, celle oĂč le secteur Ă©tait extrĂȘmement lucratif car les bois tropicaux valaient plus cher et moins d’énergie Ă©tait nĂ©cessaire pour les Ă©vacuer des chantiers23. Jusqu’au dĂ©but de l’annĂ©e 2010 oĂč la pratique fut interdite24, la trĂšs grande majoritĂ© de la production forestiĂšre gabonaise Ă©tait exportĂ©e sans ĂȘtre transformĂ©e en scierie, ce qui permettait des apports de liquiditĂ©s faciles pour les entreprises d’exploitation. Leurs trajectoires professionnelles ont ensuite pris leur propre inertie puisque, s’ils Ă©taient certes en fin de carriĂšre, ils admettaient n’avoir jamais sĂ©rieusement pensĂ© Ă  se reconvertir, ne sachant faire que ce qu’ils faisaient dĂ©jĂ . 25 De telles campagnes sont lancĂ©es Ă  Ă©chĂ©ances rĂ©guliĂšres. Greenpeace 2015 a ainsi publiĂ© un nouvea ... 18Par ailleurs, ressortait des entretiens menĂ©s avec eux une volontĂ© de se dĂ©partir de l’image dont ils s’estimaient ĂȘtre porteurs celle d’ affreux personnages » Ă©ventrant la forĂȘt et luttant corps et Ăąmes contre les Ă©cologistes impliquĂ©s dans de grandes ONG environnementales. Ils dĂ©nonçaient ainsi la malhonnĂȘtetĂ© des campagnes menĂ©es pour le boycott des bois tropicaux, Ă  la fin des annĂ©es 1980, tout en reconnaissant qu’elles ont contribuĂ© Ă  impulser des changements dans le monde de la foresterie Tsayem Demaze & Fotsing 200425. S’ils admettaient volontiers que l’exploitation de l’environnement s’y est longtemps dĂ©roulĂ©e sans plus d’organisation que cela, ils veillaient Ă  mettre en avant l’anciennetĂ© de leurs considĂ©rations Ă©cologiques et la satisfaction qu’ils avaient Ă  les faire davantage valoir, puisque certaines entreprises suivaient les normes relatives au dĂ©veloppement durable. De plus, ils connaissaient les membres des ONG surtout Ă  un niveau local comme Makokou et savaient quelles Ă©taient celles qui Ă©taient actives et sur quels plans. Ils ont aussi eu des occasions d’hĂ©berger des scientifiques menant des recherches de terrain en biologie et Ă©co-anthropologie dans leurs bases vie, Ă  des Ă©poques oĂč les moyens de communication et les possibilitĂ©s de dĂ©placement n’étaient pas les mĂȘmes qu’aujourd’hui. Cela faisait partie des usages en matiĂšre d’hospitalitĂ© entre EuropĂ©ens Ă  la fin du XXe siĂšcle. Ils portaient un certain intĂ©rĂȘt Ă  ces recherches et Ă©taient, ponctuellement, en mesure de mentionner une thĂšse soutenue rĂ©cemment sur les questions de conservation ou le nom d’un chercheur spĂ©cialiste des populations pygmĂ©es. Romuald 26 Entretien rĂ©alisĂ© le 29 janvier 2013 Ă  son bureau Ă  la scierie. Il n’a pas Ă©tĂ© enregistrĂ© mais pris ... 27 GuinĂ©e Ă©quatoriale, Gabon, CĂŽte-d’Ivoire, Cameroun et Angola. 28 Chef de chantier, chef d’exploitation, directeur de scierie, directeur de dĂ©roulage, directeur de t ... 29 La rumeur les accusant d’avoir dĂ©tournĂ© des fonds de l’entreprise, d’avoir eu des relations avec de ... 19Romuald n’est pas nĂ© en CĂŽte-d’Ivoire mais y est arrivĂ© seulement ĂągĂ© de trois mois. Son pĂšre travaillait dans des scieries. Jusqu’à son adolescence, il vĂ©cut dans ce pays ou au Cameroun avant de rentrer en France finir son lycĂ©e. Refusant de passer son bac, il s’est orientĂ© vers un CAP/BEP de charpentier avant de suivre la filiĂšre. Il a obtenu ainsi un BTS et intĂ©grĂ© une Ă©cole de commerce Ă  Strasbourg avant de partir faire l’armĂ©e. Son premier emploi s’est trouvĂ© en GuinĂ©e Ă©quatoriale et, ĂągĂ© de quarante ans quand nous nous sommes rencontrĂ©s26, il n’a jamais travaillĂ© en France mais toujours dans le secteur bois dans cinq pays au total27 et en occupant des postes variĂ©s28. Il Ă©tait alors directeur exĂ©cutif de l’entreprise, nommĂ© quelques mois plus tĂŽt en remplacement de l’équipe de direction qui Ă©tait composĂ©e notamment de Bernard et Jean-Paul29. Ayant toujours visĂ© Ă  augmenter ses attributions, il est allĂ© chercher le travail lĂ  oĂč il se trouvait et n’est jamais restĂ© plus de deux ans Ă  un mĂȘme poste. Travailler dans la foresterie lui a donnĂ© cette autonomie et a facilitĂ© une telle mobilitĂ©. Il estimait qu’il n’aurait jamais pu suivre une pareille trajectoire en mĂ©tropole, qu’il aurait rencontrĂ© beaucoup plus de difficultĂ©s pour ĂȘtre valorisĂ© et se voir confier des responsabilitĂ©s il dirigeait une centaine de personnes Ă  la fin de sa vingt-deuxiĂšme annĂ©e. 30 SolidaritĂ© sur laquelle j’ai nettement jouĂ© pour ĂȘtre en mesure de mener Ă  bien ma recherche dans l ... 31 S’il se vante volontiers du nombre Ă©levĂ© des petites amies africaines qu’il a eu au cours de sa vie ... 20Autant dire qu’il apprĂ©ciait sa vie, passĂ©e et prĂ©sente. Du temps oĂč il avait Ă©tĂ© chef de chantier, il se souvenait de ses marches en forĂȘt en fumant une cigarette, indiquant ainsi sa dĂ©finition d’une belle vie. Et puis, il aimait l’Afrique, continent qu’il a toujours connu. Il aimait Ă©galement les Africains car il les trouvait joyeux », comme des grands enfants, tous », pas gaspillĂ©s comme en Europe, sans vice ». Ces expressions ont une valeur vĂ©ritablement morale puisqu’il estimait travailler dans une relation de confiance avec ses employĂ©s, l’important Ă©tant le rĂ©sultat. Toutefois, ceci ne l’empĂȘchait pas d’utiliser les insultes les plus outrageantes Ă  leur Ă©gard quand il Ă©tait mĂ©content, dans la plus grande des impunitĂ©s. De la mĂȘme maniĂšre, il a pu refuser de se montrer concernĂ© et donc de participer financiĂšrement lorsqu’un ancien ouvrier de l’entreprise est mort, sous prĂ©texte que son contrat Ă©tait dĂ©jĂ  terminĂ©. Par contraste, les mondes du travail en France lui paraissaient plus rigidifiĂ©s par les hiĂ©rarchies et les procĂ©dures. Il apprĂ©ciait Ă©galement les relations de solidaritĂ© entre les expatriĂ©s qu’il cĂŽtoyait30. Étant en couple31 avec la responsable locale anglaise de l’ONG WCS, il se montrait forcĂ©ment rĂ©ceptif aux problĂ©matiques environnementales, cherchant d’abord Ă  respecter les rĂ©glementations. Il promouvait ainsi les dĂ©marches allant vers la certification forestiĂšre. Ceci ne l’empĂȘchait pas d’ĂȘtre d’abord prĂ©occupĂ© par le rendement et d’ĂȘtre aux avant-postes en permanence pour essayer de permettre Ă  l’entreprise d’acquĂ©rir de nouvelles concessions. 21Entendues en Ă©cho les unes par rapport aux autres, les trajectoires de ces personnes se croisent et se complĂštent. MĂȘme si elles ne dressent pas un panorama exhaustif des situations d’EuropĂ©ens dans le secteur forestier gabonais, elles forment un premier pattern » montrant autant des possibilitĂ©s individuelles que des rĂ©currences entre les parcours. La comprĂ©hension de cette configuration va gagner en Ă©paisseur par l’abord des jeux politiques locaux et des valeurs exprimĂ©es Dewey 2011. Position sociale et jeux politiques locaux 32 Les rumeurs dont il sera question ici ont Ă©tĂ© apprĂ©hendĂ©es au cours de l’enquĂȘte dans la lignĂ©e d’a ... 22Si les forestiers europĂ©ens occupent toujours des positions sociales importantes tant d’un point de vue matĂ©rialiste que par l’attrait qu’ils exercent dans les provinces oĂč ils mĂšnent leurs activitĂ©s, nombreux sont ceux qui cherchent la discrĂ©tion. Ici, ce n’était pas le cas. Les EuropĂ©ens en question Ă©taient bien plutĂŽt exposĂ©s Ă  la lumiĂšre et la plupart de leurs faits et gestes Ă©taient relayĂ©s sous forme de commentaires et de rumeurs32. Il convient donc de se pencher sur les formes que prenaient ces situations sociales privilĂ©giĂ©es et sur ce qu’elles permettaient aux personnes les occupant. Les privilĂšges de Jean-Paul 33 Il n’y a pas de banque Ă  Makokou si bien que, en dehors des cadres supĂ©rieurs, l’ensemble du person ... 34 Le camp forestier de l’entreprise Ă©tait situĂ© Ă  une cinquantaine de kilomĂštres au nord-est de la ca ... 23Son Ăąge l’invitait peut-ĂȘtre Ă  se comporter de la sorte, toujours est-il que Jean-Paul passait sa vie Ă  user des privilĂšges auxquels il avait accĂšs et Ă  en faire Ă©talage. DĂ©sormais, sa haute position hiĂ©rarchique lui permettait d’avoir le choix entre une paye versĂ©e en euros ou en dollars et ce, directement sur son compte bancaire33. Il bĂ©nĂ©ficiait Ă©galement de nombreux avantages une voiture de fonction il a refusĂ© qu’on lui attribue un chauffeur, une maison Ă©quipĂ©e Ă  Makokou, avec deux gardiens se relayant pour assurer sa surveillance permanente, et une mĂ©nagĂšre chargĂ©e des travaux domestiques un jardinier intervenait aussi ponctuellement. Étant responsable du dĂ©partement forĂȘt », une des cases de passage du camp34 lui Ă©tait Ă©galement rĂ©servĂ©e. Il pouvait alors se reposer sur les services de toutes natures que fournissait la mĂ©nagĂšre du chef d’exploitation du chantier. Celle-ci Ă©tait gratifiĂ©e, en retour, en plus des billets laissĂ©s ponctuellement Ă  son endroit, de trĂšs nombreuses heures supplĂ©mentaires sur son bulletin de salaire alors que, factuellement, elle n’effectuait pas l’équivalent d’un emploi Ă  temps complet. 24Il avait Ă©galement la possibilitĂ© de signer, Ă  l’envie, les souches de carnets lui permettant de se rendre, aux frais de la sociĂ©tĂ©, dans les meilleurs restaurants et hĂŽtels de la ville. Si cette possibilitĂ© lui avait Ă©tĂ© donnĂ©e par les dirigeants Ă  Libreville pour rĂ©pondre Ă  ses fonctions professionnelles repas d’affaires, accueil d’invitĂ©s, il n’hĂ©sitait pas non plus Ă  en faire un usage personnel. Il s’offrait ainsi de temps en temps une nuit Ă  l’hĂŽtel Belinga, lieu qu’il apprĂ©ciait pour sa tranquillitĂ© » et qui lui donnait surtout la possibilitĂ© de se faire valoir Ă  peu de frais auprĂšs des jeunes filles qu’il sĂ©duisait. DĂ©passant d’une autre maniĂšre les limites de ses possibilitĂ©s professionnelles, il demandait rĂ©guliĂšrement Ă  l’une de ses secrĂ©taires de lui faire ses courses alimentaires. Il lui arrivait aussi de monter le week-end au camp forestier de la ZadiĂ© pour y mener des parties de pĂȘche. Il sortait alors un matĂ©riel dernier cri qui faisait envie aux travailleurs essayant pĂ©niblement d’amĂ©liorer leur quotidien en pĂȘchant avec des tiges de bois et des morceaux de fer. C’est aussi dans ces moments qu’il pouvait satisfaire certains de ses pĂ©chĂ©s mignons, embauchant pour quelques heures une petite fille d’une dizaine d’annĂ©es Ă  peine pubĂšre rĂ©sidant au camp, qui passait alors la matinĂ©e vĂȘtue d’un simple sous-vĂȘtement Ă  lui dĂ©tacher ses poissons pour se voir reverser trois ou quatre cents francs cfa Ă  l’heure de midi. Son pĂšre venait ensuite le voir afin qu’il pense au patron » en l’occurrence Ă  lui-mĂȘme et lui donne quelques milliers de francs cfa. J’apprendrais enfin, en revenant dans l’entreprise fin 2012 que, parmi les motifs qui lui valurent d’ĂȘtre licenciĂ© avec son ami Bernard, figurait le fait qu’il faisait louer par l’entreprise des maisons qu’il avait achetĂ©es Ă  Makokou. Ceci lui permettait de toucher des loyers tandis que ces logements restaient vides. De la mĂȘme maniĂšre, si rencontrer le maire ou le gouverneur faisait partie de ses responsabilitĂ©s, la nouvelle direction le railla au motif qu’il avait largement trop utilisĂ© ce prĂ©texte pour passer des moments plus agrĂ©ables ». Toutefois, du temps oĂč il Ă©tait en poste dans la ville, il semble que ce ne soit pas directement lui qui se soit occupĂ© des bonnes relations » avec les autoritĂ©s locales. Ceci Ă©tait de la responsabilitĂ© du directeur de la scierie, Ă  qui un budget Ă©tait confiĂ© pour cela. Les usages de Romuald 35 25Prenant leur suite fin 2012, et responsable alors tant de la production forestiĂšre que de la scierie, Romuald s’est donc retrouvĂ© en charge de ces questions. En tandem avec un nouveau directeur gĂ©nĂ©ral basĂ© Ă  Libreville dotĂ© d’une certaine rigueur, puisqu’ayant rĂ©ussi Ă  faire obtenir la premiĂšre certification fsc35 dans une entreprise d’Afrique centrale au Cameroun, il a cherchĂ© Ă  rompre avec les pratiques prĂ©cĂ©dentes. En effet, au niveau d’une rĂ©gion comme celle de Makokou, quatre personnes occupent des postes-clĂ©s pour les acteurs de la filiĂšre-bois souhaitant rĂ©aliser une exploitation forestiĂšre d’envergure. Le personnage le plus important d’une province le Gabon en compte neuf est le gouverneur. Il rĂ©side dans la capitale provinciale, en l’occurrence Makokou. En-dessous de lui vient le prĂ©fet, qui est responsable d’une subdivision de la province. Ensuite, il faut prendre en compte le maire de la ville. Enfin, exploitation forestiĂšre oblige, il convient de considĂ©rer le directeur provincial des Eaux et ForĂȘts. Ces quatre personnes sont susceptibles de bloquer, sur le plan administratif, le bon fonctionnement d’une entreprise. Jusqu’en 2012, les relations Ă©taient au beau fixe puisque le directeur de la scierie avait pour habitude d’organiser des apĂ©ritifs chez lui durant lesquels il installait ces messieurs importants dans ses gros fauteuils en peaux de serpent pour leur servir des liqueurs. Ils en repartaient chacun avec une enveloppe, bĂ©nissant les activitĂ©s de l’entreprise. Ils pouvaient Ă©galement, par exemple, solliciter la scierie pour ĂȘtre fournis en bois gratuitement afin de construire de nouvelles maisons. C’est avec de telles pratiques que Romuald a voulu rompre en reprenant la direction exĂ©cutive de l’entreprise. 26Cependant, une des consĂ©quences de la mise en place des politiques de dĂ©veloppement durable dans le secteur de la foresterie a Ă©tĂ© le dĂ©ploiement des procĂ©dures administratives. DĂ©sormais, les entreprises doivent faire valider auprĂšs de la dĂ©lĂ©gation provinciale des Eaux et ForĂȘts un Plan annuel d’opĂ©ration chaque annĂ©e donc dĂ©taillant les travaux envisagĂ©s dans les lots forestiers afin de vĂ©rifier leur conformitĂ© avec le Code forestier et le dispositif lĂ©gislatif en vigueur. Autant dire que, si les forestiers ont toujours su se tenir dans les meilleurs termes » avec l’administration forestiĂšre, ces liens se trouvent dĂ©sormais renforcĂ©s. ThĂ©oriquement au moins, les politiques de dĂ©veloppement durable impliquent un quasi-partenariat entre les opĂ©rateurs et les agents de l’État. Or, ceci a Ă©galement pour consĂ©quence indirecte de multiplier les possibilitĂ©s de blocage administratif, surtout en face de dirigeants souhaitant promouvoir en façade au moins une activitĂ© lĂ©gale et responsable. Fin 2012, si la nouvelle direction a voulu changer les usages, elle a sciemment essayĂ© de rompre avec des pratiques en fait gĂ©nĂ©ralisĂ©es dans les milieux forestiers. Dans ce nouveau contexte, elle s’est d’autant plus exposĂ©e Ă  des reprĂ©sailles mesquines. 36 Au Gabon, le salaire mensuel minimum officiellement prescrit est de 150 000 FCFA. 27C’est ce qui s’est passĂ© rapidement puisque le Plan annuel d’opĂ©ration pao de 2013 a Ă©tĂ© refusĂ© par l’administration des Eaux et ForĂȘts, au motif que, dans ce document de quelques dizaines de pages, une carte n’avait pas Ă©tĂ© dessinĂ©e Ă  la bonne Ă©chelle. Cette raison Ă©tait bien valable au regard des textes de lois qui, effectivement, prĂ©cisent Ă  quelle Ă©chelle doivent ĂȘtre prĂ©sentĂ©es les cartes dans les Plans annuels d’opĂ©ration. Mais elle Ă©tait complĂštement fallacieuse au regard des pratiques courantes des autres entreprises de la rĂ©gion qui soumettaient des documents parsemĂ©s d’erreurs souvent grotesques, voire parfois de simples copier-coller d’autres pao dĂ©jĂ  acceptĂ©s. Bien entendu, cela se passait alors dans le cadre de relations tout Ă  fait cordiales » entre opĂ©rateurs et administratifs. C’est ainsi que, pour le bon fonctionnement de son entreprise, Romuald a acceptĂ© de remettre la main Ă  la pĂąte. Un jour, la rumeur circula qu’on l’avait vu sortir d’un des bons restaurants de la ville avec le directeur provincial des Eaux et ForĂȘts. Ils rigolaient. Quelques temps plus tard, il me confia lui-mĂȘme qu’ils avaient recommencĂ© Ă  verser 400 000 fcfa par mois36 aux quatre personnes aux postes-clĂ©s susmentionnĂ©s. Leurs interactions avaient donc repris leur cours rĂ©gulier et attendu. Au sommet de la hiĂ©rarchie sociale et au centre des attentions 28De telles rumeurs couraient rĂ©guliĂšrement Ă  propos des pratiques des patrons forestiers de l’entreprise. D’une part, parce que cette derniĂšre Ă©tait localement d’une importance considĂ©rable au vu du nombre de personnes qu’elle embauchait, de l’argent liquide qu’elle pourvoyait et de sa place singuliĂšre dans l’économie politique gabonaise. À des degrĂ©s divers, tous les habitants de la ville et de la rĂ©gion s’y intĂ©ressaient. Suite Ă  un accident mortel entre un camion transportant des grumes et une camionnette, il ne fallut que quelques heures pour que chacun sache que l’entreprise avait tuĂ© ». Plus largement, la vie des patrons forestiers rentrait aisĂ©ment dans les affaires publiques. Tout motif pouvait ĂȘtre repris et discutĂ©, particuliĂšrement pour relater une faille, une faiblesse ou un dĂ©tail intime Darnton 2010. D’autre part, parce que tout le monde n’était pas Ă©galement informĂ© et que l’accĂšs aux bonnes informations constituait une façon, pour les salariĂ©s de l’entreprise et les personnes s’y intĂ©ressant, de se distinguer les chauffeurs personnels des dirigeants rĂ©coltant ainsi des bĂ©nĂ©fices du fait de leur poste. Si l’attention portĂ©e Ă  l’entreprise et Ă  son devenir Ă©tait considĂ©rable, les dirigeants prenaient soin de ne distiller les renseignements importants qu’avec parcimonie, Ă  des moments et Ă  des personnes choisies. Il faut rappeler Ă©galement que, pour eux-mĂȘmes, la situation se prĂ©sentait souvent comme floue. La fermeture de l’entreprise dĂ©but 2014 confirma la vacuitĂ© de leurs plans de dĂ©veloppement. 29Dans cette conjugaison entre climat d’incertitude et promesse ou mirage d’élĂ©vation sociale, les motifs pour qu’une rumeur apparaisse Ă©taient infinis l’arrivĂ©e de nouveaux outils, le moment et le lieu oĂč serait distribuĂ©e la paye au chantier ou Ă  la scierie, les dĂ©cisions de travailler un dimanche ou le nombre de jours de congĂ©s accordĂ©s lors d’évĂ©nements annuels. Ces rumeurs pouvaient Ă©galement porter sur le contenu de conciliabules suite Ă  un accident, les motifs de dĂ©placement d’un dirigeant vers la capitale ou de la visite d’un haut-dirigeant venant de Libreville. TrĂšs rĂ©guliĂšrement, des spĂ©culations avaient lieu sur la rentabilitĂ© de l’entreprise, les marchĂ©s obtenus au niveau international, les embauches possibles ou les suppressions de postes sous la forme de non-reconduction des cdd de trois mois, rĂ©gime de la plupart des travailleurs. Et donc, comme l’exemple de la section prĂ©cĂ©dente le montre, la qualitĂ© des relations avec les autoritĂ©s politiques Ă©tait Ă©galement souvent dĂ©battue indication, en creux, de l’effectivitĂ© de l’État. 37 ConstituĂ©e par les personnes ayant des pouvoirs dĂ©concentrĂ©s du gouverneur aux chefs des villages ... 30Ainsi, les forestiers europĂ©ens de la rĂ©gion de Makokou participaient bien de l’élite locale37 et savaient user, selon leurs humeurs, du confort qu’ils estimaient correspondre Ă  leur statut. Ils contribuaient Ă  la dynamique politique, de par les relations qu’ils entretenaient et donc ce qu’ils donnaient Ă  comprendre des personnes ainsi frĂ©quentĂ©es et le poids potentiel de leurs agissements et dĂ©cisions largement observĂ©s, scrutĂ©s et dĂ©battus. Cette centralitĂ© s’exprimait par leur proximitĂ© physique avec les dirigeants politiques dans la tribune officielle lors des dĂ©filĂ©s du Premier mai et de la FĂȘte nationale. On pourrait conclure qu’ils Ă©taient pris dans ces jeux autant qu’ils les modulaient. Toutefois, Ă  aucun moment, il n’a Ă©tĂ© question, pour Romuald, de se conformer Ă  un Ă©tat de droit, mais bien plutĂŽt d’adapter les circulations d’argent relatives Ă  son activitĂ© Ă  une forme de capitalisme toujours aussi peu Ă©thique mais dĂ©sormais largement plus financier et multinational. Pour sa part, si Jean-Paul n’apprĂ©ciait que modĂ©rĂ©ment sa vie Ă  Makokou, c’était pour regretter de ne pas se trouver en permanence dans une localitĂ© plus petite. Le contrĂŽle social y aurait jouĂ© en sa faveur et ses choix auraient Ă©tĂ© d’autant moins critiquĂ©s. Façons de dire, façons de faire 31La partie prĂ©cĂ©dente a dĂ©jĂ  dĂ©crit un certain nombre de comportements des forestiers europĂ©ens prĂ©sents Ă  Makokou. Il convient dĂ©sormais d’aller plus loin pour comprendre davantage comment ils se reprĂ©sentaient leur place dans la sociĂ©tĂ© et quelles Ă©taient les conceptions de l’organisation sociale qu’ils contribuaient Ă  performer et promouvoir. En effet, bien qu’expatriĂ©s, ils ne se considĂ©raient aucunement dans un mode de vie hors-sol » et, bien au contraire, rĂ©flĂ©chissaient et se positionnaient par rapport aux personnes qu’ils frĂ©quentaient au quotidien. 38 Casques, bottes renforcĂ©es, jambiĂšres, casques de protection auditive, lunettes. 39 IdĂ©e finalement assez banale concernant les EuropĂ©ens Ă  propos des Africains, dont l’une des derniĂš ... 32Romuald aimait se montrer autoritaire. Ses attitudes Ă©voquaient souvent la violence. Pour peu qu’un travailleur menace de parler des usages dans l’entreprise Ă  un parent membre des corps habillĂ©s tel qu’un gendarme, il prenait plaisir Ă  rĂ©pondre que lui connaissait le chef de brigade et ceci en cascade avec, en point de fuite, le prĂ©sident de la RĂ©publique lui-mĂȘme. Le dĂ©ni du statut de personnes Ă  part entiĂšre a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă©voquĂ© lorsque fut indiquĂ© la maniĂšre dont il considĂ©rait ses travailleurs de grands enfants »38. La mise en place des politiques de dĂ©veloppement durable a donnĂ© Ă  Bernard la possibilitĂ© de prolonger largement cette opinion. En effet, il estimait que le Gabon avait besoin de lui et que le systĂšme des concessions forestiĂšres lui permettait d’amener le dĂ©veloppement. Les certifications venaient ainsi formaliser le processus. Elles se traduisaient, pour lui, par une Ă©ducation Ă  certains comportements, Ă  une certaine hygiĂšne de vie. Il n’hĂ©sitait pas Ă  recourir Ă  la mĂ©taphore de la chicotte Bayart 2008 pour expliquer tous les efforts qu’il avait dĂ» fournir afin que les travailleurs se mettent Ă  utiliser les nouveaux Équipements de protection individuelle39 que l’entreprise leur fournissait gĂ©nĂ©reusement », Ă  ses yeux. 33De la mĂȘme maniĂšre, quand il envisageait la rĂ©novation des cases du camp des travailleurs afin qu’elles soient conformes aux normes du dĂ©veloppement durable, il lui semblait impossible d’envisager un autre modĂšle que celui de la famille nuclĂ©aire. Les cases des travailleurs devaient comporter un salon et deux chambres. Pas plus. Les critĂšres qu’il considĂ©rait Ă©taient ceux de la famille europĂ©enne » alors qu’il savait pertinemment que certains travailleurs pouvaient vivre seuls, comme d’autres pouvaient vivre avec plusieurs femmes, des parents et parfois plus d’une demi-douzaine d’enfants. Cela faisait aussi partie de ce qu’il appelait Ă©duquer ». Enfin, parmi les actions engagĂ©es dans le cadre du volet social de la mise en place du dĂ©veloppement durable, figuraient des achats de cahiers et de livres, la construction d’une Ă©cole dans le village oĂč se trouvait le camp et des programmes de santĂ© sur les questions du sida et du paludisme. Il s’agissait pour lui d’une vĂ©ritable supplĂ©ance de l’État. Toutefois, sur le terrain, les programmes de santĂ© ont Ă©tĂ© d’une ampleur particuliĂšrement modeste. L’école a Ă©tĂ© construite avec des matĂ©riaux de piĂštre qualitĂ© autant pour le ciment que pour le bois et les fournitures scolaires Ă©taient vraiment bas de gamme mais systĂ©matiquement estampillĂ©es du logo de l’entreprise. 40 En contradiction complĂšte, nous l’avons vu, avec son emploi du temps et ses occupations effectives. 41 SituĂ©s au centre d’un grand espace dĂ©gagĂ©, les bureaux du camp occupaient une position panoptique. ... 34Jean-Paul Ă©voquait Ă©galement volontiers l’idĂ©e de prendre soin » du chantier dont il avait la charge, quand j’échangeais avec lui dans un cadre enregistrĂ©. Ceci lui permettait de se positionner en contraste avec le responsable qui l’avait prĂ©cĂ©dĂ©. S’il lui arrivait aussi d’évoquer le plaisir qu’il pouvait prendre dans son travail, les mots qu’il employait pour parler de son activitĂ© Ă©taient beaucoup plus durs les travaux forestiers supposaient, selon lui, une discipline de fer »40. Le rĂ©veil devait se faire Ă  5h30. Le modĂšle Ă©tait celui du monde militaire. Un modĂšle nĂ©cessaire car il n’y avait pas de travail sans discipline. Bien qu’on n’ait jamais marchĂ© au pas ou entonnĂ© des chants en allant dans les camions de transport du personnel dans les chantiers forestiers, il se souvenait de l’époque oĂč les journĂ©es de travail commençaient par l’appel des travailleurs et la levĂ©e des drapeaux. Il a ainsi fait construire un porte-drapeau devant la case des bureaux du camp, oĂč Ă©taient flottĂ©es les couleurs du Gabon et de l’entreprise41. 42 L’un des collĂšgues de Romuald, dirigeant la scierie en 2012 et 2013 Ă©tait surnommĂ© le dictateur » ... 35Si lui-mĂȘme n’a pas fait de carriĂšre militaire, d’autres patrons forestiers ont commencĂ© ainsi leur vie active, dans des rĂ©giments tels que les parachutistes. On retrouvait dans ses propos des expressions marquant le fort individualisme qui est de mise dans les entreprises forestiĂšres et qui sont souvent Ă©galement exprimĂ©es telles quelles par les travailleurs ici, c’est la guerre », chacun pour soi ». Et c’est donc sans contre-intuition que le vocabulaire de la chicotte » se retrouvait dans sa bouche. S’affichant politiquement de droite modĂ©rĂ©e, il investissait fortement son travail de valeurs morales. Il se voyait comme un pilier de l’entreprise, en charge d’une certaine conscientisation. Les patrons avaient, selon lui, un rĂŽle Ă  jouer en distribuant rĂ©compenses et sanctions, en maniant la carotte et le bĂąton42. Dans le secteur forestier, il les envisageait comme des conquistadors, des conquĂ©rants. 43 Au moins, en matiĂšre de texte public » Scott 2009, les fragments de textes cachĂ©s » dont on m ... 36Enfin, Jean-Paul s’inscrivait dans un jeu de positions maniant la parentĂ© fictive qui amplifiait encore son paternalisme. En effet, il parlait de l’entreprise comme Ă©tant sa mĂšre et son pĂšre ». Des expressions proches Ă©taient employĂ©es par les travailleurs ou les villageois, la dĂ©signant comme la maison-mĂšre ». Il lui apparaissait ainsi important de remercier l’entreprise de lui donner du travail. Toutefois, Ă©tant catholique, il lui arrivait rĂ©guliĂšrement d’aller prier le dimanche Ă  la grande Ă©glise de Makokou. IndĂ©pendamment de la sincĂ©ritĂ© de sa foi, il y rencontrait ainsi d’autres travailleurs de l’entreprise et ils louaient ensemble le PĂšre. De la sorte, il pouvait instrumentaliser cette croyance commune quand il les retrouvait au chantier et qu’il leur refusait une aide ou une avance Il faut [dĂ©jĂ ] remercier le Seigneur d’avoir du travail. » Plus gĂ©nĂ©ralement car un faible nombre de travailleurs Ă©taient de confession catholique, lui-mĂȘme Ă©tait vu par les travailleurs, dans leur grande majoritĂ©, comme le pĂšre du chantier, notre pĂšre Ă  tous »43. Ceci lui Ă©tait rĂ©guliĂšrement rappelĂ© sous la forme d’interjection, souvent quand il s’agissait de lui demander une faveur, et, de son cĂŽtĂ©, il appelait nombre de travailleurs par le terme fils ». Cette utilisation de la parentĂ© fictive est assez commune dans les travaux forestiers puisque, dans les duos entre un ouvrier et son apprenti, il est d’usage de se dĂ©signer comme pĂšre et fils de travail. Dans le cas prĂ©sent, on peut envisager que cette stratĂ©gie rhĂ©torique lui permettait d’attĂ©nuer la domination qu’il exerçait en manifestant une proximitĂ©, ou plutĂŽt en pratiquant une forme de chantage affectif. 44 Les travailleurs forestiers essayent rĂ©guliĂšrement de chasser mais en pratiquant le piĂ©geage ou en ... 45 Une rumeur circulant sous diverses formes au Gabon indique que Jean-Bedel Bokassa aurait Ă©galement ... 37Si Jean-Paul utilisait certaines stratĂ©gies pour se rapprocher des travailleurs, d’autres lui permettaient de marquer son importance. Au chantier, il se servait allĂšgrement dans les meilleurs produits de l’économat, le tout Ă©tant notĂ© dans un cahier pris en charge par l’entreprise. Largement obĂšse, on le voyait rĂ©guliĂšrement en train d’ingurgiter du Coca-cola et du lait concentrĂ© sucrĂ©. Il apprĂ©ciait faire venir Ă  sa table quelques personnes seulement parmi l’équipe des travailleurs, instituant ainsi un rĂ©gime de privilĂšges et faisant circuler les meilleures rumeurs le concernant. Au cours de ses soirĂ©es au chantier, il dĂźnait avec le chef d’exploitation et parfois avec un ou deux travailleurs qu’il invitait. C’est alors qu’il se lançait dans de longs rĂ©cits sur ses annĂ©es de jeunesse oĂč il chassait l’élĂ©phant, cette grande chasse »44 qui pouvait durer plusieurs jours. À son issue, il laissait l’animal mort quelques jours sur place, surveillĂ© par un villageois de la rĂ©gion, afin de rĂ©cupĂ©rer plus facilement les dĂ©fenses sans avoir besoin de les scier puis d’offrir la viande aux habitants du village le plus proche. Il se flattait d’ailleurs de pouvoir reconnaĂźtre toutes les viandes de brousse et Ă©voquait avec le regard un peu trouble ce jour oĂč, dans un village, avec son ami Bernard, on leur avait servi un plat mal identifiĂ© dont le goĂ»t de la viande ne leur a rien rappelĂ© qu’ils ne connaissaient dĂ©jĂ 45. 46 Entretien rĂ©alisĂ© le 7 dĂ©cembre 2012 Ă  son bureau de Libreville. Il a Ă©tĂ© enregistrĂ© et a durĂ© 1 he ... 47 Un roman gabonais raconte cette Ă©poque Brouillet 2011. 48 Se dĂ©placer en 4×4 est assez commun au Gabon, pour les personnes possĂ©dant une voiture. Les problĂšm ... 38On retrouve Ă©galement chez lui une habitude caractĂ©ristique des forestiers, celle de se dĂ©placer avec une glaciĂšre. Comme me l’expliqua un ingĂ©nieur forestier français prĂ©sent de longue date au Gabon46, jusqu’au dĂ©but des annĂ©es 2000, les forestiers ont eu la belle vie. Une piste d’atterrissage pouvait ĂȘtre construite au milieu de la forĂȘt pour approvisionner leur camp. Ils gagnaient suffisamment d’argent pour se dĂ©placer en avion47, quand ce n’était pas dans d’importants 4×448. Dans les grandes entreprises Ă©taient ainsi organisĂ©es de vĂ©ritables bombances au milieu de la forĂȘt. Ripailles qui, en apparence tout au moins, faisaient Ă©galement le divertissement de la domesticitĂ© noire. Pour les Français arrivant dans de tels lieux, il convenait d’amener une glaciĂšre contenant une bouteille de vin rouge et un fromage, de prĂ©fĂ©rence un camembert. La capacitĂ© Ă  transporter le froid prenait ainsi une importance toute particuliĂšre, rappelant la propension ou la prĂ©tention de ces forestiers Ă  maĂźtriser les Ă©lĂ©ments manier le froid dans un pays Ă©quatorial comme manier le feu pour dompter la forĂȘt Gras 1998. 49 À titre d’exemple Ce soir, on va vous baiser cadeau. » 39De nos jours, le congĂ©lateur est un objet de prestige au Gabon. Ceci est notamment perceptible dans les villages car peu de personnes en possĂšdent et il est nĂ©cessaire qu’un groupe Ă©lectrogĂšne soit disponible Ă  proximitĂ© pour fournir, au moins par intermittence, l’énergie nĂ©cessaire Ă  la production de glace. Plus gĂ©nĂ©ralement, il est attendu, dans les maquis ou les petits restaurants, que biĂšres, sodas ou eaux soient servis glacĂ©s ». Si l’on comprend que la tempĂ©rature ambiante ne soit pas adĂ©quate pour boire de tels rafraĂźchissements, le champ sĂ©mantique de la glace prĂ©vaut sur ceux du froid et du frais. On peut reprendre ainsi les diffĂ©rents exemples proposĂ©s ci-dessus pour montrer que leur pratique par les forestiers europĂ©ens leur donne d’emblĂ©e une signification spĂ©cifique et un certain relief la possession d’un fusil rend important et la taille des gibiers rapportĂ©s de la chasse d’autant plus. L’économat d’un chantier forestier contient les mĂȘmes produits qu’une petite boutique urbaine. Leurs qualitĂ©s variant, s’offrir les gĂąteaux secs de la meilleure marque est un acte rare et, dĂšs lors, dĂ©jĂ  une forme de distinction. Les relations entre les ouvriers et leurs apprentis s’expriment souvent sous la forme d’une relation entre pĂšres et fils de travail », c’est Ă  ce titre que certains ouvriers se permettent de choisir des produits onĂ©reux Ă  l’économat sur le compte de leurs apprentis, au moment oĂč ces derniers reçoivent leur paye. Les travailleurs reprennent volontiers le parallĂšle entre leurs conditions de vie et le monde militaire. Lorsqu’ils sortent en ville pour le Premier mai, ils tournent dans les camions de transport du personnel, chantant des grivoiseries Ă  destination des jeunes filles croisĂ©es49. Leurs critĂšres de rĂ©ussite sociale sont souvent exprimĂ©s avec une grande rĂ©gularitĂ© la propriĂ©tĂ© d’une maison et d’une voiture, Ă©ventuellement plusieurs femmes mais, en tout cas, des conquĂȘtes rĂ©guliĂšres. Enfin, quand ils ne sont pas impliquĂ©s dans des mouvements religieux contraignants notamment Ă©vangĂ©listes, ils boivent souvent beaucoup et leurs conjointes se plaignent facilement d’attitudes violentes et de nĂ©gligences envers leurs enfants. ⁂ 50 À entendre, dans une critique de la conception habermassienne jugĂ©e trop dĂ©sincarnĂ©e, comme une app ... 40Cet article a donnĂ© l’occasion d’apprĂ©cier les trajectoires, positions sociales et pratiques de forestiers europĂ©ens au Gabon. L’importance de ces personnes est apparue dans les jeux politiques locaux et dans la sociabilitĂ© au sein des entreprises d’exploitation forestiĂšre. Si leurs situations leur assurent des facilitĂ©s de mobilitĂ© administratives et Ă©conomiques, l’importance qu’ils accordent Ă  leur vie dans leur pays de destination tĂ©moigne non pas d’activitĂ©s dĂ©territorialisĂ©es, mais d’une bi-territorialitĂ©, communĂ©ment vĂ©cue par de nombreux migrants Leclerc-Olive 2002. Personnages puissants dans le contexte local oĂč ils travaillent, ils constituent, de fait, des rĂ©fĂ©rences, des modĂšles, des points de focalisation pour les regards et les attentions. Leurs moindres faits et gestes sont susceptibles d’ĂȘtre commentĂ©s, discutĂ©s, interprĂ©tĂ©s et reproduits dans le cadre d’un mimĂ©tisme postcolonial » invitant Ă  considĂ©rer une zone grise » Levi 2014 entre expatriĂ©s europĂ©ens et travailleurs africains. Est ainsi suggĂ©rĂ© un cruel mais substantiel apport Ă  la constitution des citoyennetĂ©s ordinaires » Carrel & Neveu 2014 1750 gabonaises puisque la participation Ă  cette zone grise se prĂ©sente comme une voie d’accĂšs Ă  la new world society » Ferguson 2002. Haut de page Bibliographie Aldrin, P., 2003, Penser la rumeur. Une question discutĂ©e des sciences sociales », GenĂšses, 50 126-141. Arnould, P., 2014, Au plaisir des forĂȘts. Promenades sous les feuillages du monde, Paris, Fayard. Balandier, G., 1951, La situation coloniale. Approche thĂ©orique », Cahiers internationaux de sociologie, 11 44-79. Balandier, G., 2008, PrĂ©face », in Smouts dir., La situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences-Po 17-24. Bayart, 2006, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard. Bayart, 2008, HĂ©gĂ©monie et coercition en Afrique subsaharienne. La “politique de la chicotte” », Politique africaine, 110 123-152. 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ForsĂ© 1991, C. A. RiviĂšre 2004 229 retient comme dĂ©finition de la sociabilitĂ©, l’ ensemble des relations d’un individu compte tenu de la forme que prennent ces relations ». 3 Si ces expatriĂ©s prennent part au phĂ©nomĂšne migratoire international, ils constituent une catĂ©gorie particuliĂšre de migrants, notamment parce que leur mobilitĂ© d’un pays Ă  l’autre est volontaire et qu’ils appartiennent Ă  l’élite Ă©conomique Mazzella 2014. À ce titre, leurs pratiques sont orientĂ©es vers la dĂ©fense de leurs intĂ©rĂȘts particuliers Ă©conomiques, financiers et politiques ; ils entretiennent un rapport distanciĂ© Ă  la lĂ©galitĂ© mais sont rarement rĂ©primĂ©s Lascoumes & Nagels 2014 20. Les personnes Ă©tudiĂ©es dans cet article Ă©taient amenĂ©es Ă  faire des voyages transcontinentaux plusieurs fois par an et Ă©taient membres d’une multinationale. Toutefois, elles se trouvaient Ă  la marge de cette classe capitaliste transnationale » qui constitue le core de la globalisation capitaliste selon L. Sklair 2013. 4 Sous la direction d’Olivier Leservoisier. Deux enquĂȘtes de sept mois ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es entre 2011 et 2013. Elles ont Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©es de deux enquĂȘtes de cinq et deux mois sur la mĂȘme thĂ©matique, effectuĂ©es durant le master. La mĂ©thodologie suivie se rapproche de celle d’une enquĂȘte intensive » Olivier de Sardan 1995 observations directes et participantes, entretiens enregistrĂ©s ou non, collectes de documents Ă©crits, procĂ©dĂ©s de recension au niveau local, photographies et courtes sĂ©quences filmĂ©es. 5 Selon Blalock et Silva 2008 446 Economists, psychologists, and demographers explain lifestyles as sets of shared preferences. » 6 L’ouvrage collectif dirigĂ© par Smouts 2007, La situation postcoloniale, pose la question de l’articulation entre situation coloniale » et situation postcoloniale ». Pour G. Balandier 2007 24, le postcolonial dĂ©signe une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes diffĂ©rentes, en situation postcoloniale ». Smouts 2007 27 note que l’analyse des continuitĂ©s entre “situation coloniale” et “situation postcoloniale” a Ă©tĂ© confondue avec l’affirmation d’une analogie entre les deux situations ». 7 Se prĂ©sentant comme le leader mondial en matiĂšre de chaĂźne d’approvisionnement, avec pour spĂ©cialitĂ©s l’huile de palme et les olĂ©agineux secs. 8 Le Gabon est un pays de 267 000 km2 dont 134 500 km2 sont considĂ©rĂ©s comme forĂȘts productives World Resources Institute 2009. Par ailleurs, la multinationale a rachetĂ©, en 2011, la plus grande concession forestiĂšre certifiĂ©e FSC l’écolabel le plus renommĂ© de la foresterie mondiale d’Afrique centrale 1 300 000 hectares en RĂ©publique du Congo. 9 Toutefois, les difficultĂ©s techniques et financiĂšres se sont accumulĂ©es et la filiĂšre a Ă©tĂ© liquidĂ©e dĂ©but 2014. En tant que telle, l’entreprise oĂč a Ă©tĂ© menĂ©e cette enquĂȘte n’existe donc plus. 10 Le label OLB Origine et lĂ©galitĂ© des bois. Il est dĂ©livrĂ© suite Ă  un audit rĂ©alisĂ© par un organisme indĂ©pendant ici, le Bureau VĂ©ritas, 11 Pouvant choisir la monnaie avec laquelle leur salaire leur Ă©tait versĂ©, ils prĂ©fĂ©raient l’euro. 12 Pour mention Gabon, Cameroun, RĂ©publique du Congo, GuinĂ©e Ă©quatoriale, RĂ©publique centrafricaine, Ghana, CĂŽte d’Ivoire, SĂ©nĂ©gal, Afrique du Sud, Liban, Pakistan, Inde, Chine, France. 13 La position sociale est dĂ©finie autant dans le cadre de la role theory », oĂč elle permet d’envisager le comportement d’un acteur et les comportements des autres que lui-mĂȘme est en mesure d’attendre Hindin 2007, qu’à travers le concept de stratification » Kaya & Brady 2008, oĂč elle rĂ©sulte d’une assignation via la hiĂ©rarchie sociale et indique une certaine allocation des ressources. 14 J. du Bois de Gaudusson 2009 a Ă©galement utilisĂ© l’expression de mimĂ©tisme postcolonial », pour d’autres enjeux et partant d’une approche triviale de l’idĂ©e de mimĂ©tisme oĂč les acteurs mimant seraient uniquement passifs. 15 F. Fanon 2002 284 considĂ©rait ainsi que la rĂ©sistance des forĂȘts et des marĂ©cages Ă  la pĂ©nĂ©tration Ă©trangĂšre est l’alliĂ©e naturelle du colonisĂ© ». 16 RĂ©alisĂ© les 8 Ă  son bureau Ă  la scierie et 9 aoĂ»t Ă  son domicile de Makokou 2011. Il a Ă©tĂ© enregistrĂ© et est d’une durĂ©e totale de 2 heures 53 minutes et 26 secondes. 17 Le poste de boussolier est un travail ouvrier, mais qui revĂȘt une importance stratĂ©gique. Ce sont, en effet, ces travailleurs qui sont en charge de la prospection, dans une concession forestiĂšre. En d’autres termes, ils fouillent les parcelles pour recenser les arbres exploitables. Ceci suppose une bonne connaissance de l’écosystĂšme pour savoir reconnaĂźtre les essences, des compĂ©tences gĂ©ographiques pour se situer et situer les tiges et une confiance morale car la stratĂ©gie d’exploitation dĂ©pend des rapports qu’ils Ă©tablissent. Pour ces diffĂ©rentes raisons, les EuropĂ©ens exploitant du bois en Afrique ont longtemps pris en charge eux-mĂȘmes cette partie du travail, qui constituait Ă©galement une formation pratique en dĂ©but de carriĂšre. Ceci est moins le cas de nos jours car les tĂąches se sont multipliĂ©es et complexifiĂ©es il est dĂ©sormais rare qu’une seule personne ou une seule Ă©quipe soit en charge de l’ensemble du processus de prospection. Cette phase de production d’information n’en reste pas moins cruciale dans la rĂ©ussite d’une entreprise d’exploitation forestiĂšre. 18 SituĂ©s le plus souvent dans la ville portuaire oĂč les grumes de bois Ă©taient chargĂ©es sur des cargos pour exportation. Jusque trĂšs rĂ©cemment, la grande majoritĂ© de la production forestiĂšre d’Afrique centrale Ă©tait exportĂ©e sans que le bois ne soit passĂ© en scierie, donc s
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AmĂ©dĂ©e Guiard ANTONE RAMON 1913-1919 Table des matiĂšres PREMIÈRE PARTIE LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I COMMENT ON CHOISIT UN COLLÈGE CHAPITRE II LA DÉCOUVERTE D’UN NOUVEAU MONDE CHAPITRE III PROMENADE BANALE CHAPITRE IV COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RÈGLEMENT CHAPITRE V UNE VOÛTE QUI MENACE DE S’ÉCROULER CHAPITRE VI LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-CÉCILE » CHAPITRE VII LA MUSIQUE ADOUCIT LES MƒURS CHAPITRE VIII ANTONE S’ENNUIE CHAPITRE IX UNE MORT D’OÙ GERME UNE AMITIÉ CHAPITRE X UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE D’OVIDE CHAPITRE XI EFFETS DE NEIGE CHAPITRE XII DE L’AMITIÉ SPIRITUELLE CHAPITRE XIII UNE ÉLECTION AU COLLÈGE CHAPITRE XIV MIAGRIN PRÉPARE LA RENTRÉE CHAPITRE XV SOUS LE REGARD D’UNE MÈRE CHAPITRE XVI UN ENFANT TRÈS OCCUPÉ CHAPITRE XVII SUITE AU DROIT DES MÈRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS CHAPITRE XVIII DISCUSSION D’UNE QUESTION DÉLICATE DEUXIÈME PARTIE SOUS LE JOUG CHAPITRE I RUPTURE CHAPITRE II LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCÈNE CHAPITRE III LE FAUX BOILEAU CHAPITRE IV COUPS DE FOUDRE CHAPITRE V FIN DE L’ENQUÊTE CHAPITRE VI INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTÉ CHAPITRE VII LA LUTTE POUR LA GLOIRE CHAPITRE VIII LEQUEL DES DEUX ? CHAPITRE IX LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT CHAPITRE X COMPLICATIONS FAMILIALES CHAPITRE XI ÉCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS CHAPITRE XII EN PERDITION CHAPITRE XIII LE BAS FOND CHAPITRE XIV PÂQUES TRISTES CHAPITRE XV QUIS REVOLVET LAPIDEM ? CHAPITRE XVI L’ART DE DÉFORMER LES CONSCIENCES CHAPITRE XVII ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIÉS CHAPITRE XVIII UNE PROMENADE À BICYCLETTE CHAPITRE XIX FIN DE PROMENADE CHAPITRE XX L’ÂGE INGRAT TROISIÈME PARTIE LA CLOCHE CHAPITRE I CONVALESCENCE CHAPITRE II ANTONE S’ÉPANOUIT, GEORGES S’INQUIÈTE CHAPITRE III DANS LES COULISSES CHAPITRE IV RIEN NE SE PERD CHAPITRE V MIAGRIN SE VENGE CHAPITRE VI LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS CHAPITRE VII CƒURS TROUBLÉS CHAPITRE VIII LE SILENCE DE LA CLOCHE CHAPITRE IX UNE DISPARITION CHAPITRE X DANS LA NUIT CHAPITRE XI LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique À MARC SANGNIER Son Camarade AmĂ©dĂ©e GUIARD. PREMIÈRE PARTIE – LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I – COMMENT ON CHOISIT UN COLLÈGE Dans son cabinet, le chanoine Raynouard, directeur de l’Institution Saint-François-de-Sales de Bourg, subissait patiemment le babil d’oiseau de Madame Ramon et de ses deux belles-sƓurs. Ces trois jeunes femmes de vingt-huit Ă  trente ans semblaient Ă  peu prĂšs de mĂȘme visage, de mĂȘme Ă©lĂ©gance et de mĂȘme caractĂšre. Elles s’interrompaient sans fin pour se complĂ©ter Antone n’était pas travailleur, mais il avait un cƓur d’or ; il Ă©tait Ă©tourdi, mais si intelligent ; faible en latin et en sciences, mais montrant un goĂ»t si fin ; pas toujours trĂšs respectueux, mais si spirituel
 On ferait de lui tout ce qu’on voudrait si on savait le prendre. » Et depuis une demi-heure qu’il les Ă©coutait, le SupĂ©rieur n’avait rien appris sur l’enfant. Il demanda Quel Ăąge a-t-il ? – Treize ans, rĂ©pondit la mĂšre ; jusqu’ici l’abbĂ© Brillet le faisait travailler chez nous. Un prĂȘtre bien dĂ©vouĂ© ! Malheureusement il n’a plus qu’une santĂ© ruinĂ©e. Nous l’avons envoyĂ© se reposer Ă  Nice. Il nous avait conseillĂ© de le mettre au CollĂšge Saint-IrĂ©nĂ©e Ă  Lyon. Antone serait rentrĂ© tous les soirs chez nous. Mais mon mari n’a pas voulu qu’il restĂąt Ă  la maison sans son prĂ©cepteur. J’étais embarrassĂ©e. La tante Nathalie parlait de l’Institution Sainte-Marie de MĂącon
 – Ils ont un si beau costume ! interrompit la tante Mimi. – La tante ZĂ©lina, de Saint-Symphorien
 – Le PĂšre Fourquoy prĂȘche si bien, s’exclama tante Zaza. – Mon mari penchait pour le collĂšge de Belley qui a pour Ă©lĂšve le petit duc de RochebrisĂ©e. L’autre jour, mon cousin Paul Vibert faisait une confĂ©rence avec projections sur votre chapelle de Brou, une merveille ! Il nous apprend qu’il y avait un collĂšge dans cette abbaye princiĂšre, aussitĂŽt j’ai dit Ă  mes belles-sƓurs “VoilĂ  oĂč il faut mettre Antone.” C’est immense, n’est-ce pas ? et splendide ?
 – Voulez-vous voir ? » interrompit respectueusement le chanoine, et, passant devant les trois visiteuses, il les conduisit Ă  la terrasse du BelvĂ©dĂšre. Elles poussĂšrent des cris d’admiration. Autour d’elles se dĂ©veloppait le plan de l’abbaye deux longs bĂątiments, tournĂ©s l’un vers la rue, l’autre vers les cours, et reliĂ©s par deux corps comme les montants d’une Ă©chelle Ă  plat par deux Ă©chelons. Ainsi se formaient trois cours au centre le cloĂźtre avec sa galerie de piliers gothiques, Ă  droite et Ă  gauche les cours des Pluies avec leurs larges prĂ©aux. Au nord, les yeux rencontraient la tour finement ciselĂ©e de l’église de Brou, les toits de la ville de Bourg, le Mail et les ormes du Bastion, au sud une mer de feuillage, la forĂȘt de Seillon. Devant le perron s’ouvraient en Ă©ventail des allĂ©es de marronniers qui sĂ©paraient les cours de jeux et se perdaient dans des pelouses et des quinconces, jusqu’au bord de la Reyssouze toute miroitante. Au-delĂ  surgissaient presque aussitĂŽt les derniers contreforts du Revermont avec la tour ruinĂ©e de Jasseron. On ne pouvait rĂȘver cours plus spacieuses dans un site plus agrĂ©able ; c’était bien le coin le plus retirĂ© que cette antique abbaye des ducs de Savoie, tapie au pied du Jura et sĂ©parĂ©e de Lyon et des grandes villes par les longues plaines des Dombes, de la Bresse et du MĂąconnais. Il Ă©tait tout naturel que l’ÉvĂȘque de Belley y installĂąt un collĂšge et le mĂźt sous le patronage de saint François de Sales, le dĂ©licieux ami de son prĂ©dĂ©cesseur Monseigneur Camus. De lĂ , on passa par l’infirmerie, d’une propretĂ© monastique. La sƓur Suzanne, une belette mince et futĂ©e, tira un rideau derriĂšre une cloison Ă  jour qui sĂ©parait la chambre d’une chapelle et fit admirer cette disposition permettant aux malades d’assister de leur lit Ă  la messe. Si jamais Antone tombe malade, dĂ©clara Madame Ramon, prĂ©venez-nous aussitĂŽt, que nous l’emmenions. » Comme si la maladie et la mort devaient se plier Ă  tous ses dĂ©sirs ! Tout en traversant les dortoirs, les Ă©tudes et la salle de lecture spirituelle, le SupĂ©rieur leur donnait des dĂ©tails sur l’emploi de la journĂ©e, la valeur des maĂźtres, les succĂšs de la maison aux examens, mais cela les intĂ©ressait mĂ©diocrement. À la cuisine, la sƓur Archangel les reçut, une terrible cuiller Ă  pot en main. Bedonnante, un large tablier gras dĂ©ployĂ© sur elle, les manches retroussĂ©es, la figure Ă©clatante de pourpre et de satisfaction, elle dirigeait d’une voix haute deux pĂąles domestiques, Laurent et Bresson, longs et lents bressans qui Ă©pluchaient les lĂ©gumes dans un coin. Femme du Nord, elle avait gardĂ© de son pays un souci de propretĂ© minutieuse les casseroles, les robinets, les boutons, les clefs du fourneau, le pavement de briques rouges, tout reluisait fĂ©rocement. Sur elle seule semblait se ramasser toute la malpropretĂ© du lieu. Ah ! Mesdames, vous pouvez ĂȘtre sĂ»res qu’il sera bien nourri, votre petit. Les riches dans leurs chĂąteaux n’ont pas de meilleurs morceaux, » ajouta-t-elle fiĂšrement en Ă©talant un Ă©norme quartier de bƓuf. Madame Ramon sourit et plaignit la brave SƓur. Deux cent cinquante personnes, Madame ! autrefois j’en ai eu jusqu’à trois cent trente
 » Le SupĂ©rieur coupa court Ă  ces souvenirs fĂącheux pour lui et proposa de visiter la chapelle. Êtes-vous satisfaite de votre examen, demanda-t-il en route. – Monsieur le SupĂ©rieur, rĂ©pondit brusquement la tante Mimi, il y a un point qui me tracasse. Me permettez-vous ?
 – Je vous prie, Madame. – Au dortoir, ils n’ont donc pas de table-toilette. – Ai-je oubliĂ© de vous montrer nos larges lavabos ? – Comment, cette sĂ©rie de robinets ?
 Ils se lavent donc tous ensemble ? – Chaque enfant a son robinet. – Est-ce au moins de l’eau chaude ? reprit tante Zaza. – Non, Madame, mais j’espĂšre qu’Antone s’habituera vite aux ablutions d’eau froide. – C’est horrible, cria tante Mimi, ah ! le pauvre enfant ! – Et pour se peigner ils n’ont ni glace, ni flacon de toilette ? – Chaque Ă©lĂšve peut avoir un miroir dans son petit meuble. – Il est bien petit, en effet. OĂč mettra-t-il son Eau de Cologne, son huile antique et son eau boriquĂ©e ? Le SupĂ©rieur Ă©tait loin de se douter que c’étaient lĂ  les grandes prĂ©occupations des visiteuses. Cependant, il ouvrit une porte, s’effaça pour laisser passer et avertit Ă  mi-voix Notre chapelle. » Les trois femmes effarĂ©es se regardĂšrent. Comment ? Votre chapelle ? Vous n’avez donc pas l’Église de Brou ? – Non, Mesdames, l’Église de Brou est un monument historique oĂč l’on ne dit plus la messe. L’État et la ville l’entretiennent pour le plaisir des artistes et des touristes. » Le dĂ©senchantement le plus profond se peignit sur leur visage. Moi qui le voyais dans une de ces magnifiques stalles sculptĂ©es. Si j’avais su ! » Le SupĂ©rieur froissĂ© hasarda Mais, Madame, la messe est aussi valide dans notre humble chapelle que dans la cathĂ©drale la plus grandiose. Et les enfants y sont peut-ĂȘtre plus recueillis
 » Cependant Madame Ramon devait reprendre le train de 4 heures. On appela Antone au parloir. Ses tantes l’embrassĂšrent, le serrĂšrent, l’étouffĂšrent et lui firent des adieux plus touchants que ceux de Jacob Ă  Benjamin. Allons, va, mon pauvre petit, n’oublie pas ta tante Mimi. – Ni ta tante Zaza. – Nous voici Ă  la fin d’octobre, tu n’as plus que deux mois. – Nous viendrons te voir souvent. Ne t’ennuie pas trop. » Tout cela Ă©videmment devait donner une grande ardeur pour le travail Ă  cet enfant ! Au revoir, nous nous en allons. Embrasse-nous encore une fois. Ne pleure pas trop. » Et comme Antone ne pleurait pas du tout, tante Zaza ne put s’empĂȘcher d’ajouter Tonio ! Tonio ! nous nous en allons, nous ne te reverrons plus ce soir, ni demain, et tu ne pleures mĂȘme pas ! » SecouĂ© par leurs larmes, abruti par leurs paroles et leurs embrassements multipliĂ©s, l’enfant s’énervait dans ces longs adieux. Le SupĂ©rieur intervint, et enfin le renvoya. Oui, murmurait-il, en remontant Ă  sa chambre, Dieu nous a donnĂ© nos parents pour nous montrer comment nous ne devons pas Ă©lever nos enfants. » CHAPITRE II – LA DÉCOUVERTE D’UN NOUVEAU MONDE La classe de troisiĂšme entoure le nouveau qui se balance sur ses hanches, le bras droit passĂ© derriĂšre le dos pour ressaisir l’autre bras, et enguirlande Ă  tour de rĂŽle sa jambe droite avec sa jambe gauche et sa jambe gauche avec sa jambe droite. Comment t’appelles-tu ? lui demande CĂ©zenne, un petit brun dĂ©lurĂ© Ă  figure maigre de Bonaparte. – Antone Ramon. – Antone ? c’est Antoine que tu veux dire ? ou Antonin ? – Ou Antony, ajoute un autre. – Ou Antono ? riposte un troisiĂšme. Tono ! Tono ! » Ce surnom risquait de lui rester lorsqu’une voix aigre lança En tous cas ce n’est pas Tonum ! – Ah ! lĂ  ! lĂ  ! Ton homme ! s’écrie CĂ©zenne, Miagrin qui fait du mauvais esprit. – Mais non, c’est Antoinette, remarque un railleur Ă  lorgnon, le fameux Lurel. – C’est Ninette ! reprend en riant Émeril, un garçonnet aux joues roses. – Ninette ! Ninette ! » rĂ©pĂštent les autres en riant. Le nouveau montre en effet la mine effarĂ©e d’une petite fille honteuse au centre d’un cercle de grandes personnes. Il est baptisĂ©. DĂ©sormais il s’appellera Ninette. Voyons, crie l’abbĂ© Russec, le prĂ©fet de division, assez de bavardages, faites-le jouer. – À quoi sais-tu jouer ? demande CĂ©zenne, aux Ă©chasses ? – Non. – Aux barres ? Ă  la mĂšre Garuche ? Ă  la balle ? reprennent les autres. – Non. – À rien alors ? Mais de quelle boĂźte sors-tu ?
 Tu ne sais pas ce que c’est que la boĂźte ? C’est le collĂšge ! continue CĂ©zenne. – Je n’ai jamais Ă©tĂ© au collĂšge. – Ah ! le veinard ! s’exclame Émeril. – Chez toi tu n’as donc rien appris, tu ne sais aucun jeu ? » Et de nouveau ce sont des fusĂ©es de rire. OĂč est-ce chez toi ? demande amicalement Modeste Miagrin. – À Lyon, place Bellecour. » Mais le groupe est fendu par un grand gaillard de quinze ans, maigre et souple, les yeux clairs et les cheveux en brosse. Vivement, crie-t-il, tous Ă  la balle au chasseur. Allez. – Il ne sait pas, MorĂšre. – Il apprendra. C’est moi le chasseur. Toi, le petit, cours, dit-il Ă  Antone, et tĂąche de ne pas te faire toucher. » Heureux d’échapper Ă  l’indiscrĂšte enquĂȘte, l’enfant se sauve. Tu y es ! » s’écrie soudain toute la classe. Tu y es » en jargon d’écolier signifie Tu es touchĂ© ». Balle ? passe-moi-la vite, reprend MorĂšre, et viens prĂšs de moi. » Et aprĂšs en avoir atteint un autre, il ajoute Vois-tu, quand on est visĂ©, il ne faut pas tourner le dos. » Lui-mĂȘme en effet fait face aux adversaires, sans broncher reçoit la balle dure dans ses mains offertes en avant et la relance avec une force qui manque rarement son but. En quelques minutes Antone Ramon, sous la direction de Georges MorĂšre, est initiĂ© Ă  ce noble jeu. Il atteint mĂȘme Miagrin, mais sans joie, car il sent que ce condisciple s’est laissĂ© toucher pour lui faire plaisir. À sept heures et demie, au rĂ©fectoire, Antone Ramon se trouve de nouveau embarrassĂ©. OĂč se mettre ? Le prĂ©fet n’avait pas prĂ©vu cette difficultĂ©. Il fit du regard le tour des tables et aperçut Ă  une extrĂ©mitĂ© une place vide. Installez-vous lĂ , dit-il, on verra bientĂŽt Ă  remanier le placement. » Le coin Ă©tait en effet mal choisi ; il s’y trouvait dĂ©jĂ  Lurel, Monnot et Patraugeat ; il est vrai que, non loin, en retour d’équerre sur une estrade, s’allongeait la table des professeurs. Et puis, c’était provisoire. Malheureusement, comme ailleurs, ce provisoire devait avoir tous les caractĂšres du dĂ©finitif. Nul ne se doutait des consĂ©quences de ce choix. AprĂšs le bĂ©nĂ©dicitĂ©, un Ă©lĂšve juchĂ© dans une chaire ouvrit un livre et, au milieu du tintamarre des cuillers luttant contre les assiettes, commença d’une voix haute, placide et monotone Histoire de France – par AmĂ©dĂ©e Gabourd – suite – Ă  ces mots – il lui rĂ©pondit – la question – me semble importante
 » Antone, jetĂ© ainsi au milieu du rĂ©cit, Ă©couta d’une oreille distraite, tout en absorbant son potage, les prĂ©liminaires obscurs d’une guerre avec l’Espagne. Il entrevoyait enfin qu’il s’agissait de Louis XIV et du duc d’Anjou, quand le directeur agita une sonnette, et prononça Deo Gratias ». Cela voulait dire que les Ă©lĂšves pouvaient causer et le lecteur s’interrompit aussitĂŽt. Dans le brouhaha des conversations, le domestique apporta un plat de viande supplĂ©mentaire au nouveau. Je n’ai plus faim, dit Antone. – Il faut que vous le mangiez, reprit le domestique, puisque vos parents paient. » Sans rĂ©sister, l’enfant se mit Ă  dĂ©couper quelques bouchĂ©es de sa cĂŽtelette, mais le changement d’air, de vie, de nourriture mĂȘme, l’avait fatiguĂ©, et il n’avalait qu’avec rĂ©pugnance. À ce train-lĂ , lui dit Patraugeat, tu en as pour deux heures, et dans cinq minutes on sonne la fin du dĂźner. – Sais-tu ce que tu as mangĂ© tout Ă  l’heure ? lui demande Lurel. – Du ragoĂ»t de mouton, rĂ©pond le nouveau. – Si tu veux, c’est en effet du rat ayant goĂ»t de mouton ; mais le vrai nom c’est de la JĂ©zabel ; tu sais le fameux plat d’Athalie des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens se disputaient
 Mais mange donc. – Je n’ai plus faim, rĂ©pond Antone. – Eh bien ! donne-moi cela, je vais t’aider. » Et le camarade Patraugeat, avant qu’Antone n’ait dit oui, prend l’assiette et travaille de sa fourchette et de son couteau. Pilou ! Pilou ! souffle Lurel Ă  mi-voix. – Tu arrives trop tard, » murmure le goinfre. Prestement il a fait disparaĂźtre la cĂŽtelette dans sa blouse et demande tranquillement le plat de lentilles. L’abbĂ© Russec passe derriĂšre lui, jette un regard soupçonneux aux convives et lentement continue son inspection. Lorsqu’il est un peu loin Monnot, Lurel et les autres se mettent Ă  rire. Tu n’as pas compris la manƓuvre, dit Patraugeat Ă  Antone. Retiens bien ceci Quand on crie Pilou ! ça signifie qu’un prof
 un professeur, quoi ! n’est pas loin, autrement dit qu’il pourrait y avoir du grabuge ; Pilou ! Pilou ! c’est qu’il est sur votre dos. – Il ne connaĂźt pas encore la maison, interrompit Lurel ; on va te prĂ©senter nos dompteurs. Le premier Ă  la grande table, de notre cĂŽtĂ©, c’est le PĂšre Levrou, dit Fil de fer ; il jouit, comme tu vois, d’un embonpoint remarquable. AprĂšs lui vient Perrotot, le professeur de mathĂ©matiques, il a un autre nom qui commence par Co et qui finit par Co, c’est Coco ; on l’appelle encore RibouldƓil. Tiens, justement il est dans l’exercice de sa fonction. Regarde ces yeux blancs. Encore
 DĂ©cidĂ©ment nous l’intĂ©ressons. Vois-tu, il n’a jamais pu rĂ©soudre ce difficile problĂšme de voir en mĂȘme temps la fenĂȘtre qui est Ă  sa droite et la porte qui est Ă  sa gauche. D’ailleurs on le retourne comme un gant. Ce grand maigre aux yeux gris avec des cheveux frisĂ©s en houppe c’est FramogĂ©, dit Pharamond, toujours en colĂšre, mais on a rarement affaire Ă  lui, heureusement. AprĂšs, c’est le Tronc ou, si tu prĂ©fĂšres, le patron, le SupĂ©rieur on l’appelle dans l’intimitĂ© PĂ©hĂ©lem, parce qu’il est toujours en voyage sur la ligne Paris-Lyon. S’il est restĂ© ce soir, c’est pour te faire honneur. » Patraugeat, Monnot, et les autres, riaient Ă  toutes ces explications, franchement, ou Ă  demi. Seul, Antone Ramon se sentait gĂȘnĂ© ; il chercha en vain Ă  l’autre bout de la table le regard de Georges MorĂšre qui se hĂątait de dĂźner, mais il rencontra les yeux de Miagrin souriant d’un air d’intelligence. Cette affabilitĂ© empressĂ©e l’étonna, il n’y rĂ©pondit pas. Mon cher, continua Lurel, demain classe de mathĂ©matiques
 c’est la classe idĂ©ale, on y fait tout ce que l’on veut, tu verras, car le pĂšre RibouldƓil
 » La sonnette du SupĂ©rieur interrompit cette initiation. On se leva pour les grĂąces ; aprĂšs la priĂšre Ă  la chapelle, les Ă©lĂšves remontĂšrent Ă  leur dortoir par division, en silence, sur deux files. Il a l’air un peu gourd, le nouveau, fit Monnot passant prĂšs de Lurel pour regagner son lit. – Bah, rĂ©pondit celui-ci, on le dĂ©gourdira. » Le chanoine Raynouard, pendant ce temps, s’efforçait de calmer le professeur de troisiĂšme, M. Pujol En troisiĂšme Ă  treize ans ! s’écriait le fougueux professeur, pourquoi pas en philosophie ? Et puis quelle idĂ©e d’arriver trois semaines aprĂšs la rentrĂ©e ! » Le SupĂ©rieur rĂ©pondait sans conviction Que voulez-vous ? c’est la peur des examens futurs ! de la limite d’ñge ! d’autre part on veut mĂ©nager la transition de la famille au CollĂšge. Son prĂ©cepteur le croit capable de suivre votre classe et m’a Ă©crit une lettre trĂšs sensĂ©e. Voici. » Et il lut Antone est un bon enfant, exubĂ©rant, mais trĂšs aimant. Ses parents l’ont souvent exaspĂ©rĂ© en comprimant sans raison son besoin d’air et de mouvement, ses tantes le dessĂ©cheraient Ă  force de tendresses niaises et de gĂąteries. AppelĂ© Ă  jouir d’une grande fortune, c’est un enfant perdu si dĂšs maintenant on n’en fait pas un cƓur viril. Il arrive Ă  l’adolescence ; malgrĂ© les principes et les habitudes chrĂ©tiennes que je lui ai inculquĂ©s, je redoute l’exemple du dilettantisme et de l’indiffĂ©rence qu’il trouve dans sa famille et l’influence pernicieuse de domestiques indiscrets et flagorneurs. Aussi j’ai conseillĂ© de le mettre au collĂšge. C’est un enfant de mƓurs pures, je le recommande Ă  votre vigilante bienveillance. » Si en effet, remarqua M. Pujol, il tombe au milieu des Lurel, des Patraugeat, des Beurard et des Monnot, avec sa frimousse naĂŻve et ses yeux Ă©tonnĂ©s, j’ai bien peur
 – Peur ! interrompit le SupĂ©rieur mais ils ne sont pas trĂšs mauvais, ces enfants. Et il y en a d’autres dans sa classe Miagrin, Aubert, Boucher, Feydart, MorĂšre ! M. Russec d’ailleurs veillera sur lui. Je suis sĂ»r qu’Antone Ramon nous fera honneur et nous attirera d’autres Ă©lĂšves de ce monde riche. » M. Pujol ne rĂ©pondit pas. Il pensait que nous avons tous pour grand’mĂšre, la laitiĂšre Perrette. L’abbĂ© Perrotot, le PĂšre Coco pour les Ă©lĂšves, malgrĂ© ses prĂ©tentions Ă  la finesse, Ă©tait la naĂŻvetĂ© mĂȘme. Ses rĂ©flexions et ses lapsus Ă©taient lĂ©gendaires. Un jour, tout en expliquant, le nez sur le tableau noir, il s’était Ă©criĂ© Je vous vois bien, Beurard, ouvrir la porte », et toute la classe Ă©clatait de rire, car c’était le SupĂ©rieur lui-mĂȘme qui entrait. Il avait dit aux Ă©lĂšves cet aphorisme Les littĂ©rateurs, c’est toujours agitĂ©, mais les mathĂ©maticiens, c’est toujours serein. » On juge du succĂšs. Une autre fois il se plaignait d’avoir Ă©tĂ© piquĂ© toute une nuit d’étĂ© par des mousquetaires » ou se vantait d’une belle promenade dans les futailles de la forĂȘt de Seillon ». Ce matin-lĂ , Gaston Lurel Ă©tait au tableau noir pour expliquer un cas d’égalitĂ© des triangles. Comme ce paresseux n’avait mĂȘme pas ouvert son livre, il restait coi. Je vous avais prĂ©venu la derniĂšre fois, que vous n’écoutiez pas et que je vous prendrais. – J’ai Ă©coutĂ©, Monsieur, affirmait Lurel, j’avais mĂȘme pris des notes, mais on me les a volĂ©es, et dans le livre je ne comprends rien. – Eh bien ! allez Ă  votre place, je vais reprendre ce thĂ©orĂšme. » Plein d’ardeur, M. Perrotot recommençait la dĂ©monstration au tableau ; mais Ă  peine Ă  son banc, Lurel prenait un roman commencĂ© la veille, MĂ©phistophĂ©line, et sans souci des explications se plongeait dans cette lecture. De temps en temps, le professeur, le dos tournĂ© Ă  la classe, demandait Vous suivez bien ?
 Vous comprenez ? – Oh ! oui, Monsieur, » rĂ©pondait Lurel sans lever les yeux. À votre tour, » dit le bon abbĂ© aprĂšs avoir lancĂ© la phrase sacramentelle Ce qu’il fallait dĂ©montrer ! » Lurel leva un visage dĂ©solĂ©, et de sa place dĂ©clara avec dĂ©sespoir Je suis bouchĂ© ce matin, mais je n’ai pas saisi la fin. » Tous ses voisins qui l’avaient vu s’absorber dans sa lecture Ă©clatĂšrent de rire. Voyez-vous, reprit le naĂŻf mathĂ©maticien, c’est tellement simple que vos camarades eux-mĂȘmes se moquent de vous. » Les rires redoublĂšrent, tandis que Lurel contrefaisant la mine contrite d’un malchanceux, avouait Ce n’est pas de ma faute si je suis moins intelligent qu’eux. – Eh bien ! je recommence, dĂ©cida soudain M. Perrotot, mais suivez bien. Soit deux triangles A B C, A’ B’ C’. » DĂ©jĂ  Lurel avait baissĂ© les yeux et repris son roman. Les lignes A B, A’ B’ Ă©tant Ă©gales, » continuait le professeur. Lurel lisait toujours. Leurs deux figures coĂŻncident dans toute leur Ă©tendue, il s’ensuit
 » Les rires d’Émeril et de Monnot lui firent soudain tourner la tĂȘte. Il aperçut Lurel qui coupait nĂ©gligemment une page et s’arrĂȘta court. Pilou ! Pilou ! Gare Ă  Coco, » souffla Monnot. Mais M. Perrotot cria Apportez ce livre. – Quel livre ? demanda Lurel feignant le plus grand Ă©tonnement. Celui-ci ? c’est ma gĂ©omĂ©trie. – Non, l’autre ; faut-il que j’aille le chercher ? – C’est mon algĂšbre, » fit Lurel en se levant. Le regard du professeur Ă©tait sur lui, impossible de dissimuler le roman. Un courant d’air froid traversa la salle. PincĂ© ! » murmura Beurard Ă  Antone. Son roman Ă  la main, Lurel s’avançait lentement du fond de la classe, sous les yeux inquiets et colĂšres de M. Perrotot. Comme il tournait la premiĂšre table, n’ayant plus que trois pas Ă  faire, il s’embarrassa soudain les pieds dans la serviette d’Henriet, tomba lourdement et renversa dans sa chute la pile des livres d’Antone. La classe nullement dupe se mit Ă  rire, tandis que Lurel se retournait vers Henriet qu’il accablait de reproches. Inutile d’ajouter qu’à la faveur de ce tumulte, l’élĂšve rusĂ© avait fait disparaĂźtre MĂ©phistophĂ©line » dans sa blouse ; en se relevant il tendait un ouvrage parfaitement classique au professeur déçu. Celui-ci se prĂ©cipita irritĂ© sur les livres d’Antone Ramon. Il s’imaginait que Lurel y avait dissimulĂ© le sien en se relevant. Pendant ce temps, sous les yeux du nouveau stupĂ©fait, le subtil condisciple tirait le roman de sa blouse, le brandissait dans le dos du professeur, et l’ayant passĂ© Ă  Monnot, son compĂšre, dĂ©clarait avec indignation Vous pouvez me fouiller, Monsieur, si vous n’avez pas confiance en moi. – C’est bien, conclut M. Perrotot, je sais ce que je sais. » La classe continua, tandis que Lurel regagnait sa place toujours lent, et le nez narquois. L’attitude des Ă©lĂšves qui se moquaient de leur maĂźtre dĂ©goĂ»ta Antone. Jamais il n’aurait songĂ© Ă  abuser ainsi du dĂ©vouement de son prĂ©cepteur. Miagrin avait souri avec indulgence ; seul Georges MorĂšre n’avait pas cachĂ© son mĂ©pris pour Lurel. Il lui en sut grĂ©. Quelques jours aprĂšs, quand il dut choisir un directeur de conscience, il se rappela la bontĂ©, la patience et la candeur de l’abbĂ© Perrotot, et c’est Ă  lui, pour son malheur, qu’il s’adressa. CHAPITRE III – PROMENADE BANALE Trois par trois, les Moyens dĂ©filent sur la route de ChĂąlon-sur-SaĂŽne. GĂȘnĂ©s dans leur costume du dimanche, tout de gros drap noir, ils n’éprouvent aucune joie Ă  cette promenade en colonne qui ressemble plutĂŽt Ă  un exercice de gymnastique qu’à une dĂ©tente aprĂšs la semaine de travail. Au milieu de ce deuil, le costume marin de Ramon jette une note plus gaie. Il marche entre Modeste Miagrin et Georges MorĂšre. L’abbĂ© Russec a demandĂ© Ă  ces deux bons Ă©lĂšves d’encadrer le nouveau pour le soustraire aux manƓuvres enveloppantes des Lurel et des Monnot. Miagrin est fort en latin, avoue MorĂšre. – Oui, mais, interrompt Miagrin, tu es trapu en histoire et en narration. – J’adore l’histoire, » s’écrie Ramon. Miagrin dĂ©laisse aussitĂŽt ce chapitre Avant tout, dit-il, il faut ĂȘtre bon camarade. – Que faut-il pour ĂȘtre bon camarade ? demande ingĂ©nument le nouveau. – D’abord ĂȘtre gentil avec tout le monde, sans tourner autour des professeurs. » Antone comprend l’avertissement pendant les rĂ©crĂ©ations, il va souvent demander ses renseignements au prĂ©fet. Mais il est froissĂ© de cette leçon de Miagrin. C’est encore, poursuit le Mentor, ĂȘtre bon joueur. – À propos de jeux, reprend MorĂšre, tu sais qu’il y a une Ă©quipe de foot-ball veux-tu en faire partie ? – Comme il est le capitaine de l’équipe, observe Miagrin ironiquement, si tu veux t’inscrire, tu ne saurais mieux tomber. » Antone s’informe il faut l’autorisation des parents, un certificat de mĂ©decin, le costume spĂ©cial ; on verse une cotisation de cinq francs par trimestre. Et toi, Miagrin, en fais-tu partie ? demande-t-il. – Non, rĂ©plique sĂšchement celui-ci. – Pourquoi ? – Oh ! parce que
 » Fils d’un fermier de Pont-de-Veyle, Modeste Miagrin est au collĂšge de Bourg parce que ses parents enrichis veulent faire de lui un pharmacien. Mais ils ont supprimĂ© impitoyablement tout ce qui ne tend pas Ă  ce but et Modeste n’oserait demander l’argent d’un costume ni d’une cotisation. De tempĂ©rament calme, il n’en a pas souffert jusqu’ici. C’est l’élĂšve modĂšle ses parents ne lui ont jamais fait un reproche et ses maĂźtres ont une absolue confiance en lui. Si parfait soit-il, on comprend qu’il n’explique pas Ă  Ramon les vraies raisons de son abstention. D’ailleurs en quelques minutes Georges a enlevĂ© l’adhĂ©sion d’Antone, soufflant sur ses scrupules de santĂ© et ses peurs de dĂ©butant. Puis il lui vante son professeur de musique, M. Castagnac, Ă©lĂšve du fameux Tulou, qui lui apprend la flĂ»te et Antone se promet de prendre des leçons. DĂ©cidĂ©ment Georges MorĂšre l’enchante. À son tour il les interroge ; il apprend que MorĂšre habite Meximieux. Mais ce n’est pas trĂšs loin de Lyon. – Trente-cinq kilomĂštres. – Alors pendant les vacances tu viendras me voir, on fera des parties ensemble ; et toi, Miagrin ? – Moi je demeure Ă  Pont-de-Veyle. – OĂč est-ce ça ? – C’est un peu plus loin. » En effet c’est Ă  cinquante kilomĂštres, et Miagrin voit parfaitement que pour Antone, c’est comme le PĂŽle Nord. BientĂŽt il apprend que les grands-parents du petit Lyonnais Ă©taient des soyeux, c’est-Ă -dire des directeurs d’une manufacture de soieries, des gens trĂšs riches, et une passion atroce s’éveille en lui, une passion sans joie, l’envie. Antone rentre enchantĂ©. Il entrevoit la fin de ses vacances solitaires, combine dĂ©jĂ  des parties de bicyclette avec Georges MorĂšre. Il ne se doute pas de l’impression profonde qu’il a faite sur l’esprit et le cƓur d’un autre camarade. CHAPITRE IV – COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RÈGLEMENT Dans le grand parloir aux hautes fenĂȘtres, au parquet luisant, deux femmes en grande toilette attendent. Pour tromper leur impatience, elles regardent le haut portrait suspendu au-dessus de la cheminĂ©e, au lieu de la glace habituelle. Tiens, Mimi, le portrait de M. Destailles. – Tais-toi donc, Zaza, tu vois bien que ce n’est pas le doyen du chapitre, il a un camail violet. – C’est vrai, et de la barbe. Ça doit ĂȘtre un ancien directeur du collĂšge ou un missionnaire. Quelle idĂ©e pour un prĂȘtre de porter la barbe ! – Ça leur donne des figures de brigands, ajoute Mimi, et un Ă©vĂȘque encore ! car c’est un Ă©vĂȘque, il a la croix pectorale. Comment peut-on ĂȘtre Ă©vĂȘque et porter la barbe ? » conclut-elle trĂšs scandalisĂ©e. Mimi s’est approchĂ©e pour voir de plus prĂšs. C’est saint François de Sales ! viens voir ; c’est Ă©crit sur le cadre. – Mais je le reconnais, dit Zaza, oui, c’est tout Ă  fait lui, comme il a l’air bien ! – Dis donc, il ne vient pas vite Tonio. – Le pauvre petit ! dire qu’il est au milieu de tous ces enfants grossiers. Écoute-les crier. » En effet, les appels multipliĂ©s des joueurs arrivent de la cour dans un tumulte continu. Je suis sĂ»re, soupire Mimi, qu’ils le bousculent sans pitiĂ©. Le pauvre petit ! il n’est pas habituĂ© Ă  leurs jeux violents, c’est une nature si fine. Et puis le mettre dans cette maison fermĂ©e c’est un vrai couvent, comme il doit s’y ennuyer ! Je gage qu’il pleure tout seul dans un coin. Ne plus voir ses parents, ne plus voir ses tantes ! Vraiment, CĂ©leste n’a pas de cƓur. – Et puis quelle nourriture a-t-il, lui d’estomac si dĂ©licat ? – Tu vas voir qu’il est pĂąle et qu’il a maigri. » Soudain la porte s’ouvre et Antone, rouge, en sueur, les cheveux dĂ©peignĂ©s, le costume chiffonnĂ©, mais la figure Ă©panouie, entre en coup de vent et court se jeter dans les bras de ses tantes. Bonjour, tante Mimi ! Bonjour, tante Zaza ! » Pendant trois minutes, il est embrassĂ© par les deux tantes, sur le front, sur les joues, sur les cheveux. Tante Mimi pleure. Le pauvre petit, ne cesse de rĂ©pĂ©ter tante Zaza. – Et maman ? interroge Antone. – Maman va bien, papa aussi ils viendront te voir un ces jours ; mais nous, tu comprends, depuis ton dĂ©part le temps nous a semblĂ© long. Eh bien ! mon pauvre Tonio, tu t’ennuies, n’est-ce pas ? – Non, tante Mimi. – Je suis sĂ»re que tu ne manges rien. Tante Zaza t’a apportĂ© un pĂątĂ© de chez Dyen. Tiens, mange ça. Mimi, tu n’as pas un journal, pour ne pas salir ? – Je t’affirme que je n’ai pas faim, s’écrie Antone ; on sort de table. – Si, si, mange, il faut te soutenir, mon pauvre petit. – Ah ! non, je ne peux pas, non, non. – Vois-tu, dit Zaza Ă  Mimi, ce n’est dĂ©jĂ  plus notre petit Tonio il n’aurait pas refusĂ© aussi obstinĂ©ment Ă  Sermenaz. » Elle oublie, la malheureuse, que l’abbĂ© Ă©tait perpĂ©tuellement obligĂ© d’intervenir pour qu’on ne bourrĂąt pas l’enfant de confiseries, et qu’en septembre encore, fatiguĂ© de leur insistance, Antone avait fini par lancer dans le tableau du salon La jeune fille et l’Amour », de Bouguereau, un chou Ă  la crĂšme. Pourquoi n’es-tu pas venu tout de suite ? reprend tante Mimi. – On est en retraite. – Tiens, dit tante Zaza, si nous y assistions ? – Tu ne peux pas, le RĂšglement dit que c’est pour les Ă©lĂšves seulement. – Oh ! le rĂšglement ! fait tante Zaza avec un sourire. Quel est le pĂšre qui vous prĂȘche ? – Ce n’est pas un pĂšre, c’est l’abbĂ© Roullet. – Alors ce n’est pas la peine, conclut tante Zaza. L’abbĂ© Roullet ? je ne le connais pas. – Dis donc, tante, veux-tu me payer un costume de jeu pour que j’entre dans l’équipe de Georges MorĂšre ? – Qu’est-ce Georges MorĂšre ? – Oh ! un bon type tout Ă  fait, et puis, tu sais, trapu. – Bon type ? trapu ? – Oui, c’est-Ă -dire trĂšs fort. Il m’apprend le foot-ball. – Fout-bol ! s’écrie tante Mimi scandalisĂ©e. – Tu ne comprends pas, interrompt Antone, c’est un mot anglais. – Je le sais bien, riposte la tante trĂšs sĂ©vĂšre, c’est mĂȘme un mot trĂšs grossier. » Antone bondit d’impatience, mais les deux tantes ne cessent de s’exclamer. Ah bien ! si vous ne voulez pas me donner mon costume, dit-il, je m’en vais. – Tonio ! Tonio ! appelle tante Mimi, je te le ferai, viens. – Non, ne le fais pas ; ça durerait cinq ans comme la nappe d’autel. Donne-moi seulement un mot pour l’Économe. J’ai dĂ©jĂ  le certificat du mĂ©decin. – Quel mĂ©decin ? s’écrient ensemble les deux femmes. – Je ne sais pas son nom les Ă©lĂšves l’appellent Thanate, ça vient d’un mot grec Thanatos, qui veut dire la Mort. – S’il est permis de rire de choses aussi graves ! Mais ton Monsieur Thanate, c’est le mĂ©decin d’ici, un mĂ©decin de village ? Non, non, nous consulterons M. Bradu, le doyen de la FacultĂ© de Lyon
 et puis non ! Pourquoi ne jouez-vous pas aux charades, comme chez nous. Ça m’amusait beaucoup. – Je ne t’aime plus, » rĂ©pond Antone. C’est le mot magique. Tante Zaza l’appelle aussitĂŽt, car ces deux bonnes demoiselles se disputent son affection et quand il boude l’une, l’autre s’efforce de le conquĂ©rir. Tu comprends, ils m’appellent Ninette, je ne veux pas ĂȘtre traitĂ© de petite fille. – Ninette ! comme c’est gentil ! s’exclame tante Mimi en riant. – Eh bien ! non. Je suis un garçon, je veux jouer au foot-ball
 Ne t’effraie pas, ce n’est pas dangereux, c’est un jeu de ballon. C’est Georges MorĂšre qui me montre. Tu sais, c’est un bon camarade. Il demeure Ă  Meximieux. Tu l’inviteras aux vacances, dis ? – Si c’est un bon Ă©lĂšve, un garçon distinguĂ©, rĂ©pond tante Mimi pour reprendre l’avantage sur son aĂźnĂ©e, je ne demande pas mieux. » À ce moment la cloche sonne. C’est pour la chapelle aprĂšs on va en promenade, dit Antone en se levant. – Mais nous allons demander au SupĂ©rieur que tu restes avec nous. D’ailleurs nous avons des observations Ă  lui faire. – Rester, je ne le peux pas, rĂ©pond l’enfant, c’est la retraite, et mĂȘme je n’aurais pas dĂ» vous voir aujourd’hui, d’aprĂšs le rĂšglement. – Oh ! le rĂšglement, riposte tante Mimi, avec une moue et un sourire, ça n’est pas pour nous. Je l’ai vu, ton SupĂ©rieur, et tu comprends que nous n’avons pas acceptĂ© d’ĂȘtre venues toutes deux jusqu’ici pour nous casser le nez sur leur RĂšglement. – Il l’a bien compris, d’ailleurs, insiste tante Zaza. – Le rĂšglement, tu vas voir cela, » reprend Mimi, trĂšs droite et trĂšs fiĂšre. En effet, paraĂźt le chanoine Raynouard, timide, les mains dans les manches de sa douillette, et la tĂȘte penchĂ©e sur l’épaule. Eh bien, Mesdames, vous avez vu ce cher enfant ? Il n’a pas trop souffert du changement de rĂ©gime. – Monsieur le SupĂ©rieur, dĂ©clare tante Zaza, puisqu’ils vont en promenade, vous allez nous le laisser l’aprĂšs-midi. – Impossible, Madame ; c’est dĂ©jĂ  par faveur, vous le savez, que vous avez pu le voir. Dans deux minutes ils vont Ă  la chapelle, ensuite en promenade sous la surveillance de leurs maĂźtres, et Ă  quatre heures ils rentreront pour les confessions gĂ©nĂ©rales. Il est de la plus haute importance pour cet enfant d’achever sa retraite dans le recueillement. Comme vous l’aimez beaucoup, je suis certain que vous sacrifierez une satisfaction personnelle Ă  l’intĂ©rĂȘt de son Ăąme
 et que vous n’insisterez pas. » En effet la voix prend un accent qui ne permet aucune rĂ©plique. Dites adieu Ă  vos parents, mon enfant. » Antone, un peu intimidĂ© par cette parole austĂšre, embrasse ses deux tantes, fait ses adieux Ă  mi-voix, prend les ficelles des multiples petits paquets et disparaĂźt. C’est un bon enfant, dit alors le chanoine, tout en reconduisant les deux dames, mais trop enfant pour son Ăąge. Il faut qu’il devienne un homme. » Les deux demoiselles balbutient de vagues formules d’assentiment, saluent, se retirent, et une fois dans la rue s’écrient ensemble en mouchant leurs larmes Ah ! le pauvre petit ! ah ! le pauvre petit ! » CHAPITRE V – UNE VOÛTE QUI MENACE DE S’ÉCROULER Il y a quinze jours qu’Antone Ramon est au collĂšge ce n’est plus un nouveau. Avec l’admirable souplesse de l’enfance, il s’est adaptĂ© Ă  sa nouvelle vie ; il prend son rang dans la classe parmi les moyens, le quinziĂšme sur vingt-huit, avec des montĂ©es subites en narration française et des chutes profondes en mathĂ©matiques. Il connaĂźt tous ses condisciples, et sait distinguer les bons MorĂšre, Sorin, Feydart, Miagrin, Aubert, des douteux et des mauvais Lurel, Monnot, Patraugeat, Beurard. Il a appris le vocabulaire spĂ©cial de ce monde. Il dit Je te le promets » pour Je te l’affirme » ; Tu piges » pour Tu comprends » ; On potasse » pour On travaille » ; SĂ©cher » pour Rester coi » ; et abrĂšge impitoyablement tous les mots trop longs tels que composition, professeur, gymnastique, mathĂ©matiques, en compote, prof, gym, math et cĂŠtera. Il joue avec entrain, bavarde parfois en classe, est assez remuant mĂȘme en Ă©tude, et plaĂźt Ă  tous par la franchise de ses maniĂšres, la sincĂ©ritĂ© de ses yeux et le ton affable de sa voix. Sa mĂšre est venue le voir il lui a parlĂ© de Georges MorĂšre et a obtenu la permission d’apprendre la flĂ»te. On lui annonce que son prĂ©cepteur, l’abbĂ© Brillet, s’affaiblit de plus en plus et qu’il n’y a guĂšre d’espoir de le sauver. Antone sent que c’est un guide et un ami qu’il va perdre, et l’on n’a pas besoin de l’exciter beaucoup Ă  prier pour cette chĂšre santĂ©. Il ne se doute pas cependant que son arrivĂ©e a bouleversĂ© une Ăąme. Depuis sa promenade avec Antone, une rĂ©volution s’est faite en Miagrin. Celui-ci ne pense plus Ă  son pĂšre, Ă  son humble origine, sans s’irriter contre MorĂšre, sans jalouser la prĂ©fĂ©rence que lui tĂ©moigne Antone, sans envier ces vacances lointaines encore oĂč les deux camarades se retrouveront ensemble Ă  Sermenaz. Il a rĂ©flĂ©chi sur son avenir, comparĂ© son intelligence Ă  celle de ses camarades, et compris bien vite que certains moins douĂ©s, moins travailleurs, rĂ©ussiraient mieux, entreraient dans de plus belles carriĂšres, conquerraient de plus grands honneurs parce qu’ils ont dans leur jeu des atouts qui manquent et manqueront toujours au fils du fermier de Pont-de-Veyle. Il s’est trouvĂ© pour la premiĂšre fois devant un riche authentique. Tout de suite il a dĂ©sirĂ© devenir son camarade, et ses avances ont Ă©tĂ© naĂŻvement repoussĂ©es. Georges MorĂšre n’a pas recherchĂ© cette amitiĂ© ; sur le dĂ©sir du prĂ©fet, il a mis Antone au courant des usages, brutalement, sans prĂ©cautions oratoires On ne rĂ©cite pas en acteur – On ne se plaint pas de ses voisins – On ne se dĂ©range pas sans permissions – Finis tes devoirs ou tu seras collé  » Il l’a initiĂ© aux jeux, l’a fait entrer comme avant » dans son Ă©quipe et prend maintenant des leçons de flĂ»te avec lui. Miagrin a remarquĂ© sans peine la tendance d’Antone Ă  s’appuyer sur Georges, et son admiration naĂŻve et sans cesse grandissante pour son guide. Aussi travaille-t-il moins, lui, le laborieux par excellence. Il se surprend Ă  rĂȘver au lieu d’apprendre son Virgile ou son Corneille ; ses notes baissent et, chose inouĂŻe ! ce jeune homme calme par dĂ©finition a menacĂ© d’une gifle Robert Émeril, qui l’avait fait pirouetter en le tirant par sa blouse de collĂ©gien. Ce travail obscur n’échappe pas complĂštement Ă  ses maĂźtres. À cet Ăąge, heureusement, la figure et les yeux reflĂštent vite les changements intĂ©rieurs. Une fois tous les quinze jours, les abbĂ©s appellent leurs dirigĂ©s dans leur chambre ; ils ne les confessent pas, car c’est Ă  l’enfant Ă  demander lui-mĂȘme, librement, les sacrements, mais ils causent avec eux, s’informent de leurs difficultĂ©s, les avertissent de leurs dĂ©fauts et souvent des catastrophes et des histoires ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©es par ces quelques minutes de conversation confiante. C’est le chanoine Raynouard, le SupĂ©rieur mĂȘme, qui s’occupe de la conscience de Miagrin. Si absorbĂ© soit-il par ses soucis et ses occupations, il rĂ©serve toujours le samedi soir Ă  ses enfants. Il est inquiet. Vous n’ĂȘtes plus le mĂȘme, lui dit-il. Je n’ai aucun reproche Ă  vous faire, vous m’entendez bien ; votre conduite, votre travail, votre piĂ©tĂ© nous donnent satisfaction ; cependant je remarque avec peine que vous devenez triste, chagrin mĂȘme. Voyons, que se passe-t-il ? » Ce dĂ©but affectueux devrait ouvrir toutes grandes les Ă©cluses d’un cƓur bien-nĂ©. Mais Miagrin, froissĂ© de cette enquĂȘte paternelle, ne rĂ©pond pas. Le directeur ne veut pas laisser se prolonger un silence qui deviendrait rapidement pĂ©nible et dangereux ; il reprend Vous allez avoir quinze ans ; vous comptez parmi les aĂźnĂ©s de votre classe ; est-ce que vous ne seriez pas un peu mĂ©content des autres ?
 Vos derniĂšres notes sont un peu moins brillantes ; peut-ĂȘtre n’avez-vous pas reçu tous les Ă©loges auxquels vous ĂȘtes habitué  Ne seriez-vous pas un peu aigri ? Aigri contre vos maĂźtres, aigri contre vos camarades qui rĂ©ussissent mieux, aigri aussi un peu contre vous-mĂȘme ? C’est dangereux, mais si naturel ! » Il faut rĂ©pondre. L’enfant le sait bien. Son silence serait trop rĂ©vĂ©lateur, et il ne veut pas se rĂ©vĂ©ler ; il renferme au contraire Ă  double tour son cƓur derriĂšre sa voix. Peut-ĂȘtre, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne sais pas. » C’est tout. Le silence menace encore d’élever une barriĂšre. Le directeur attendait ses confidences ; sans se dĂ©courager, il poursuit Ne serait-ce pas un peu de jalousie contre vos camarades, contre ceux qui ont plus de fortune, plus de relations dans le monde, plus de qualitĂ©s brillantes ? Voyons, ne serait-ce pas, tout au fond de votre cƓur, un secret regret de n’ĂȘtre pas mieux favorisĂ©, quelque chose comme un reproche, oui, un reproche Ă  Dieu de vous avoir fait naĂźtre ce qu’il vous a fait ? – Oh ! non, Monsieur. » Cette fois, Miagrin proteste violemment, mais sans exubĂ©rance. Il a craint d’ĂȘtre devinĂ©, et plutĂŽt que d’avouer son intime misĂšre, qui est une misĂšre humaine et trop humaine, il prĂ©fĂšre mentir et nier brusquement
 Il prĂ©fĂšre couler sur son navire, plutĂŽt que de reconnaĂźtre la dĂ©chirure et de saisir bien vite la corde qu’on lui jette. Le Chanoine craint d’ĂȘtre allĂ© trop loin ; il s’accuse intĂ©rieurement de fausse manƓuvre et prend un air plus rassurĂ©. Allons, tant mieux, ces petites tristesses s’évanouiront. Il faut prier, mon enfant, prier beaucoup. L’ñme Ă©prouve souvent comme une sorte de stĂ©rilitĂ© intĂ©rieure, de refroidissement ; c’est une Ă©preuve supportez-la vaillamment et soyez sĂ»r que bientĂŽt la lumiĂšre et la joie reviendront. Peut-ĂȘtre Dieu, par cette Ă©preuve, veut-il vous mĂ©nager de grandes grĂąces, de trĂšs grandes grĂąces. » Miagrin Ă©coute en rageant sourdement. On voit le long des chemins des arbres vigoureux. Ils verdissent comme les autres et donnent un large ombrage. Pourtant les faucheurs les Ă©vitent au moment de la sieste. Appuyez l’oreille contre leur tronc rugueux vous entendez un incessant bourdonnement, un froissement continu et multipliĂ© de petites ailes bruissantes. Brusquement sort une troupe d’insectes ailĂ©s au corselet noir et or. Est-ce une ruche d’abeilles ? Non, c’est un guĂȘpier. Ainsi tout un essaim de mauvais sentiments s’éveille dans le cƓur de Miagrin comme de la torpeur d’un long hiver. Le guĂȘpier, on peut le dĂ©truire ; il suffit de murer l’ouverture de l’arbre mais comment murer un cƓur ? Tandis que Miagrin redescend Ă  l’étude, ayant bien compris cette grande grĂące dont il ne veut plus, le bon chanoine s’agenouille Seigneur, dit-il, si vous l’appelez au sacerdoce, soutenez-le dans cette Ă©preuve et montrez-lui votre voie. » CHAPITRE VI – LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-CÉCILE » Mon cher enfant, J’ai appris avec le plus vif plaisir votre entrĂ©e Ă  l’Institution Saint-François-de-Sales. Vous ĂȘtes dĂ©jĂ  habituĂ© Ă  cette nouvelle vie et j’en remercie Dieu. Rien ne peut ĂȘtre plus utile Ă  votre caractĂšre que la soumission Ă  une rĂšgle prĂ©cise, inviolable, telle que celle d’un collĂšge ; rien ne peut ĂȘtre meilleur Ă  votre Ăąme qu’une prĂ©paration Ă  la vie au milieu d’enfants de votre Ăąge, sous la surveillance constante de bons maĂźtres et de prĂȘtres dĂ©vouĂ©s. J’espĂšre que vous saurez Ă©viter les Ă©cueils de cette vie commune, la routine qui aboutit rapidement Ă  l’ennui, au dĂ©sƓuvrement, et Ă  tous les dĂ©fauts ; les mauvais camarades qui abuseraient trop aisĂ©ment de votre inexpĂ©rience et de votre nature affectueuse. Je vous Ă©cris de la Villa de Nice, oĂč vous m’avez vu les vacances derniĂšres, pour me recommander Ă  vos priĂšres. Je me meurs. Il ne me reste aucun espoir du cĂŽtĂ© des hommes. Que dĂ©cidera Dieu ? Je ne le sais et me soumets Ă  sa sainte volontĂ©. Mais si prĂšs peut-ĂȘtre du moment oĂč je dois rendre compte de ma vie, comment ne craindrais-je pas ? Mon cher enfant, je vous prie de pardonner Ă  votre ancien prĂ©cepteur de n’avoir pas sans doute apportĂ© toute la douceur et toute la vigilance qu’il vous devait. Puisse Dieu supplĂ©er par sa grĂące Ă  ses faibles efforts et rĂ©parer ses oublis ! Et vous, n’oubliez pas celui qui aurait voulu faire de vous un homme Ă©nergique et utile, un parfait chrĂ©tien. Le plus tĂŽt possible, rendez votre caractĂšre viril. BientĂŽt je ne serai plus lĂ  pour suivre vos efforts, vous aider, vous rappeler ; d’autres prĂȘtres me remplaceront facilement dans cette tĂąche. Aucun cependant ne pourra vous donner plus d’affection dĂ©vouĂ©e. Priez donc pour moi afin que, si Dieu m’appelle, il adoucisse du moins l’horreur qu’inspire Ă  notre malheureuse nature l’instant du passage suprĂȘme. Priez pour moi afin qu’il me fasse misĂ©ricorde et que, dans l’autre monde, je puisse, dĂ©livrĂ© de mes fautes, continuer Ă  veiller sur vous. Adieu, mon cher Antone, adieu, mon cher enfant, et que Dieu bĂ©nisse votre bonne volontĂ©. J. BRILLET, prĂȘtre. » Quand l’abbĂ© Russec lui avait remis cette lettre, dĂ©cachetĂ©e selon l’usage, Antone avait l’esprit Ă  cent lieues de son prĂ©cepteur. LancĂ© dans le jeu, et tout Ă  d’autres soucis, il en fut Ă©mu sur le coup, mais n’en comprit pas l’importance. Vous ferez bien de lui rĂ©pondre vite », lui conseille l’abbĂ© Russec. Cet avis, rappel Ă  la politesse, pense-t-il, le laisse indiffĂ©rent. C’est qu’on est Ă  quatre jours de la Sainte-CĂ©cile, la premiĂšre sĂ©ance de l’annĂ©e, et tout le collĂšge retentit des derniers prĂ©paratifs de cette fĂȘte. À chaque Ă©tude, la porte s’ouvre, et la voix profonde de l’abbĂ© ThiĂ©baut convoque les soprani, les tĂ©nors ou les basses. On sait que le petit Perrinet prĂ©pare un NoĂ«l, les deux frĂšres Gallois un morceau de piano sous la direction de Monsieur Blumont. Mais surtout le soir, quand Ă  la fin de l’étude, les Ă©lĂšves peuvent arguer de nĂ©cessitĂ©s physiologiques pour flĂąner quelques instants dans la Cour des Pluies, ils Ă©coutent Georges MorĂšre rĂ©pĂ©tant son prĂ©lude de Bach la mĂ©lodie en a Ă©tĂ© vite populaire et CĂ©zenne s’est dĂ©jĂ  vu infliger deux heures de consigne pour l’avoir sifflĂ©e entre ses dents Ă  la classe d’histoire. C’est la gloire. Antone est obsĂ©dĂ© de ce chant joyeux. Il se rĂ©jouit de voir Georges MorĂšre si haut cotĂ©, si populaire ! Ah ! s’il Ă©tait assez fort pour l’accompagner ! La Sainte-CĂ©cile tombe un vendredi. On a dĂ» refouler les Ă©lĂšves sur les derniers bancs pour placer tous les invitĂ©s. Les secondes et les rhĂ©toriciens s’amusent follement Ă  voir l’abbĂ© Perrotot cĂ©der avec un empressement gauche sa chaise Ă  Madame la colonelle de Saint-EstĂšphe. Deux pianos occupent les deux cĂŽtĂ©s de la scĂšne et au fond, sur des bancs, sont rangĂ©s les jeunes artistes. On attend. On applaudit ironiquement M. Blumont, qui traverse l’estrade, le ventre solennel, et plus encore la maigre figure du maigre Monsieur Castagnac surgissant au-dessus d’un pupitre. Enfin Monsieur le CurĂ© de Bourg-en-Bresse, le prĂ©sident, fait son entrĂ©e tous les invitĂ©s se lĂšvent ; on l’installe Ă  grand bruit ; puis dans le silence attentif les frĂšres Gallois attaquent l’ouverture du Jeune-Henri » ces airs de chasse ont un succĂšs traditionnel. Ensuite viennent les violonistes, puis le petit Perrinet, et aussitĂŽt aprĂšs, le maigre M. Castagnac plante un haut pupitre Ă  pied Ă  l’avant-scĂšne pour le morceau de Bach. On l’applaudit de nouveau. Georges MorĂšre, sa flĂ»te en mains, se dresse devant la partition. DĂšs que le silence s’est rĂ©tabli, le professeur lui fait signe et Georges porte l’embouchure Ă  ses lĂšvres. Mais aucun son ne sort. On attend, anxieux. Il applique de nouveau l’ouverture de l’instrument Ă  sa bouche et, sĂ»r de l’avoir sur la lĂšvre infĂ©rieure Ă  sa place normale et dans la position classique, redonne un coup de langue. MalgrĂ© son attention profonde, le public ne perçoit qu’une sorte de soupir Ă©touffĂ©, un tûû sourd et vainement prolongĂ©. MorĂšre s’étonne, rougit, se trouble, fait mille hypothĂšses, tandis que des rires mal contenus commencent Ă  jaillir de divers points de l’assemblĂ©e. Enfin il se dĂ©cide Ă  examiner sa flĂ»te les diverses parties en sont bien ajustĂ©es, les clefs fonctionnent, les trous sont libres. Alors quoi ? Pour la troisiĂšme fois, il remet Ă  ses lĂšvres l’antique roseau du dieu Pan et attaque vigoureusement la premiĂšre mesure. Cette fois, l’instrument rend un son aigu comme le coup de sifflet d’une locomotive. Tout le collĂšge part d’un rire homĂ©rique car c’est le propre des enfants assemblĂ©s d’ĂȘtre sans pitiĂ© pour leurs camarades. CĂ©zenne, Émeril, Lurel, plient, secouĂ©s de violents spasmes ; les Patraugeat, les Beurard se renversent de joie, avec des rires gras ; Monnot se tord, Feydart se roule ; Aubert Ă©clate ; les intelligents trĂ©pignent, les autres, bĂ©atement hilares, se frappent mutuellement les cuisses. Seules dans les premiers rangs, quelques mĂšres murmurent Ah ! le pauvre enfant ! » C’est un dĂ©lire de joie, une Ă©ruption de huĂ©es et de rires, une Ă©mulation de trĂ©pignements et de contorsions. Alors, tremblant de colĂšre, les poings serrĂ©s, la figure rouge, Antone Ramon se lĂšve et seul debout, ose crier C’est stupide ! » On le regarde. Qu’est-ce qui le prend, celui-lĂ  ? Il ne peut pas rire comme tout le monde ?
 De quoi se plaint-il ? » Mais il interpelle ses camarades et demande Pourquoi riez-vous ? » LĂ -dessus la tempĂȘte Ă©clate, tous les Ă©lĂ©ments se dĂ©chaĂźnent. Le flĂ»tiste embarrassĂ© de sa flĂ»te sur l’estrade, son ami pleurant Ă  l’autre bout de la salle, c’est trop drĂŽle. Toute la lĂąchetĂ©, toute la sottise, toute la bĂȘtise qui est le propre de l’homme, comme dirait Rabelais, monte, grandit, s’éploie, dĂ©borde librement, largement. Le SupĂ©rieur s’est levĂ©, il fait signe Ă  MorĂšre de rentrer, mais M. Castagnac plus blĂȘme, plus bilieux que jamais, lui commande au contraire de rester. Le malheureux, tiraillĂ©, ahuri, finit par descendre de la scĂšne et se perd parmi les invitĂ©s. Le chƓur surgit aussitĂŽt et, d’une voix de stentor qui domine les rires peu Ă  peu apaisĂ©s, le grand Lemarois, un philosophe, entonne l’air de Faust Le Veau d’or est encor debout. » Le rythme bien scandĂ© et repris par l’orphĂ©on, Ă©teint subitement la fiĂšvre de l’auditoire et lui fait oublier l’incident. BientĂŽt un tĂ©nor vient chanter les Cuirassiers de Reischoffen ». Cette fanfare de victoire sur une dĂ©faite enthousiasme la salle. Quintettes, duos, solo de violon ; enfin l’orphĂ©on se rassemble une derniĂšre fois sous le bras Ă©tendu de l’abbĂ© ThiĂ©baut et interprĂšte le ChƓur des Charbonniers et des Fariniers, d’Offenbach Car les charbonniers sont tout noirs. Tout noirs Et les fariniers sont tout blancs. ChƓur bouffon, que naturellement le public redemande. Puis M. le CurĂ© remercie les organisateurs, adresse un mot d’éloge aux principaux interprĂštes, et console d’une phrase de condolĂ©ance le malheureux jeune homme. On se lĂšve, les parents s’écoulent tous sont partis lorsque Monsieur Castagnac s’approche du SupĂ©rieur, avec la flĂ»te de son Ă©lĂšve, entiĂšrement dĂ©montĂ©e. Cher Monsieur, croyez que je suis dĂ©solé  – Monsieur le SupĂ©rieur, voici ce qu’on a mis dans la flĂ»te de Georges MorĂšre. » Et il tend au chanoine stupĂ©fait un bouchon de papier. Comment ! on a osé  Quelle est cette plaisanterie absurde ? – Ce n’est pas une plaisanterie, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est une attaque contre moi. – Qui pourrait se permettre ?
 – Enfin, Monsieur le SupĂ©rieur, voici le fait brutal. Je pense qu’une enquĂȘte vous fera connaĂźtre rapidement le coupable. » Pendant qu’il parle, il jette Ă  Monsieur Blumont, qui endosse son pardessus, des regards terribles. CHAPITRE VII – LA MUSIQUE ADOUCIT LES MƒURS La classe de TroisiĂšme sait maintenant la vraie raison de l’échec de MorĂšre. On a introduit une boulette de papier dans sa flĂ»te. Les hypothĂšses les plus aventureuses sont faites, les soupçons se portent tour Ă  tour sur le grand Lemarois, sur les secondes qui n’aiment pas MorĂšre, sur Lurel qui riait trop fort, sur Sorin qui ne riait pas assez. Au milieu des groupes, s’agitent Paul CĂ©zenne et Antone Ramon. Paul CĂ©zenne, Ă©mule des grands policiers Ă  la suite de ses lectures, trouve lĂ  une belle occasion d’appliquer sa mĂ©thode infaillible. Antone Ramon ne dĂ©colĂšre pas. Les autres s’amusent. Quant Ă  Georges MorĂšre, il joue l’indiffĂ©rence Ça lui est bien Ă©gal il sait bien d’ailleurs qui a fait le coup, tout au moins il s’en doute. » Il ne sait rien du tout et est trĂšs vexĂ© mais il est fier, et ne veut pas avoir l’air d’ĂȘtre touchĂ©, cela ferait trop plaisir Ă  l’auteur de la plaisanterie. Avec de la mie de pain, CĂ©zenne a relevĂ© sur la flĂ»te les empreintes de doigts et de pouces, mais elles se mĂȘlent et s’effacent l’une l’autre. À quatre heures, il revient triomphant. M. Castagnac lui a donnĂ© la boulette de papier ; il la dĂ©plie sous les yeux de ses camarades intriguĂ©s qui poussent soudain un immense Ă©clat de rire. La boulette est formĂ©e d’une feuille de brouillon dont l’écriture est bien reconnaissable c’est celle de CĂ©zenne lui-mĂȘme. Antone y va plus simplement. C’est quelqu’un qui en veut Ă  Georges MorĂšre, dit-il. – Non, c’est une farce, rĂ©pond CĂ©zenne. – La ferais-tu ? – Moi
 aprĂšs tout
 Non, c’est vraiment trop mĂ©chant. » Monsieur le SupĂ©rieur fait lui aussi une enquĂȘte qui n’aboutit pas. Les allĂ©es et venues sont trop multipliĂ©es pour qu’on puisse arrĂȘter les soupçons sur quelqu’un. Il rĂ©unit pendant l’étude du soir le Conseil des Professeurs et propose de flĂ©trir publiquement cet acte de lĂąchetĂ© Ă  la lecture spirituelle de ce jour. M. FramogĂ© rĂ©pond que c’est avouer l’impuissance de l’autoritĂ© et la ridiculiser en menaçant dans le vide, M. Berbiguet que c’est effrayer inutilement le coupable et couper la voie au repentir. La discussion s’anime, les uns voulant sauver le principe moral, les autres Ă©viter une dĂ©convenue. À six heures et demie, le Chanoine lĂšve la sĂ©ance et seul dans son cabinet prĂ©pare ses coups d’éloquence Oui, mes enfants, de pareilles vilenies d’ñme finissent toujours par se trahir Abyssus abyssum invocat l’abĂźme appelle l’abĂźme
 » Pan ! pan ! brute ! Canaille ! Au secours ! Tartuffe ! Monsieur Raynouard se prĂ©cipite et dans le salon d’attente, entre trois fauteuils les pieds en l’air et le guĂ©ridon renversĂ©, aperçoit deux hommes en redingote roulĂ©s, culbutĂ©s, s’injuriant, luttant, se frappant dessous M. Blumont, dessus M. Castagnac. Messieurs ! Messieurs, s’écrie-t-il Ă©pouvantĂ©. » Les deux professeurs se relĂšvent soudain. Ah ! Monsieur le SupĂ©rieur, je vous prends Ă  tĂ©moin, balbutie M. Blumont. – J’en appelle Ă  votre justice, crie M. Castagnac. – Que signifie ce scandale ? – C’est Monsieur qui a bouchĂ© la flĂ»te de MorĂšre, interrompt le flĂ»tiste blĂȘme. – Si vous aviez des preuves, rĂ©plique le chanoine, il fallait me les montrer, et non vous livrer Ă  des voies de fait. » La cloche Ă  ce moment annonce la lecture spirituelle. Messieurs, conclut-il, je suis obligĂ© de descendre ; jusqu’à nouvel ordre je vous prie de suspendre vos leçons. » D’ordinaire, les lendemains de fĂȘte, le SupĂ©rieur faisait une causerie sur la sĂ©ance et donnait son apprĂ©ciation, Ă  la grande joie des artistes ; ce soir-lĂ  il rouvrit simplement le solennel registre du rĂšglement et commenta le premier article du chapitre IV Tout Ă©lĂšve qui, un jour de congĂ©, rentre aprĂšs l’heure fixĂ©e, sans motif grave et dĂ»ment constatĂ©, est passible de renvoi. » Quant Ă  l’auteur de la farce il resta inconnu. M. Castagnac avait recueilli deux tĂ©moignages d’élĂšves Jean Trigaud, un philosophe, et Modeste Miagrin. ChargĂ©s d’aller prendre les pupitres dans la salle des flĂ»tistes, ils avaient vu Ă  leur entrĂ©e M. Blumont poser vivement un cahier de musique sur la boĂźte Ă  flĂ»te de MorĂšre, d’un air embarrassĂ©. M. Blumont ne nia ni le fait, ni sa gĂȘne. Il cherchait le nom de l’éditeur d’un concerto de Bach au dos de la partition de Georges MorĂšre, n’ayant pas osĂ© le demander Ă  M. Castagnac, dont il connaissait l’antipathie. Il regrettait d’avoir donnĂ© lieu Ă  ce soupçon, si M. Castagnac regrettait de son cĂŽtĂ© sa vivacitĂ©, il Ă©tait prĂȘt Ă  passer l’éponge sur l’incident. Tous deux dĂ©siraient garder leurs leçons. M. Castagnac fit semblant de croire Ă  cette explication, mais il ne put s’empĂȘcher de mettre ses Ă©lĂšves au courant de ses soupçons. Antone bondissait de colĂšre Et M. Blumont peut revenir ici aprĂšs un acte pareil ? À ta place, disait-il Ă  Georges MorĂšre, j’irais me plaindre au SupĂ©rieur et j’écrirais tout ce que je sais Ă  mes parents. – Surtout ne faites pas cela, criait M. Castagnac, reconnaissant trop tard sa maladresse. – Bah ! disait MorĂšre, ça n’a pas d’importance ! aprĂšs tout, qu’est-ce que ça me fait ? » Il tenait Ă  paraĂźtre insensible, ayant honte d’ĂȘtre dĂ©fendu par ce petit Ramon. Il s’irritait mĂȘme d’en recevoir des conseils et le prenait de trĂšs haut. Ce ton dĂ©tachĂ©, cet air de fiertĂ©, Ă©merveillait son jeune condisciple. CHAPITRE VIII – ANTONE S’ENNUIE Les Ă©lĂšves s’étaient vite aperçus de l’admiration d’Antone pour MorĂšre. C’était une taquinerie courante de rappeler devant lui l’incident de la flĂ»te Pour une bonne farce, c’est une bonne farce », rĂ©pĂ©tait malignement Émeril ; Patraugeat appuyait, Lurel insistait ; alors Antone devenait rouge et rĂ©pĂ©tait Eh ! bien, moi, je trouve cela stupide ! » Une fois mĂȘme le grand Patraugeat, pour le pousser Ă  bout, riposta Si tu veux savoir qui a fait le coup, c’est moi ! – LĂąche ! » cria Antone, et, sans songer Ă  sa petite taille, il se prĂ©cipita sur Patraugeat, les poings fermĂ©s, tandis que tous les autres, sachant Ă  quoi s’en tenir sur cette prĂ©tendue culpabilitĂ©, riaient aux Ă©clats de la colĂšre d’Antone. Patraugeat lui-mĂȘme se prit Ă  lui rire au nez si effrontĂ©ment qu’il en resta tout interdit, comprenant qu’on se moquait de lui. Émeril raconta la mystification Ă  MorĂšre, et comme Antone accourait Ă  son tour, l’infortunĂ© flĂ»tiste lui cria Tu m’ennuies Ă  la fin laisse-nous la paix avec cette histoire-lĂ . » Antone vit qu’il lui avait dĂ©plu. Il en fut profondĂ©ment affectĂ© et chercha le moyen de rentrer en grĂące. Le lendemain, Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, les troisiĂšmes allaient jouer aux barres. Il y eut d’abord altercation entre les deux chefs, MorĂšre et Feydart, sur le droit au premier choix. MorĂšre cĂ©da. Puis Feydart se donna le malin plaisir de choisir Ramon pour qu’il ne fĂ»t pas dans l’autre camp. AprĂšs des tiraillements, la partie commença sans entrain. BientĂŽt d’Orlia, pris par MorĂšre, prĂ©tendit que celui-ci n’avait pas barre sur lui. La dispute recommença dans le feu de la colĂšre, d’Orlia jeta bĂȘtement Ce n’est pas parce que tu joues de la flĂ»te que tu seras le maĂźtre partout. » Ça n’avait ni rime, ni raison ; les autres se mirent Ă  rire. Je ne joue plus », dĂ©clara froidement MorĂšre, et comme Achille offensĂ©, il quitta la partie. Moi non plus, rĂ©pondit Antone, si on joue pour se disputer, ça ne vaut pas la peine. – Naturellement, conclut CĂ©zenne, quand MorĂšre s’en va, Ramon se retire. On jouera sans toi et sans lui, voilĂ  tout ! » MorĂšre Ă©tait allĂ© aux agrĂšs de gymnastique. Il avait empoignĂ© les anneaux et s’exerçait Ă  faire des rĂ©tablissements avec Ă©lan. Il vit venir Antone et fronça les sourcils. Qu’est-ce que tu viens faire ? lui dit-il. – Du moment qu’on insulte je ne joue plus. – On t’a insultĂ© ? – Moi non, mais toi. – Ah ! non, est-il assommant ! Mais qu’est-ce que ça peut te faire ? – Je ne veux pas qu’on se moque
 – MĂȘle-toi donc de ce qui te regarde », interrompit MorĂšre irritĂ©, et il recommença ses exercices gymnastiques sans se prĂ©occuper de Ramon, adossĂ© Ă  un mĂąt du portique. Lorsqu’il se fut suffisamment balancĂ© aux anneaux, il les lĂącha avec une telle force qu’il fit enrouler les cordes autour de la traverse supĂ©rieure. C’était dĂ©fendu. Allons, bon, dit-il, il faut maintenant que je grimpe lĂ -haut. – Je vais y aller, proposa vivement Ramon. – Toi, tu n’as pas la moelle, » repartit MorĂšre. Mais tandis qu’il montait Ă  un poteau d’un cĂŽtĂ©, Ramon s’efforçait de le devancer de l’autre. Tout d’abord il se hissa rapidement, ignorant qu’il faut savoir mĂ©nager ses forces, mais Ă  mi-hauteur, il fut obligĂ© de s’arrĂȘter pour souffler. Quand il reprit l’ascension, Georges MorĂšre, dĂ©jĂ  arrivĂ©, lui jetait nĂ©gligemment Je te le disais bien que tu n’as pas la force. » IrritĂ© de ce reproche, Antone se hissa de nouveau, serrant le mĂąt malgrĂ© sa fatigue et tirant sur ses bras de toute sa rage. Enfin, extĂ©nuĂ©, il parvint Ă  enfourcher la poutre transversale. Mais, les cordes dĂ©roulĂ©es, MorĂšre Ă©tait descendu. Tu vois que je peux quand je veux, lui cria Antone. – Mon vieux, tu y mets le temps », dit l’autre en s’éloignant. Et d’un ton ironique Puisque tu y es, restes-y. » Antone n’osa ni rĂ©pondre, ni descendre. Il resta ainsi entre ciel et terre, balançant ses maigres jambes dans le vide, et regardant avec mĂ©lancolie Georges MorĂšre qui, sur ses Ă©chasses, poussait une boule contre un arbre. Pourquoi, aprĂšs l’avoir si aimablement accueilli Ă  son arrivĂ©e, le rebutait-il ainsi ? Le samedi suivant, MorĂšre fut le premier en narration française, Antone Ramon le cinquiĂšme. Le petit Lyonnais fut trĂšs content de son succĂšs ; mais plus encore de la place de son ami, et le soir mĂȘme il glissait dans son pupitre une feuille sur laquelle il avait Ă©crit en gros caractĂšres Honneur au plus trapu de la classe. » En Ă©tude, il guetta l’effet de son hommage sur la figure du vainqueur. Mais le plus trapu de la classe, d’abord Ă©tonnĂ© de cette inscription triomphale, haussa les Ă©paules, puis froissa bruyamment la feuille et la jeta, sans mĂȘme se retourner vers Ramon qui attendait un regard pour rĂ©pondre par un sourire. Antone baissa tristement la tĂȘte et se mit Ă  rĂȘver, incapable de continuer sa lettre Ă  l’abbĂ© Brillet, commencĂ©e depuis quatre jours. Il ne joue plus, malgrĂ© les instances de l’abbĂ© Russec, mais, appuyĂ© Ă  un arbre, il Ă©coute vaguement des choses quelconques dĂ©bitĂ©es par des Ă©lĂšves insignifiants Tahuret, Rousselot, Pradier, Gendrot ou d’Orlia. Voyons, Ramon, lui dit M. Pujol, son professeur, un grand garçon comme vous n’a pas le mal du pays, je pense ? Travaillez donc, vous rĂ©ussirez certainement. » Antone Ă©coute et ne rĂ©pond pas. Antone s’ennuie. Il bĂącle ses devoirs, apprend Ă  peine ses leçons, rĂȘve et, ne sort de sa torpeur qu’en s’entendant appeler Ninette » par Lurel ou Patraugeat, car ce surnom le met en fureur. DĂ©jĂ  tournent autour de lui avec continuitĂ© des Ă©lĂšves plus dangereux, Monnot et surtout Trophime Beurard. C’est un mĂ©ridional loquace et peu sympathique. Je te comprends », dit-il, car il comprend tout le monde. Tu te languis. » Et il prononce Tu te lannguis. » Antone ouvre les yeux et se demande ce que cela veut dire, Beurard poursuit Je suis de Lambesc en Provence, c’est un autre pays que cette mare Ă  canards de la Bresse et de la Dombe. Ah ! mon bon, si jamais tu passes chez moi, viens me voir, je te promets que nous ferons de bonnes parties. » Antone sourit Ă  peine Ă  cette invitation conditionnelle, mais Beurard revient Ă  la charge. Moi aussi, dit-il, je m’ennuie ici l’hiver, mais l’étĂ© je me rattrape je passe de bons moments. OĂč ? Personne ne s’en doute, mĂȘme les plus malins. À toi, mais rien qu’à toi je le dirai. » Antone ne demande mĂȘme pas le sens de ces Ă©nigmes. Une nuit, incapable de dormir, il se tournait et retournait dans son lit. Le temps avait changĂ©, l’air Ă©tait lourd, comme il arrive parfois Ă  la fin de l’automne. SurexcitĂ©, il finit par se lever, s’habilla et sortit du dortoir pour respirer quelques instants dans la galerie, sous les arceaux du cloĂźtre. À l’angle opposĂ©, la fenĂȘtre de l’infirmerie brillait doucement, traversĂ©e par la lumiĂšre d’une veilleuse. De gros nuages passaient comme une cavalerie fantastique devant la face resplendissante de la lune. AppuyĂ© Ă  la balustrade de pierre, il suivait cette chevauchĂ©e qui le mettait tour Ă  tour dans la lumiĂšre et dans les tĂ©nĂšbres. Soudain il entend un lĂ©ger craquement il se retourne. TĂ©, ne crains rien, c’est moi. » Il reconnaĂźt Trophime Beurard. PĂ©caĂŻre, puisque toi aussi tu es debout, continue le Provençal, allons faire un tour, mon bon. Mais attention, pas de bruit. » Trophime enfourche la rampe de l’escalier et se laisse glisser lentement. Antone l’imite avec quelque apprĂ©hension. Mais son guide, arrivĂ© le premier, le reçoit et lui dit Comme cela, vois-tu, on ne fait pas craquer les marches. Suis-moi. » Ils longent la galerie qui conduit au rĂ©fectoire, prennent Ă  gauche et descendent Ă  la cuisine. LĂ  Beurard se risque Ă  allumer une queue de rat et inspecte l’office. Tiens, dit-il, un pot de confiture des maĂźtres. Tu vois, on trouve toujours quelque chose. » Il tend le pot, d’ailleurs Ă  peu prĂšs vide, Ă  Antone, qui fait la moue et refuse. Je n’ai pas faim. – C’est vrai, dit l’autre, tu n’as jamais faim. Moi, c’est le contraire, j’ai toujours faim. » Et il se met Ă  lĂ©cher le pot. AprĂšs avoir fini son inspection, il s’approche de la fenĂȘtre. Maintenant, dit-il, attention. » Lentement, s’arrĂȘtant au moindre bruit des charniĂšres, au moindre crissement du bois, il l’ouvre. Enfin il peut sortir, suivi d’Antone qui se demande toujours oĂč il l’emmĂšne. Ils sont derriĂšre les cuisines dans le potager ; la lune parfois fait miroiter les cloches de verre et les chĂąssis ; de temps en temps Beurard se baisse, arrache une rave, l’épluche tranquillement et la mange avec une voluptĂ© infinie ; puis il dĂ©terre un navet qu’il prĂ©pare avec un soin mĂ©ticuleux. Et dire que les profs ne se doutent de rien ! » Cette idĂ©e le remplit d’une fiertĂ© invraisemblable qu’Antone a peine Ă  comprendre. ArrivĂ© au fond du potager il monte sur le tas de fumier amassĂ© dans l’angle, grimpe de lĂ  sur le mur et Ă  cheval sur la crĂȘte aide son compagnon Ă  faire la mĂȘme escalade. Ici, dit-il, on est tranquille. » AussitĂŽt il adapte un os de lapin Ă  sa rave, y introduit du tabac, allume et aspire de toutes ses forces. Qu’est-ce que c’est ? demande Antone. – Ma pipe, rĂ©pond majestueusement Trophime. Comme ça on ne voit rien. Tiens, dit-il, essaie. » Et trĂšs amicalement il lui passe le navet. Antone voudrait bien refuser, mais il n’ose pas. Il fume. Soudain une toux irrĂ©sistible le force d’ouvrir les lĂšvres et rĂ©sonne dans la nuit. Tais-toi donc, imbĂ©cile, souffle Beurard. Mets ton mouchoir dans ta bouche, baisse-toi. » Lui-mĂȘme s’est couchĂ© et se confond avec le faĂźte du mur. Vivement Antone l’imite enfin la toux s’arrĂȘte. Si c’est l’effet que ça te produit, reprend le guide, rends-moi ma pipe. » Antone obĂ©it et le regarde fumer en silence. Hein ! ce n’est pas banal. L’étĂ© dernier, quand je me lannguissais trop, je sautais le mur et j’allais me promener jusqu’au chemin de fer. À 10 heures 40 part le train d’AmbĂ©rieu, Ă  11 heures 18 celui de Bellegarde ; puis je voyais partir Ă  11 heures 36 l’express d’Italie, Ă  11 heures 58 celui de GenĂšve. Maintes fois je restais jusqu’à 1 heure 18, pour le train de ChambĂ©ry et je me disais “Trophime, il y en a un Ă  5 heures qui t’emmĂšnerait Ă  Lyon en deux heures et de lĂ  en Provence. Si jamais tu te lannguis trop, c’est celui-lĂ  qu’il faudra prendre.” » Et changeant de ton, aprĂšs avoir aspirĂ© longuement deux bouffĂ©es de tabac Tu as une jolie figure, hĂ© ! on a dĂ» te le dire dĂ©jĂ , hĂ© ! – J’ai froid, rĂ©pond Antone, je ne fume pas, je m’en vais dans le jardin. – Ne marche pas trop. AprĂšs nous irons au rĂ©fectoire et nous mettrons du sel dans les verres des professeurs demain ça sera drĂŽle. » Le petit Lyonnais redescend dans l’allĂ©e du milieu, laissant fumer Trophime, impassible comme un Turc ; il prend un sentier transversal, trouve une Ă©chelle et l’applique au mur de clĂŽture. Les branches maigres d’un poirier lui cachent son camarade ; mais il vient de trouver mieux. Il Ă©coute bruire la forĂȘt de Seillon dans le calme de la nuit. Soudain un coup de sifflet dĂ©chire les airs et un halĂštement sourd et rythmĂ© se perd dans le lointain. C’est un train qui part de Bourg. Peut-ĂȘtre va-t-il Ă  Lyon ? Brusquement un dĂ©sir de fuite le prend. C’est si facile, il chevauche le mur qui le sĂ©pare du faubourg Saint-Nicolas. C’est un peu haut peut-ĂȘtre bah ! il tomberait dans un fossĂ© d’herbe. AprĂšs, il n’aurait qu’à prendre son billet, son porte-monnaie n’est-il pas garni ? Vraiment il s’ennuie trop depuis quelques jours. Beurard a raison On se languit dans cette maison. » Mais chez lui comment le recevra-t-on ? Son pĂšre le grondera, le mettra ailleurs ; et ce sera le mĂȘme ennui. Il songe Ă  son prĂ©cepteur malade, l’abbĂ© Brillet, Ă  qui il n’a pas encore rĂ©pondu depuis huit jours. Oh ! il Ă©tait plus heureux avec lui, surtout aux derniĂšres vacances, Ă  la villa de l’Avenue Gravier. C’est de lĂ -bas, c’est de Nice que vient par intervalles ce souffle humide et chaud. Il songe aussi Ă  Georges MorĂšre. Retrouvera-t-il ailleurs un camarade comme lui ? Quelle diffĂ©rence entre lui et ce stupide Beurard, lĂ©cheur de pots, mangeur de raves, fumeur de navet ! Mais MorĂšre le repousse, le bouscule, et c’est ce qui l’attriste. DĂ©cidĂ©ment, la vie n’est pas rose. À ce moment il s’entend appeler par une petite toux discrĂšte. Hem ! » C’est Trophime Beurard. VoilĂ  un quart d’heure que je te cherche ; qu’est-ce que tu fais lĂ  ? En pleine lumiĂšre sous les fenĂȘtres des professeurs ! Tu n’es pas fou ? Descends vite ! » Antone se dĂ©cide Ă  regret. Il Ă©tait si bien lĂ . Il pouvait se croire presque libre dans le silence de la nuit, sous la lune en fuite derriĂšre les nuages, dans cette atmosphĂšre tantĂŽt chaude, tantĂŽt fraĂźche, il se sentait enveloppĂ© comme d’une prĂ©sence invisible et douce et voici que ce grossier Beurard le rappelle Ă  la rĂ©alitĂ©. Tout en rentrant par la cuisine son guide lui dit Tu as de la chance, je te croyais dans ton lit, un peu plus j’allais t’enfermer dans le jardin. Tu en aurais fait une tĂȘte. Tu sais, c’est bien la derniĂšre fois que je t’emmĂšne. Je monte le premier, attends quelques instants avant de me suivre. Tu n’es pas assez malin, tu te ferais prendre. » Trophime Beurard disparaĂźt. Au bout de cinq minutes, Antone se risque Ă  son tour. Au moment d’entrer dans la galerie du premier Ă©tage, il entend la voix de l’abbĂ© Levrou Vous avez mal aux dents ça me paraĂźt bizarre. Rentrez au dortoir, nous verrons cela demain. » Antone se colle au mur de l’escalier et quand tous les bruits se sont dissipĂ©s, il remonte Ă  pas suspendus. Comme il se remettait au lit, l’horloge du collĂšge sonna deux heures. Le lendemain, Trophime Beurard, convaincu d’avoir fumĂ© pendant la nuit, fut privĂ© d’un jour de vacances au premier de l’an. CHAPITRE IX – UNE MORT D’OÙ GERME UNE AMITIÉ Les Ă©lĂšves font leurs derniers prĂ©paratifs pour la promenade dominicale. Tandis que CĂ©zenne cherche sa casquette rĂ©guliĂšrement perdue et que Patraugeat essaie de rester Ă  l’infirmerie sous le faux prĂ©texte d’une entorse, MorĂšre aborde Ramon Qu’est-ce que tu as ? lui dit-il un peu rudement. Tu m’en fais une tĂȘte depuis huit jours. – Je fais la tĂȘte que je peux. – SĂ©rieusement, tu m’en veux ? – Oui. – Pourquoi ? » Antone garde le silence, regarde vaguement au fond de la cour. Pourquoi ? rĂ©pĂšte MorĂšre. – Parce que je m’ennuie, lĂ , je m’ennuie Ă  mourir. – Ça, vraiment, ce n’est pas de ma faute. – Si. – Comment, si ? Explique-toi ! » Antone se tait. MorĂšre poursuit Tu m’accuses et tu ne veux pas mĂȘme me dire de quoi ? – Oui, Ă  mon arrivĂ©e, tu t’occupais de moi, tu me mettais au courant, tu causais, tu te laissais approcher, tandis que maintenant
 – Maintenant, te voilĂ  dĂ©brouillĂ©, tu n’as plus besoin de personne. Est-ce que c’est vrai, cela ? Veux-tu qu’on t’environne de petits soins continuellement, comme
 comme une petite fille ? Allons bon, tu ne vas pas pleurer pour cela ? Est-ce que je te fais de la peine ? Qu’est-ce que tu veux ? dis ? Parle franchement. – Moi
 je ne veux rien, absolument rien
 – Alors bonsoir ! » Et Georges MorĂšre, agacĂ© de ces rĂ©ponses vagues, vaines, pleines de sous-entendus, fait mine de le quitter. Au bout de trois pas, il revient. Voyons, ne te dĂ©sole pas, dans quatre semaines, c’est les vacances. – C’est long quatre semaines
 – Je n’y peux rien. – Oh ! si, si, tu pourrais beaucoup, si tu voulais ĂȘtre
 » Antone s’arrĂȘte. Quoi ? Qu’est-ce que je pourrais ĂȘtre ? » Antone hĂ©site toujours et finit par dire Non, ça ne se demande pas. – Mais quoi encore ? parle ! – Tu pourrais ĂȘtre mon ami. – J’en Ă©tais sĂ»r. Eh ! bien, non, mon vieux. D’abord les amitiĂ©s particuliĂšres, c’est interdit. Et puis quel bĂ©nĂ©fice en retirerais-tu ? tu seras mal vu des professeurs, raillĂ© par les camarades, en butte Ă  toutes sortes de tracasseries, finalement tu auras une histoire et on te rendra Ă  ta famille. RĂ©flĂ©chis un peu et tu verras que j’ai raison ; sois bon camarade avec tout le monde, tu ne t’ennuieras pas et tu vivras tranquille. – Tu as raison, conclut Antone, je ne sais ce que je dis. » Et il s’éloigne brusquement. Il tombe aussitĂŽt sur Modeste Miagrin qui le considĂšre avec une extrĂȘme compassion, et le plaint d’avoir quittĂ© sa famille ; mais, sans s’arrĂȘter, il va retrouver d’Orlia et Gendrot qu’il Ă©coute pendant toute la promenade discuter avec feu sur Marchand, Fachoda et les Anglais. Au retour, immobile au milieu de la cour et repliĂ© sur lui-mĂȘme comme un oiseau frileux, il grignotait son goĂ»ter sans appĂ©tit, tandis que des coups de bise balayaient le sol et qu’une lumiĂšre diffuse rendait le crĂ©puscule encore plus morne et plus glacial. Il s’entendit appeler soudain par l’abbĂ© Russec. Antone, vous n’avez pas reçu de nouvelles de votre prĂ©cepteur, depuis la lettre que je vous ai remise ? – Non, Monsieur. – Vous l’avez encore, cette lettre ? – Oui, Monsieur. – Eh bien, conservez-la prĂ©cieusement, mon enfant, car c’est la derniĂšre que vous aurez de lui. – Il va plus mal ? – Il vient de mourir Ă  Nice. Monsieur le SupĂ©rieur m’a remis un faire-part qu’il a reçu probablement de votre famille. » Tirant de sa douillette une large lettre de deuil il la dĂ©plia. Votre prĂ©cepteur a Ă©tĂ© enterrĂ© hier matin, Ă  dix heures, au cimetiĂšre de Nice. » Antone baissait la tĂȘte comme un enfant grondĂ© ; le prĂ©fet poursuivit Il faut relire sa derniĂšre lettre. Il vous demandait de prier pour lui. Il vous aimait beaucoup. Ne l’oubliez pas. – Oui, Monsieur. » AprĂšs quelques paroles douces qu’il crut consolantes, l’abbĂ© Russec le renvoya. Antone alla s’appuyer Ă  la barriĂšre et tournant le dos Ă  ses camarades, les mains Ă  la palissade, il songea avec effroi qu’il n’avait pas rĂ©pondu Ă  l’abbĂ© Brillet. Que de fois il avait interrompu cette derniĂšre lettre commencĂ©e depuis dix jours ! Et Ă  ses regrets se mĂȘlait le remords d’un suprĂȘme devoir nĂ©gligĂ©. BientĂŽt il lui sembla qu’il Ă©tait encore plus isolĂ©, plus abandonnĂ© qu’avant et qu’il allait s’ennuyer encore davantage. Peu Ă  peu il oubliait son prĂ©cepteur, se plaignait lui-mĂȘme en son for intĂ©rieur, se dĂ©couvrait Ă  la fois malheureux et seul. Les Ă©lĂšves, qui avaient aperçu de loin la lettre de deuil, le laissaient tranquille ; ils comprenaient obscurĂ©ment que le mieux, en cette circonstance, Ă©tait de ne pas troubler sa tristesse. À la fin pourtant, Georges MorĂšre, qui avait passĂ© deux fois prĂšs de lui en courant, osa s’approcher. Qu’est-ce que tu as, dit-il, tu as perdu quelqu’un ? » Antone fit un signe de tĂȘte affirmatif. Quelqu’un de ta famille ? – Non, rĂ©pondit Antone, mon prĂ©cepteur. – Ah ! s’exclama Georges surpris. Il y avait longtemps que tu le connaissais ? – Oui, et il m’aimait beaucoup, lui. » Georges MorĂšre fut tout dĂ©contenancĂ© ; il ne s’attendait pas Ă  cette allusion personnelle dans un moment si douloureux. Mon pauvre Antone, je te plains beaucoup. » Antone baissa la tĂȘte, et continua Vois-tu, ce qui me pĂšse le plus, c’est qu’il m’a Ă©crit il y a plus de dix jours et que je ne lui ai pas seulement envoyĂ© un mot d’adieu. » Son camarade Ă©baucha un vague geste qui pouvait signifier Que veux-tu ? il y a de ces fatalitĂ©s ! » Antone alors se laissa aller Ă  de plus larges confidences. Il rappelait la bontĂ© de cet abbĂ©, leurs derniĂšres excursions Ă  Cannes et dans l’Esterel, ses soins dĂ©licats, son ingĂ©niositĂ© Ă  lui procurer des distractions, ses conversations affectueuses. Et maintenant, il allait se trouver seul. Il avait ses parents ? C’était vrai, mais ils Ă©taient si loin ; il les voyait de temps en temps, mais qu’est-ce qu’ils pouvaient pour lui ? ils ne le suivaient pas comme l’abbĂ© dans les mille minutes de la vie Ă©coliĂšre. Et puis vivre, pourquoi ? pour faire des thĂšmes, des versions, des exercices monotones ? Mourir bientĂŽt peut-ĂȘtre, comme l’abbĂ© ? » Une secrĂšte rĂ©volte le secouait. Loin de le pousser au devoir, cette brusque image de la mort lui inspirait comme un secret dĂ©sir de se dĂ©penser, d’agir en hĂąte, de vivre. Travailler, reprit-il, pour qui ? pourquoi ? – Pour tes parents, hasarda MorĂšre scandalisĂ©. – Ah ! ça ne les intĂ©resse pas follement. – Pour toi, pour ton avenir. » Antone secoua la tĂȘte Mon avenir ! je ferai comme papa. » Puis il tourna vers Georges ses yeux humides. Si tu voulais, comme je serais heureux de t’avoir pour ami. – Tu sais bien que le rĂšglement
 – Oui, tu me l’as dĂ©jĂ  dit. Le rĂšglement tu ne parles que du rĂšglement ! Ils s’en moquent pas mal du rĂšglement, mes parents. Mais non, j’ai tort. Je t’affirme que je ferai, comme toi, mon possible pour bien travailler. Qu’est-ce que ça peut faire que je sois content quand tu es le premier, quand tu gagnes la partie, quand tu rives son clou Ă  Lurel, quand je suis avec toi en promenade
 » Georges MorĂšre ne rĂ©pondait pas, il se mĂ©fiait ; par suite d’une vieille habitude paysanne, ne voyant pas trĂšs clair, il se retranchait derriĂšre la coutume, le code, la loi, le rĂšglement. Mais Antone continuait C’est Ă  cause de toi que je n’ai pas Ă©crit Ă  mon prĂ©cepteur. Tu m’as repoussĂ© si brutalement toute cette semaine que j’étais incapable de trouver une phrase. Ah ! si tu voulais que je sois ton ami, je te dĂ©fendrais il y en a qui t’en veulent, qui sont furieux parce que tu es le plus fort, qui te dĂ©chirent par derriĂšre, qui te trouvent trop fier. Va, ce n’est pas M. Blumont qui a bouchĂ© ta flĂ»te ; ça j’en suis bien sĂ»r, c’est un troisiĂšme qui a voulu se venger, et comme c’était un lĂąche, il l’a fait lĂąchement. Ne crains rien, je le retrouverai celui-lĂ , ça ne sera pas difficile, et alors
 » Il se reprit et articula lentement Seulement, si tu as peur que je te compromette ?
 » Et, du bras, il fit un geste las. Georges MorĂšre se redressa ce soupçon de peur offensait sa fiertĂ©. Antone poursuivit naĂŻvement Tu crois donc que je ne comprends pas pourquoi on dĂ©fend les amitiĂ©s particuliĂšres ? Lurel et Monnot, Patraugeat, CĂ©zenne ne cherchent qu’à agacer les professeurs et Ă  chahuter, et ne font rien. Mais moi, tu verras, en deux mois, je serai dans les premiers. Quand je ne m’ennuie pas, je travaille. Et puis tu serais lĂ , pour m’aider. Ce serait si bon. Je te promets que je ne m’ennuierais plus ! Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour toi ! Moi aussi je suis fier. » Georges MorĂšre Ă©tait de plus en plus troublĂ©. Sous ce flot de paroles vives il dĂ©couvrait une perspicacitĂ© qui l’étonnait. Oui, il avait des camarades hostiles ; il se rappelait les sarcasmes d’Émeril, les gros rires de Patraugeat, les sourires encore plus cruels de certains bons Ă©lĂšves. Ce qu’on aimait en lui, c’était son entrain, mais on dĂ©testait sa fiertĂ© et personne, non jamais personne, ne lui avait parlĂ© avec cette ardeur, cette admiration et cet abandon. Il ne voulait pas paraĂźtre intimidĂ© et cependant il Ă©tait Ă©mu, dĂ©sorientĂ©, bousculĂ© par ce camarade plus jeune et reculait en dĂ©sordre. Qu’est-ce que c’était que ce gamin aux maniĂšres et au langage encore puĂ©rils, qui lui montrait une pareille supĂ©rioritĂ© d’ñme, un don du cƓur indĂ©finissable, une richesse intĂ©rieure qu’il soupçonnait Ă  peine ? Il Ă©tait humiliĂ© d’ĂȘtre si novice prĂšs de lui, si embarrassĂ© devant tant d’aisance, si contraint aprĂšs tant de confiance, si froid en rĂ©ponse Ă  tant de chaleur. Il s’efforçait de prendre un air dĂ©gagĂ©. Il goĂ»tait la dĂ©licate voluptĂ© d’ĂȘtre remarquĂ©, admirĂ©, choisi entre tous par une Ăąme fine et intelligente et pourtant se dĂ©fendait un peu contre ce plaisir intime, de peur de glisser dans l’inconnu. Enfin il conclut brusquement Tu veux ĂȘtre mon ami, soyons-le ! – Tu veux bien ? – Eh ! bien, oui, lĂ . » Antone lui prit la main avec joie et la gardant entre les siennes Maintenant, lui dit-il, et il souriait Ă  travers ses larmes, tu vas voir comme tout va changer. » Levant les yeux, MorĂšre rencontra le regard de l’abbĂ© Russec qui les examinait avec Ă©tonnement et derriĂšre l’abbĂ© le sourire de Modeste Miagrin qui faisait signe Ă  un groupe de troisiĂšmes. Comme le prĂ©fet de division allait s’approcher, la cloche sonna et les deux amis se sĂ©parĂšrent. CHAPITRE X – UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE D’OVIDE Georges MorĂšre est chez le PĂšre Levrou. Bien que les prĂȘtres de ce collĂšge ne soient nullement des religieux, les Ă©lĂšves entre eux leur donnent toujours ce nom de PĂšre ». Ils mettent dans ce titre beaucoup de familiaritĂ© et un sentiment plus dĂ©licat, une allusion Ă  leur dĂ©vouement et une acceptation de leur affection. Le pĂšre Levrou est affligĂ© d’une obĂ©sitĂ© prĂ©coce, d’un visage enluminĂ©, et d’une voix joviale Ă©gayĂ©e encore par d’inlassables plaisanteries. Il a des habitudes bien connues. Il dit Mon petit » Ă  tous ses Ă©lĂšves actuels ou anciens et on se souvient de l’avoir entendu interpeller de cette façon un capitaine de cuirassiers qui, cependant, pouvait le regarder de trĂšs haut. Il prise avec persĂ©vĂ©rance, et aime les calembours Ă  la folie. MalgrĂ© tout cela Georges MorĂšre l’a choisi comme directeur en raison de sa simplicitĂ©, de sa droiture et de son expĂ©rience. Ce soir il reçoit de l’abbĂ© une semonce plutĂŽt inattendue, sous une forme un peu railleuse. Dites donc, mon petit, il paraĂźt que vous avez fait une conquĂȘte ? » Et comme MorĂšre ouvre de grands yeux Ă©tonnĂ©s Oui, poursuit l’abbĂ©, vous avez hĂ©ritĂ© du cƓur d’Antone Ramon. Vous ĂȘtes d’une Ă©loquence Ă  faire pĂąlir DĂ©mosthĂšne et Bossuet
 En vingt minutes vous avez consolĂ© votre camarade. C’est un record. Attention, mon petit. Qu’est-ce que ça veut dire ? – Mais je ne fais rien de mal ! dĂ©clare MorĂšre un peu rouge. – Il ne faudrait plus que cela, mon petit. Non, vous ne faites pas de mal. Vous faites mĂȘme du bien. Depuis cinq jours il est tout Ă  fait changĂ© votre ami il sait ses leçons, rubis sur l’ongle, sauf en mathĂ©matiques ; il fait des devoirs pleins de fautes, c’est vrai, mais merveilleusement soignĂ©s. Il Ă©coute au rĂ©fectoire quand c’est votre tour de lire au point d’en oublier de manger. Il y a de quoi rendre fier dans sa tombe AmĂ©dĂ©e Gabourd. Seulement il y a un revers. Pourquoi se retourne-t-il toujours en riant vers vous quand il a rĂ©citĂ© ? Qu’est-ce que c’est que cette signature nouvelle Ă  la fin de ses devoirs ? Ces signes cabalistiques oĂč l’on dĂ©couvre un G. et une M. ? » Et l’abbĂ© Levrou regarde Georges avec un air affectueux qui doit Ă©videmment corriger ce que son langage a d’un peu goguenard. Georges raconte briĂšvement toute l’affaire. Inconsciemment sans doute, il rajeunit Antone et exagĂšre les moqueries de ses camarades. Oui, Ninette, interrompt l’abbĂ©. – Alors il a cherchĂ© un appui et comme je l’avais aidĂ© un peu Ă  se dĂ©brouiller Ă  son arrivĂ©e, il a prĂ©fĂ©rĂ© recourir Ă  moi mais c’est pour que je le pousse au travail. – EspĂ©rons-le, mon petit. Écoutez, je vous parle sĂ©rieusement. Laissez le petit Ramon de cĂŽtĂ©. Soyez gentil pour lui, aimable, bon camarade, mais qu’on ne vous voie pas toujours ensemble. – Pourquoi ? – Ça ne vous vaut rien, ni Ă  vous, ni Ă  lui. – Mais puisque je ne lui fais pas de mal ? – Actuellement peut-ĂȘtre mais il vous en fait ! – Comment ? – Vous n’avez pas Ă©tĂ© troublĂ© par cette rencontre ? Vous ĂȘtes le mĂȘme avec vos camarades ? Toujours aussi affable ? aussi entraĂźneur ? Vous n’ĂȘtes pas un peu susceptible ? Acceptez-vous aussi facilement qu’autrefois les plaisanteries ? Et puis n’ĂȘtes-vous pas satisfait de vous ? trĂšs flattĂ© surtout d’avoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© Ă  Feydart, Ă  Aubert, Ă  Miagrin ? Allons plus loin vous apprenez aussi bien ? vous ne bifurquez pas du cĂŽtĂ© Ramon ? Plus loin encore Vous ĂȘtes sĂ»r, bien sĂ»r d’ĂȘtre dans une bonne voie ? Vous n’avez aucune apprĂ©hension ? – Des apprĂ©hensions, reprit MorĂšre, on peut en avoir Ă  propos de tout. Ce que je sais, c’est que je n’ai nullement l’intention de lui faire du mal, au contraire, et les rĂ©sultats sont absolument comme je le dĂ©sirais. Maintenant, que ça me fasse plaisir d’avoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© par lui, c’est clair. Est-ce que c’est un pĂ©chĂ© ? – Ah ! mon petit, comme vous y allez ! Pas si vite. MĂȘme quand nous sommes en Ă©tat de grĂące, mĂȘme quand nous avons Dieu en nous il ne faut pas oublier la recommandation de saint Paul Habemus autem thesaurum istum in vasis, – Ă©coutez le dernier mot – fictilibus. Ce qui fait un beau vers que vous pourrez conserver et mĂ©diter “Nous portons ce trĂ©sor dans des vases d’argile.” » Ça rime avec fragile. Et si saint Paul ne vous suffit pas
 Ă©coutez l’EcclĂ©siastique “Qui aime le danger, pĂ©rit dans le danger.” – Mais quel est le danger ? – Le danger est qu’au lieu de l’élever jusqu’à vous, vous ne descendiez jusqu’à lui. – Ce n’est pas un mauvais Ă©lĂšve. – SĂ»rement non. Mais c’est un sensitif et non un raisonnable. Si vous vous laissez diriger par les caprices d’un camarade sentimental, vous irez loin ? – Je ne me laisse pas diriger, je le dirige. – Non, vous ne dirigerez pas Antone Ramon, mon petit ; ne vous faites pas cette illusion et laissez vos maĂźtres se charger de cette direction chacun son mĂ©tier. » L’abbĂ© Levrou a beau insister, il ne gagne rien, il le constate. C’est que Georges ne veut pas admettre qu’Antone le domine, il est froissĂ© de cette connaissance si prĂ©cise de leurs rapports et il n’abandonne pas son ami parce qu’il a dans l’oreille l’accent dont l’autre lui a dit Ah ! si tu as peur que je te compromette ». À vouloir attĂ©nuer cette amitiĂ© franche, trop expansive mĂȘme, il s’attirerait ces paroles terribles, les seules qui puissent blesser sa fiertĂ©, et il admire Antone de vivre si franchement qu’il ignore mĂȘme ce qui se mĂȘle de respect humain Ă  notre sentiment le plus dĂ©licat, la pudeur. L’abbĂ© Levrou n’insiste pas. Mon petit, je vous signale les dangers possibles, je souhaite que vous les Ă©vitiez. Quand vous les verrez, vous me suivrez, j’en suis sĂ»r. Seulement je vous prĂ©viens dĂšs aujourd’hui parce que, comme dit Ovide, qui n’est pas un pĂšre de l’Église “Principiis obsta.” Ce qui veut dire “RĂ©siste au mal Ă  son dĂ©but.” » Et comme il aimait les vers latins il acheva le distique Principiis obsta sero medicina paratur, Cum mala per longas invaluere moras. Le remĂšde vient trop tard quand la maladie, Ă  force de dĂ©lais, s’est dĂ©veloppĂ©e. » Ce que ne peut dire l’abbĂ© Levrou c’est qu’Antone a pris comme directeur l’homme le moins fait pour le diriger l’abbĂ© Perrotot. C’est un bon prĂȘtre plein d’affabilitĂ© pour son petit pĂ©nitent, mais incapable de prĂ©voir, ni de prĂ©venir les dangers qui le menacent. En outre, le professeur de troisiĂšme, M. Pujol, comme celui de seconde, est un laĂŻque, et tout son dĂ©vouement supplĂ©era-t-il l’habitude des consciences d’enfant que donne la confession ? CHAPITRE XI – EFFETS DE NEIGE Le 20 dĂ©cembre, un vendredi, au coup de cloche du rĂ©veil, un bruit joyeux courut dans tous les dortoirs La neige ! il y a de la neige. » Malheureusement il y eut trop de soleil vers midi et bientĂŽt la cour ne fut plus qu’une vaste mare boueuse la neige Ă©tait devenue grise comme de la cendre et les pieds s’y enfonçaient avec dĂ©goĂ»t. Entre la lisiĂšre de Seillon et les derniĂšres maisons de la ville descendaient de vastes champs presque sans arbres. Le dimanche les troisiĂšmes demandĂšrent Ă  y aller. L’abbĂ© Russec exigea d’abord un peu de marche, si bien qu’à trois heures seulement la division put entrer sur le terrain convoitĂ©. AussitĂŽt ce furent des cris et des courses de meute subitement lĂąchĂ©e. Les Ă©lĂšves se poursuivirent Ă  coups de boules, d’autres commencĂšrent Ă  pĂ©trir un pĂątĂ© qu’ils roulaient ensuite, et ils riaient du ruban de gazon vert qu’ils dĂ©couvraient en poussant toujours devant eux. D’autres, sous l’apparence de jeux, gagnaient la lisiĂšre et s’efforçaient d’échapper aux regards du prĂ©fet de division mais l’on entendait soudain sa voix qui les rappelait et leur rĂ©pĂ©tait la dĂ©fense de sortir du champ. BientĂŽt la bataille fut le jeu gĂ©nĂ©ral ; mĂȘme les dĂ©licats, ceux dont les doigts rougissent d’engelures, ceux qui restent immobiles pendant les rĂ©crĂ©ations, les mains dans les poches et le dos courbĂ©, ceux qu’exaspĂšrent les brutalitĂ©s, houspillĂ©s, entraĂźnĂ©s, forcĂ©s de rĂ©pondre, ramassĂšrent la belle neige qu’ils moulaient dans leurs mains et qu’ils lançaient gauchement aux plus intrĂ©pides. Au milieu de tous se distinguait Georges MorĂšre il Ă©tait soutenu par Émeril, Beurard, Tahuret, tandis qu’un camp fort nombreux, dirigĂ© par Feydart et Rousselot, les accablait de projectiles. Tout d’abord la lutte fut Ă©gale. Parfois un lutteur se sauvait, frappĂ© Ă  la tĂȘte, et criant Tu triches. » Il Ă©tait en effet dĂ©fendu d’utiliser les morceaux des patins qui se durcissent sous les chaussures, et chaque fois que le choc Ă©tait trop dur, on accusait l’adversaire d’infraction Ă  cette rĂšgle. La force et l’habiletĂ© de MorĂšre surexcitaient le camp de Feydart. Celui-ci, grĂące au nombre, gagnait du terrain, forçait son rival et sa troupe Ă  remonter les pentes, les dĂ©bordait Ă  droite et Ă  gauche. Aussi Beurard, accablĂ©, avait renoncĂ©, Tahuret et Boucher se dĂ©fendaient mollement, Émeril se prĂ©tendait fatiguĂ©. AbandonnĂ© de ses soldats, tout en reculant pas Ă  pas vers la lisiĂšre, MorĂšre tenait toujours tĂȘte. C’est qu’il avait prĂšs de lui un fidĂšle second. Antone s’était vite lassĂ© de la lutte, mais maintenant il se reposait en confectionnant des boules pour son ami. Sans cesse approvisionnĂ©, Georges MorĂšre mettait hors de combat Leroux, Gendrot et Sorin. Il semblait infatigable et insensible. Pourtant, frappĂ© brusquement Ă  la joue, il poussa une injure sans adresse particuliĂšre Rossard ! » et reprit la lutte avec une telle vigueur que les autres criĂšrent Il rage ! il rage ! » Ce fut comme un appel. Rager, pour les Ă©lĂšves, c’est ne plus jouer, mais se battre pour de bon », pour faire du mal. Rien ne les irrite autant. AussitĂŽt, en effet, ceux qui s’étaient Ă©cartĂ©s, ou qui regardaient en simples spectateurs, ramassĂšrent des boules et rentrĂšrent dans le camp hostile. Une pluie drue et nourrie de blanche mitraille s’acharna sur le rageur. Celui-ci voyait avec Ă©tonnement ses anciens compagnons de lutte, les Beurard et les Émeril, avec Miagrin, renforcer les rangs de ses adversaires. Antone ne fournissait plus assez de munitions et, Ă  force de battre en retraite, ils Ă©taient arrivĂ©s tous les deux presque Ă  la lisiĂšre de la forĂȘt. Georges luttait seul contre vingt. La multiplicitĂ© des projectiles ne lui laissait pas toujours le temps de viser, mais le demi-cercle qu’il avait devant lui Ă©tait tellement proche et serrĂ© qu’il n’avait pas besoin de s’appliquer, tous les coups portaient. Quelque chose aurait dĂ» le troubler dans ce combat c’étaient les sourires narquois de Beurard et de Patraugeat, la joie mĂ©chante de Lurel et de CĂ©zenne ; les plaisanteries blessantes, anonymes d’abord, puis rĂ©pĂ©tĂ©es par Émeril, Monnot et les autres Sur Antone MorĂšre. – Sur Georges Ramon. » Cette mĂȘme clameur revenait, intervertissant Ă  dessein les prĂ©noms des deux amis Tiens, Georges Ramon ! – Tiens, Antone MorĂšre ! – Tiens, mon chou ! – Tiens, mon chĂ©ri ! » Mais les rires et le bruit couvraient les injures. Georges et Antone ne les distinguaient pas, ils tenaient tĂȘte, multipliaient les coups, s’encourageaient, Ă  demi aveuglĂ©s par cette avalanche de boules. Soudain Émeril poussa un cri strident et porta la main Ă  sa figure. Tous s’arrĂȘtĂšrent aussitĂŽt et se prĂ©cipitĂšrent vers lui, tandis que l’abbĂ© Russec accourait du vallonnement. Émeril avait Ă©tĂ© frappĂ© Ă  l’Ɠil, une lĂ©gĂšre ecchymose gonflait sa paupiĂšre bleuie. Tous les autres criaient C’est Ramon qui a ragĂ© ! – Pas vrai ! – Si, tu as mis des pierres dans tes boules. » Le long de la lisiĂšre courait un chemin assez frĂ©quentĂ© en temps ordinaire. Qu’involontairement, dans la hĂąte nĂ©cessaire, Ramon eĂ»t ramassĂ© un caillou avec la neige, c’était possible ; mais on ne pouvait suspecter son intention. L’abbĂ© prit la tĂȘte d’Émeril Ouvrez l’Ɠil, lui dit-il. Bah ! ce n’est rien. N’y touchez pas. » Il lui demanda son mouchoir pour en faire un bandeau ; Émeril en prĂ©senta un dans un tel Ă©tat, bien que du matin mĂȘme, qu’il fallut renoncer Ă  s’en servir. Antone offrit spontanĂ©ment le sien. C’est un mouchoir de fillette, dit l’abbĂ©, ayant dĂ©veloppĂ© le minuscule tissu au chiffre brodĂ©, c’est trop petit. » Des rires accueillirent cette maladroite observation et des chuchotements de Ninette ! Ninette ! » la soulignĂšrent. La mauvaise humeur allait grandir, tourner Ă  l’aigre, quand on entendit les Ă©lĂšves d’en bas pousser une grande clameur d’étonnement. Le ciel s’était dĂ©gagĂ© Ă  demi vers l’occident. Rapidement le masque sanglant du soleil descendait Ă  l’horizon derriĂšre l’hippodrome et les ruines de la Chartreuse de Seillon. Tandis que peu Ă  peu il glissait du firmament, ses rayons empourpraient les bancs de nuages et s’étendaient au loin sur la plaine et les pentes du vallonnement. Soudain toute la nappe de neige se glaça de rose. À mesure que le disque baissa, le reflet devint plus intense, plus carminĂ©, et sur l’immense tapis couleur d’aurore borĂ©ale quelques arbres dĂ©feuillĂ©s projetĂšrent des marbrures violettes, s’allongĂšrent Ă  l’infini en dessins fantastiques. Toute la division, oubliant ses jeux, battait des mains et regardait l’orbe dĂ©croĂźtre. Il s’enfonça lentement dans la terre comme un rouge tison. La neige empourprĂ©e pĂąlit peu Ă  peu et, quand l’astre eut disparu, s’éteignit Ă  son tour comme un feu de bengale. Un vent frais balaya le glacis, la forĂȘt se mit Ă  bruire avec un crĂ©pitement de branches sĂšches, et, derriĂšre les petits monticules de neige, s’étalĂšrent des triangles d’ombre bleue. Allons, en rangs ! » commanda l’abbĂ© en frappant des mains. Trois par trois, d’un pas lourd sur la route sonore, les Ă©lĂšves rentrĂšrent au collĂšge, l’imagination pleine de ces lueurs d’incendie, se rappelant les uns aux autres Moscou en flammes, le Kremlin et l’épopĂ©e napolĂ©onienne. CHAPITRE XII – DE L’AMITIÉ SPIRITUELLE Voici la derniĂšre semaine de l’annĂ©e, la semaine des examens trimestriels, de la fĂȘte de NoĂ«l, des prix d’honneur de classe. L’abbĂ© Perrotot a Ă©tĂ© discrĂštement renseignĂ© sur son pupille spirituel. Ses assiduitĂ©s prĂšs de MorĂšre scandalisent la petite communautĂ© ; Ă©videmment il doit l’avertir ; il l’a compris, et attend son pĂ©nitent de pied ferme la veille de NoĂ«l Ă  son confessionnal. Voyons, mon enfant, vous n’avez rien Ă  vous reprocher dans vos rapports avec vos camarades ? » Antone s’accuse de colĂšres, de paroles mĂ©chantes, d’envie mĂȘme et d’excitation Ă  l’indiscipline. C’est tout ? – C’est tout, mon pĂšre. – Voyons, vous n’avez pas d’amitiĂ©s particuliĂšres ? » Dans l’obscuritĂ© Ramon fait un geste de surprise que l’abbĂ© devine, puis il murmure d’une voix Ă©tranglĂ©e et stupĂ©faite C’est donc un pĂ©chĂ© ? » Le pauvre directeur craint d’avoir Ă©tĂ© trop loin, il reprend Mon enfant, Ă©coutez ; il y a trois sortes d’amitiĂ©s les amitiĂ©s spirituelles, les amitiĂ©s naturelles qui sont bonnes et les amitiĂ©s naturelles qui sont mauvaises. Suivez-moi. – Oui, mon pĂšre, rĂ©pond docilement Antone qui ne comprend rien. – Les amitiĂ©s spirituelles, continue le directeur, ce sont les amitiĂ©s des grands saints. Par exemple saint GrĂ©goire de Nazianze et saint Basile Ă©taient liĂ©s d’une amitiĂ© qui avait Dieu pour principe et pour fin, et cela dĂšs le collĂšge. Saint Antoine, votre patron, et saint Paul ermite Ă©taient liĂ©s d’une amitiĂ© semblable dans le dĂ©sert, et cependant, ils se voyaient trĂšs peu souvent, trois fois dans leur vie, et une fois aprĂšs la mort d’Antoine. De mĂȘme saint François d’Assise et sainte Claire. Et je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle est une grĂące de Dieu et non pas un pĂ©chĂ© ; mais elle est rare, trĂšs rare, excessivement rare, comprenez-vous ? Les autres amitiĂ©s sont purement naturelles. Elles ne sont pas mauvaises en soi, mais notre nature est si pervertie et le dĂ©mon est si malin que peu Ă  peu il peut faire dĂ©vier notre bonne volontĂ© et nous amener au mal. Comprenez-vous ? – Oui, mon pĂšre. Mais celle de saint GrĂ©goire, comment la reconnaĂźt-on ? – Il n’y a pas de preuve absolue, mais quand une amitiĂ© vous porte Ă  mieux remplir vos devoirs, Ă  mieux aimer le bon Dieu, Ă  ĂȘtre plus doux, plus charitable, plus vertueux, elle est bonne. Comprenez-vous ? – Oui, mon pĂšre. » Antone est rayonnant, il achĂšve sa confession plein de joie et rentre en Ă©tude physiquement plus lĂ©ger et plus souple. À huit heures, les Ă©lĂšves montent au dortoir ; Ă  onze heures et demie la cloche les rĂ©veille et ils descendent pour la messe de minuit. Lorsqu’ils entrent, les orphĂ©onistes dĂ©jĂ  rĂ©unis Ă  la tribune entonnent le joyeux Gloria in excelsis Deo ». Le chƓur de la chapelle est complĂštement transformĂ© c’est une immense grotte prĂ©cĂ©dĂ©e de palmiers peints ; le fond, garni d’un transparent, reprĂ©sente les abords de BethlĂ©em avec JĂ©rusalem et son temple aux toits d’or ; Ă  droite la crĂšche apparaĂźt entre un Saint Joseph et une Sainte Vierge de grandeur naturelle, Ă  gauche s’agenouillent les bergers, et, au milieu de ces statues, appuyĂ© au transparent, se dresse un autel rustique fait de souches et de pierres moussues, ornĂ© de saxifrages, de fougĂšres et de lierre. La vision est un peu théùtrale, mais la nappe d’autel et les cierges, les ornements du prĂȘtre, les soutanelles rouges et les aubes blanches des enfants de chƓur, suffisent Ă  rappeler nettement la liturgie du sacrifice de la messe. Et comment les enfants ne seraient-ils pas soulevĂ©s par les souvenirs de leur prime enfance, par les chants de l’orgue et de leurs camarades, par les quelques mots du cĂ©lĂ©brant rappelant ce mystĂšre de pauvretĂ©, de nuditĂ©, par le souffle de foi et d’amour qui les appelle tous Ă  la communion ? Quiconque, enfant, n’a pas participĂ© Ă  ces fĂȘtes n’a rien senti. Antone retrouve soudain toutes les Ă©motions de sa premiĂšre communion, toute la joie de son premier pĂšlerinage de Lourdes, l’annĂ©e derniĂšre, avec l’abbĂ© Brillet. Quand il se relĂšve aprĂšs la communion pour chanter avec ses condisciples le NoĂ«l populaire Il est nĂ© le divin Enfant », sa voix retrouve, malgrĂ© la mue, des inflexions chaudes et sonores. Il a besoin, en effet, de chanter, de chanter de toute sa force, car un cantique de joie vibre sans fin dans son Ăąme. Sans le savoir, l’abbĂ© Perrotot lui a ouvert Ă  deux battants les portes de l’idĂ©al. Et Antone maintenant croit avoir reçu cette grĂące rare, excessivement rare, de l’amitiĂ© spirituelle. À genoux, le front sur ses mains, il en a remerciĂ© Dieu dans son cƓur il l’a suppliĂ© naĂŻvement de la garder des embĂ»ches du Malin, de la resserrer de plus en plus, de la bĂ©nir, de la lui conserver. Toute la journĂ©e, il chante, il saute, il bondit. MorĂšre Ă©tonnĂ© cherche Ă  le ramener au calme ; c’est en vain. Il croit que c’est l’influence des vacances prochaines. Tu es fou aujourd’hui. – Un peu, lui riposte-t-il, mais ça ne fait rien, mon grand Geo. – Mon grand Geo, rĂ©pĂšte MorĂšre en riant. Tu as des noms trop drĂŽles et toi comment t’appellerai-je ? – Tonio, rĂ©pond doucement Antone avec l’accent italien. – C’est vrai, Tonio est encore plus joli qu’Antone, et ça te va bien, Tonio. » CHAPITRE XIII – UNE ÉLECTION AU COLLÈGE Trois jours aprĂšs, les Ă©lĂšves de troisiĂšme sont rĂ©unis en Ă©tude pour dĂ©cerner par leurs votes, selon l’usage, le prix d’honneur trimestriel. Sont Ă©ligibles ceux qui ont obtenu un certain nombre de tĂ©moignages. Parmi eux ils choisissent, en gĂ©nĂ©ral, un Ă©lĂšve laborieux sans doute, mais qui est bon camarade, plein d’entrain et de franchise. Or, depuis la septiĂšme, Georges MorĂšre a toujours obtenu cette flatteuse distinction. Si Miagrin est plus appliquĂ©, Boucher plus grave, Feydart plus sĂ©duisant, il est lui l’entraĂźneur, le protecteur des faibles et le pacificateur des querelles naissantes. Aussi pense-t-il que personne ne lui enlĂšvera cet honneur traditionnel. Il ignore, en effet, les sentiments qu’il inspire depuis un mois. La classe est froissĂ©e. Il ne le comprendrait mĂȘme pas. Quelle importance peuvent avoir pour les autres ses rapports avec Antone Ramon ? C’est Ă  peine s’il lui parle plus que d’habitude. Et puis Est-ce que ça les regarde ? » Antone, il est vrai, est toujours prĂšs de lui, mais il est loin d’encourager cette lĂ©gĂšre affectation. Son ami Ă©tant arrivĂ© en retard, Georges lui a prĂȘtĂ© ses rĂ©sumĂ©s d’histoire et de littĂ©rature, mais les a-t-il refusĂ©s Ă  Émeril ? Dans son Ă©quipe de foot-ball il a fait passer le petit Lyonnais dans les demis », mais ne faut-il pas reconnaĂźtre qu’il a toutes les qualitĂ©s nĂ©cessaires ? Alors ? Oui, c’est plus qu’il n’en faut pour mettre une classe en effervescence et pour devenir impopulaire. Une classe, c’est une rue de province. Chacun, Ă  travers ses rideaux, observe, conjecture, juge, puis intrigue, cancane, dĂ©chire. D’abord une amitiĂ© particuliĂšre est un vol Ă  la communautĂ© ; dĂšs qu’un Ă©lĂšve sort du groupe et en fait sortir un camarade, il frustre aussitĂŽt tous les autres de la somme de sympathies, de camaraderie qu’il leur donnait auparavant. La jalousie, la vanitĂ©, la suffisance, la mĂ©disance, le mĂ©pris, tous les mauvais sentiments, tous les mauvais instincts se dressent et sifflent avec un ensemble unique contre les malheureux. Et la misĂšre suprĂȘme, c’est que tous ces enfants le font presque innocemment aucun ne voudrait causer sciemment un chagrin rĂ©el Ă  ses camarades. Luce Aubert, Louis Boucher, Arthur Feydart, Marcel Sorin, les premiers, les plus sages, se sont Ă©tonnĂ©s Pourquoi n’est-il plus comme tout le monde ? » disent-ils de MorĂšre. Mais le clan des pires, les Beurard, les Monnot, les Lurel, les Patraugeat, c’est-Ă -dire les cancres, les louches, les faibles d’esprit et de cƓur, ont immĂ©diatement poussĂ© des clameurs et criĂ© Au scandale ! » Leur impudence s’est effarouchĂ©e de cette amitiĂ© ils l’ont stigmatisĂ©e avec d’horribles mots. Comme un vent pestilentiel de Marais Pontins, leur irritation a rĂ©veillĂ© les endormis, enfiĂ©vrĂ© les placides, donnĂ© Ă  tous la mal’aria. Des conciliabules se sont tenus Tu sais, on ne vote pas pour MorĂšre ? » Le plus difficile a Ă©tĂ© de s’entendre sur le concurrent. Miagrin n’enlĂšve pas la confiance, Louis Aubert n’a pas le dieu en lui ; de Sorin et de Boucher on dit nettement Ils sont trop moules. » Restait Arthur Feydart ; il avait contre lui ses mots caustiques, mais justement on s’est dit ce sera trĂšs amusant, car cela ennuiera et MorĂšre et les professeurs. Or, ennuyer les professeurs, c’est la joie, surtout quand on ne risque absolument rien. Georges MorĂšre n’a-t-il donc aucun partisan ? Si, d’abord Antone Ramon qui lui fait d’autant plus de tort qu’il le prĂŽne davantage. Il a encore Pradier, Henriet, Lecomte, les timides bons garçons, les fidĂšles, incapables d’entrer dans cette vilenie, plus incapables encore de rĂ©agir. MĂȘme s’ils se remuaient, ils ne seraient pas de force Ă  lutter, car ils n’ont pas l’enthousiasme. Ils formeront ce grand parti, ce long et large banc des braves gens, le banc des mollusques. Ils font tout sans flamme et sans joie. Les autres, au contraire, sont excitĂ©s par la curiositĂ©, par l’espoir de dĂ©boulonner » MorĂšre, par des haines sourdes, des rivalitĂ©s inavouĂ©es, des espoirs inavouables. Ils ont repris la vieille plaisanterie Contre Antone MorĂšre et Georges Ramon ! » On fait circuler des mots que l’on croit spirituels S’il faut mourir, MorĂšre. Et un loustic ajoute S’il faut ramer, Ramon. Un autre a trouvĂ© mieux et de bureau en bureau, pendant une Ă©tude, a voyagĂ© ce papier affiche Potius fƓdari quam mori. » La vieille devise latine PlutĂŽt la mort que le dĂ©shonneur », mais retournĂ©e et ainsi traduite PlutĂŽt Feydart que MorĂšre. » Non, MorĂšre ne s’est aperçu de rien. Seul Antone s’est un peu inquiĂ©tĂ©. Plusieurs fois, tombant brusquement dans un groupe, il a vu les causeurs se faire signe et devenir muets. D’autres fois, Ă  son arrivĂ©e, un condisciple a dĂ©clarĂ© Moi je vote pour Kruger, vive les Boers ! À bas les Anglais ! » Antone a compris que la conversation bifurquait. MĂȘme en Ă©tude un billet a circulĂ©, il l’a guettĂ©, mais avant d’arriver Ă  lui, le billet a filĂ© sur un autre banc. D’ailleurs, la joie de NoĂ«l et des prochaines vacances a emportĂ© toutes ses craintes et au moment du vote sous la prĂ©sidence de l’abbĂ© Russec, tous deux planent dans la certitude. Enfin on ramasse les bulletins et le dĂ©pouillement commence. Les voix semblent se partager d’abord Ă©galement entre Georges MorĂšre et Louis Boucher ; de-ci, de-lĂ , quelques votes pour Arthur Feydart ou pour Luce Aubert ; soudain l’abbĂ© Russec s’arrĂȘte et haussant les Ă©paules dĂ©clare nettement Voici un bulletin que j’annule. Il est inadmissible qu’on y inscrive des injures et des cris de ce genre “Mort Ă  MorĂšre.” » Toute la salle Ă©clate de rire et se retourne vers Patraugeat qui prend la mine faussement modeste d’un comique rappelĂ© Ă  la scĂšne. On entend rĂ©pĂ©ter aux quatre coins comme une excitation Ă  une bataille de chiens Mort Ă  MorĂšre, mort Ă  MorĂšre
 » Le dĂ©pouillement continue les deux concurrents Ă©taient tous les deux Ă  8 voix, mais Boucher recueille chaque vote nouveau, et le nom de MorĂšre ne sort plus, si bien que dans le silence difficilement rĂ©tabli, l’abbĂ© Russec proclame ainsi les rĂ©sultats Votants 28 Louis Boucher 12 Georges MorĂšre 8 Luce Aubert 4 Arthur Feydart 3 Bulletin nul 1 Louis Boucher triomphe. MorĂšre a pĂąli, il a compris cette fois ; mais, quelle que soit son humiliation, il est trop beau joueur pour donner Ă  ses ennemis la joie de son Ă©tonnement douloureux, il redresse la tĂȘte ; dans son coin il s’appuie au mur, et, les sourcils relevĂ©s dans une affectation d’indiffĂ©rence, la lĂšvre avancĂ©e en moue mĂ©prisante, il regarde ses adversaires. Les Patraugeat, les Lurel, les Beurard, les Monnot, les Émeril n’osent rencontrer ce fier regard, ils retiennent leurs rires, se font entre eux des gestes sournois de fĂ©licitations et se tournent vers Antone Ramon, qui, la tĂȘte enfouie dans ses bras repliĂ©s, pleure de douleur et de rage. À sept heures, l’abbĂ© FramogĂ© lit le palmarĂšs devant le collĂšge CLASSE DE TROISIÈME Prix d’Honneur Louis Boucher. Louis Boucher monte gauchement sur l’estrade et en redescend, son prix en mains, dans un tel fracas de galoches que tout le collĂšge se prend Ă  rire. Lui-mĂȘme se laisse entraĂźner Ă  la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale ; il n’y a que deux tĂȘtes sĂ©rieuses Ă  ce moment Georges MorĂšre qui semble rĂȘver Ă  des choses lointaines, Antone Ramon qui serre les lĂšvres et s’écrase la poitrine de ses bras croisĂ©s pour ne pas sangloter. Mais le soir, une fois couchĂ©, la flamme du gaz baissĂ©e, Antone se laisse aller et pleure avec abondance, en petite fille. Les sentiments les plus farouches le tourmentent plein de haine contre Patraugeat, il songe Ă  se lever pour aller le souffleter. Puis il s’accuse lui-mĂȘme Faut-il que j’aie Ă©tĂ© aveugle, bouchĂ© ! je n’ai rien vu, rien compris ; pourtant j’avais des soupçons ah ! si j’avais prĂȘtĂ© l’oreille ! Et dire que j’avais promis Ă  Geo de le dĂ©fendre, de l’avertir, et de retrouver celui qui a fait le coup de la flĂ»te ! » Alors il s’imagine son grand ami dĂ©couragĂ©, n’ayant plus confiance en lui, Antone, et il voudrait le consoler, lui demander pardon. ExcitĂ© par la soif de se justifier, il se redresse, cherche dans la pĂ©nombre Ă  entrevoir la figure de Georges, repousse sa couverture et va se jeter Ă  bas de son lit, lorsqu’il entend un hum ! » forcĂ©, poussĂ© par une gorge fort peu enrhumĂ©e ; aussitĂŽt rĂ©pondent des grognements sourds et gouailleurs. Antone comprend qu’il est Ă©piĂ©. Le surveillant pourrait faire une subite irruption. Au dortoir, c’est le temps du grand silence. La moindre infraction Ă  cette rĂšgle expose le dĂ©linquant au renvoi. Antone se laisse retomber sur son traversin et, le drap ramenĂ© sur la figure pour ĂȘtre le plus loin possible de toutes ces haines vigilantes qui l’enserrent, il se reprend Ă  pleurer. Georges vient de s’endormir, fatiguĂ© de cette journĂ©e d’émotion et de contrainte. Ainsi, on l’a considĂ©rĂ© comme moins bon camarade parce qu’il est l’ami d’Antone. Il sent douloureusement le froid affreux de l’abandon. On n’a pas Ă©tĂ© cinq ans le chef incontestĂ© d’une classe pour accepter sans frĂ©mir cette brusque dĂ©robade. Il Ă©prouve quelque chose comme l’altiĂšre douleur d’un gĂ©nĂ©ral lĂąchĂ© par ses troupes, d’un grand homme soudain sifflĂ©. Et cette souffrance s’augmente des rĂ©percussions qu’il prĂ©voit. Quel chagrin demain pour ses parents dont il est l’orgueil, pour ses trois sƓurs, pour M. le curĂ© de Meximieux. Alors la colĂšre le secoue, colĂšre sourde, inavouĂ©e, contre Antone lui-mĂȘme. Qu’avait-il besoin de tourner sans cesse autour de lui ? qu’est-ce qu’il lui veut ? Il le rend ridicule Ă  le regarder toujours, Ă  prendre toujours parti pour lui, mĂȘme quand il ne sait rien. Georges aurait dĂ» le lui dire. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Georges n’ose se rĂ©pondre. Plusieurs fois, en effet, il a Ă©tĂ© sur le point de prĂ©venir Antone, toujours quelque chose l’a arrĂȘtĂ©. Quoi ? La franchise de son ami, sa spontanĂ©itĂ©, sa confiance, sa simplicitĂ©, un charme qui Ă©mane de toute sa personne vivante et vibrante et qui l’a fait rougir au moment du reproche. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre cette amitiĂ© sans dĂ©tour, publique, exubĂ©rante et les amitiĂ©s cachĂ©es des collĂ©giens vicieux ? Et blĂąmer la franchise d’allure de son ami, n’est-ce pas rabaisser leur amitiĂ© ? N’est-ce pas surtout se montrer moins fier que lui ? Va-t-il recevoir de lui des leçons de gĂ©nĂ©rositĂ© ? Non. Avec une Ăąpre joie, dans son amertume, Georges goĂ»te la douceur d’ĂȘtre restĂ© lui-mĂȘme, d’avoir tenu tĂȘte Ă  toutes les rancunes, Ă  toutes les mĂ©chancetĂ©s, d’avoir portĂ© sans dĂ©faillir le poids de cette Ă©preuve. Il se sait bon grĂ© d’avoir donnĂ© Ă  Antone cet exemple de fermetĂ© stoĂŻque, de suprĂȘme maĂźtrise. Dans cette petite Ăąme, toutes ses paroles, tous ses actes pĂ©nĂštrent, s’amplifient, magnifiĂ©s par l’admiration. Georges a la certitude de la conquĂȘte pleine et entiĂšre, et goĂ»te ce bonheur d’autant plus librement qu’il l’a payĂ© plus cher, et qu’il croit travailler Ă  la formation et Ă  l’élĂ©vation de son ami. Il s’est endormi brusquement sur ces idĂ©es consolantes et son rĂȘve lui montre ses sƓurs, Antone, le PĂšre Levrou, dans la petite maison de Meximieux. Quelqu’un encore veille dans le dortoir, repassant les derniers Ă©vĂšnements, estimant les rĂ©sultats. C’est Modeste Miagrin. Qu’une Ăąme de quinze ans puisse aboutir Ă  cette sorte de mĂ©chancetĂ©, ce serait incomprĂ©hensible, si la jalousie n’était pas le fond de notre nature. Il faut toujours se rappeler l’expĂ©rience de saint Augustin. J’ai vu moi-mĂȘme, dit-il, et constatĂ© de mes yeux la jalousie d’un bĂ©bĂ© il ne parlait pas encore et, dĂ©jĂ  blanc de colĂšre, il regardait avec des yeux farouches son frĂšre de lait. » Oui, c’est Modeste Miagrin, qui a excitĂ© ses camarades contre Antone et Georges, sans en avoir l’air ; c’est lui l’auteur de l’assaut Ă  coups de boules de neige, l’organisateur de la campagne pour le prix d’honneur. À la derniĂšre rĂ©crĂ©ation, il a jetĂ© nĂ©gligemment son opinion J’ai horreur des intrigues et des intrigants moi, je vote pour Boucher, c’est un bon type qui n’est mĂȘlĂ© Ă  rien. » Et il a enlevĂ© ainsi tous ceux qui, fatiguĂ©s, s’apprĂȘtaient Ă  voter pour MorĂšre. Mais il est battu, car il espĂ©rait dĂ©goĂ»ter Georges MorĂšre, et briser ainsi cette amitiĂ©. Or Antone s’attache de plus en plus Ă  son ami et Georges est trop fier pour le repousser. Il faudrait mettre son orgueil en cause. Comment ? Il cherche. Sous terre, les gouttes filtrent en rĂ©seaux fins, se rejoignent, forment des poches d’eau qui dĂ©bordent en rigoles souterraines, rencontrent d’autres rigoles, tournent des pierres, traversent le sable, glissent sur l’argile, rongent le calcaire, s’accroissent au cours de leurs pĂ©rĂ©grinations de tous les filets perdus et finissent par sortir de terre, flot pauvre mais continu. C’est le travail des sources. Ainsi, depuis deux mois, les faits, les sentiments, les pensĂ©es, les mille incidents d’une vie qui paraĂźt si vide et si monotone ont pĂ©nĂ©trĂ© dans ces Ăąmes, s’y sont accumulĂ©s suivant leur nature et maintenant le flot sourd, Ă  ciel dĂ©couvert, prĂȘt Ă  se creuser son lit. Source salubre, si les eaux se sont purifiĂ©es dans ce travail initial ; source malsaine, car il y a des sources putrides, si elles ont traversĂ© quelques charognes enfouies, si elles ont longĂ© quelque fosse infecte. Que Dieu suive les bons ruisseaux et les prĂ©serve de la rencontre des mauvais ! Qu’il les garde, car le plus pur cristal, les eaux les plus transparentes peuvent ĂȘtre contaminĂ©es ! CHAPITRE XIV – MIAGRIN PRÉPARE LA RENTRÉE DĂšs l’aube, hourvari ! C’est le dĂ©part ! À grand’peine les surveillants contiennent les manifestations de joie. Les valises au pied des lits, les paquets prĂ©parĂ©s, tout donne au rĂ©veil l’air joyeux des voyages longtemps dĂ©sirĂ©s. À 6 heures et demie, Georges MorĂšre et les Ă©lĂšves pour la direction d’Ambronay, AmbĂ©rieu, Meximieux prennent le dernier dĂ©jeuner de l’annĂ©e. Au moment de rentrer en Ă©tude pour attendre l’appel de son train, il est accostĂ© par Miagrin, qui l’emmĂšne Ă  la sacristie tout en lui exprimant sa peine de cet Ă©chec. Je n’ai pas osĂ©, dit-il, mais j’aurais dĂ» te prĂ©venir qu’il y a quinze jours le PĂšre Perrotot et le PĂšre FramogĂ© ont parlĂ© de vous deux ici avec le PĂšre Levrou. – Et qu’est-ce qu’ils disaient ? – Ils parlaient Ă  mi-voix j’ai compris que Perrotot se plaignait de toi “Il abuse, disait-il, de cet enfant qui ne connaĂźt pas la vie de collĂšge.” Le PĂšre Levrou s’est fĂąchĂ© et Ă  un moment a dĂ©clarĂ© “Je vous assure que c’est ce petit qui a retournĂ© comme un gant ce grand naĂŻf.” FramogĂ© l’a rappelĂ© au silence, mais je l’ai entendu rĂ©pĂ©ter de sa voix saccadĂ©e “Parfaitement, le renvoi, nous ne reculerons pas devant le renvoi.” – Qui menace-t-il ? demande MorĂšre. – Je n’en sais rien, rĂ©pond Miagrin, mais si tu continues, il est Ă©vident que tu risques de faire renvoyer Antone, comme Antone d’ailleurs risque de te faire renvoyer. Tu es naĂŻf de ne pas le voir. – Eh bien, si on le renvoie, s’écrie MorĂšre, je me fais renvoyer aussi. – Et si c’est toi qu’on renvoie, » riposte insidieusement Miagrin. MorĂšre ne rĂ©plique pas. Il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement il lui tend la main Je te remercie du renseignement, il vaut toujours mieux savoir, dit-il en se dirigeant vers la porte. – Surtout bouche cousue, hein ? demande le sacriste. – Ne crains rien. – MĂȘme avec Antone
 Surtout avec Antone. » Georges n’a plus que cinq minutes avant le dĂ©part. DĂšs son entrĂ©e Ă  l’étude oĂč tout le monde cause librement, Antone s’est prĂ©cipitĂ© vers lui, et s’épanche malgrĂ© le voisinage de camarades indiscrets et malveillants. J’avais peur de ne pas te revoir avant le dĂ©part
 Faut-il qu’ils soient mĂ©chants ? Moi, ça me bouleverse. Oui, j’aurais dĂ» veiller ; bien des choses que j’avais entendues s’expliquent tu es trop bon, toi, tu crois que tout le monde est comme toi. » Georges fronce les sourcils. Sans le savoir, Antone le blesse, en lui rĂ©pĂ©tant le jugement de Miagrin et de l’abbĂ© Levrou. Les Ă©lĂšves pour la ligne d’AmbĂ©rieu. » C’est l’abbĂ© Huchois qui entre, Ă©quipĂ© comme pour un voyage au PĂŽle. À l’appel de leur nom, les partants rĂ©pondent PrĂ©sent » et bondissent vers la porte de sortie. Antone serre affectueusement la main de Georges qui s’écrie C’est assommant, j’aurais voulu te parler cinq minutes. Enfin, bonnes vacances. À l’annĂ©e prochaine. – À bientĂŽt, rĂ©pond Antone, bonne annĂ©e ! » Au milieu des cris, des rires et des adieux, la petite troupe sort et prend d’assaut l’omnibus. Soudain Antone court Ă  la porte. Georges ? Georges ? ton adresse ? – Meximieux. Ça suffit. Et toi ? – 25, Place Bellecour. – 25 ? Merci. Au revoir ! » L’omnibus s’ébranle aussitĂŽt et la bande joyeuse parodiant le refrain de la cantate de NoĂ«l Et in terra pax hominibus » chante Ă  tue-tĂȘte Le cocher criait dĂ©jĂ , paf “En omnibus.” » Antone attend maintenant son tour. Il est seul. Modeste Miagrin se glisse vers lui. En lui parlant de Georges il dissipe rapidement sa mĂ©fiance. Vraiment, lui dit-il, tu n’es pas malin. Tu t’étonnes de l’échec de MorĂšre ? La faute Ă  qui ? – À vous. – À toi. Ne fais pas l’innocent. C’est assommant de voir perpĂ©tuellement dans la cour les deux mĂȘmes types se rechercher, se retrouver. Ils ont l’air de ne plus seulement connaĂźtre les autres. Si Georges MorĂšre n’a pas eu le prix d’honneur, tu peux dire “C’est ma faute.” – Ma faute ? – Oui, ta faute. C’est toi qui l’as dĂ©moli. – Si c’est permis
 – Bien mieux, si tu continues Ă  t’afficher ainsi, vous vous prĂ©parez un beau trimestre. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Tu ne sais pas ce que c’est que la vie ici. Tu n’as jamais Ă©tĂ© dans un collĂšge d’internes, ça se voit. Et tu auras de la chance si la direction n’intervient pas. » Perfide, il ajoute Ă  mi-voix Si seulement tu Ă©tais comme lui. – Comme lui ? – Bien sĂ»r il voit oĂč ça peut le mener, aussi il ne s’affiche pas comme toi, au contraire, il se tient sur ses gardes, il affecte l’indiffĂ©rence, il se dissimule toi, tu cours naĂŻvement aprĂšs lui. Fais comme lui. – Alors, c’est moi qui lui ai fait perdre son prix d’honneur ? – LĂ -dessus, pas de doute. » L’appel interrompt la conversation. Antone part dans le second omnibus plus plein et plus agitĂ© qu’une caisse de biscuits rongĂ©e par des rats. Le train fuit Ă  travers la triste Dombes, plus triste encore l’hiver avec ses marĂ©cages et ses Ă©tangs glacĂ©s ; Antone s’est mis Ă  la vitre, il regarde fuir le monotone paysage et repasse les paroles de Miagrin. Est-ce vrai que Georges ait honte de son amitiĂ© ? Mais Ă  partir de Sathonay la joie gĂ©nĂ©rale le gagne. Il approche de Lyon il va revoir son pĂšre et sa mĂšre, il a huit jours de libertĂ©, de vacances. Et quelles Ă©trennes l’attendent ? Les espĂ©rances dissipent les tristesses comme par enchantement. La figure Ă©panouie de plaisir, Ă  la gare de la Croix-Rousse, il se jette dans les bras de sa maman qui est venue l’attendre. Tout semble oubliĂ©. CHAPITRE XV – SOUS LE REGARD D’UNE MÈRE M. MorĂšre avait dĂ» passer en Angleterre, Ă  la fin de l’annĂ©e. Une importante maison de ciments lui proposait un traitĂ© avantageux et lui-mĂȘme voulait voir de prĂšs l’organisation de cette industrie dans le Portland. Georges apprend dĂšs son arrivĂ©e cette mauvaise nouvelle. Ses sƓurs Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Brigitte, la plus jeune, l’embrassent aussitĂŽt, l’enveloppent de leurs bras et l’assourdissent de leur caquetage. Mais Georges ne trouve pas de rideaux Ă  sa fenĂȘtre, comme il l’avait demandĂ© ; c’est une dĂ©ception. Est-ce qu’on les rĂ©serve pour le premier de l’an ? » demande-t-il Ă  Marie-ThĂ©rĂšse la cadette, celle qu’il aime le plus. Marie-ThĂ©rĂšse secoue la tĂȘte tristement Maman a dit que ce ne serait pas pour ces vacances-ci. – Tant pis. » Et il se prĂ©cipite dans le jardin. Il fait froid. Le gravier des allĂ©es craque sous les pieds comme du verre pilĂ©, les planches de lĂ©gumes sont recouvertes d’un rĂ©seau de toiles d’araignĂ©es toutes poudrĂ©es, le givre Ă©tincelle sous les rayons blancs du soleil et de temps en temps, des vieux arbres rĂ©signĂ©s au froid, une feuille brune, toute satinĂ©e par le gel, achĂšve de se dĂ©tacher et tombe lourdement. La piĂšce d’eau est prise, sauf en deux ou trois endroits oĂč Marthe a brisĂ© la glace pour donner un peu d’air aux poissons. Georges leur jette de la mie de pain. Marie-ThĂ©rĂšse profite de ce tĂȘte-Ă -tĂȘte, car Brigitte, Bridgette pour la famille, est avec son aĂźnĂ©e prĂšs des Ă©pinettes. – Maman n’est pas trĂšs contente de toi
 – Allons voir les lapins, interrompt Georges, et il court vers le clapier, mais Bridgette lui crie – Il n’y en a plus, j’ai mangĂ© le dernier avant-hier. – J’ai ?
 Nous
, reprend Marthe faisant la leçon de savoir-vivre Ă  sa petite sƓur. – Tu manges mes lapins ?
 s’écrie Georges, avec une colĂšre feinte. – Nos lapins, rĂ©pond Bridgette imitant le ton doctoral de sa grande sƓur. – Et voilĂ  ta punition. » Georges a donnĂ© un vigoureux coup de pied au pommier sous lequel se trouve Bridgette ; tout le givre endormi sur les branches tombe aussitĂŽt en pluie lente sur la petite qui, surprise, proteste, tandis que Georges se sauve en riant. MĂ©chant
 Tu n’es plus gentil !
 maman a bien raison
 – Chut ! » fait Marthe en la regardant avec sĂ©vĂ©ritĂ©. Cependant la voix de la maman retentit. Marthe ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Bridgette ? allons. » La troupe s’envole comme une nichĂ©e d’oiseaux et s’en va prĂ©parer la table. Georges reste seul. Mais, tandis qu’il revient vers la maison, sa mĂšre descend vers lui. Georges, dit-elle, viens un peu ! – Qu’est-ce qu’il y a, maman ? – RĂ©flexion faite, je prĂ©fĂšre te dire tout de suite ce que j’ai sur le cƓur. » Georges regarde sa mĂšre et reprend en Ă©cho Sur le cƓur ? – Oui, mon enfant, je ne sais ce qui se passe Ă  Bourg, mais il me semble que tu as mal commencĂ© ta troisiĂšme. – Pourtant, mes places
 – Il ne s’agit pas de tes places, il s’agit de tes lettres. L’annĂ©e derniĂšre elles Ă©taient beaucoup plus affectueuses, beaucoup plus frĂ©quentes ; cette annĂ©e, au contraire, plus l’éloignement durait, moins tu nous Ă©crivais. C’est tout juste si nous avons reçu une lettre pendant le mois de dĂ©cembre. Et quelle lettre ! Autrefois tu t’ouvrais Ă  nous, tu nous donnais des dĂ©tails sur tes efforts, sur ceux de tes camarades maintenant plus rien. Si, tu nous as parlĂ© au mois de novembre d’un nouveau qui habite Lyon et qui t’a invitĂ© pour les grandes vacances, mais depuis, plus un dĂ©tail. – Écoute, maman, je ne peux pas te donner un journal continu de tout ce que nous faisons. Dans les basses classes passe encore, mais maintenant, en troisiĂšme, ça serait ridicule ! – Pourquoi ridicule ? Crois-tu qu’à mesure que tu grandis je me dĂ©sintĂ©resse de ton travail et de ta conduite ? – Tu as le bulletin, chaque semaine. – Oui, j’ai le bulletin, mais toi-mĂȘme tu nous disais l’annĂ©e derniĂšre que les notes ne signifient rien, qu’il fallait les raisons de ces notes. – Et tu n’y comprenais rien, tu me l’as dit toi-mĂȘme. – Si je ne comprends pas les dĂ©tails, je comprends tes sentiments, cela me suffit. C’est maintenant que je ne comprends plus. Et puis c’est Ă  peine si tu as envoyĂ© un mot au 18 dĂ©cembre pour l’anniversaire de Marie-ThĂ©rĂšse. – On Ă©tait en pleine prĂ©paration des compositions trimestrielles. – C’est possible, mais les autres annĂ©es tu trouvais des paroles plus aimantes. Ton pĂšre a Ă©tĂ© vivement affectĂ© de la briĂšvetĂ© de tes souhaits. – Qu’est-ce que tu veux, dans les hautes classes, les programmes sont beaucoup plus chargĂ©s, on est bousculĂ©s, on n’a pas le temps ! » Le ton colĂšre de cette excuse frappe douloureusement Madame MorĂšre qui reprend Soit ! mais il y a encore une chose que je regrette, et ce qui m’afflige le plus, c’est que tu n’en parles pas toi-mĂȘme le premier
 – Le prix d’honneur ? interrompt Georges impĂ©tueusement. D’abord je n’ai pas encore eu le temps de te voir. – Comment, de neuf heures Ă  onze heures ? – De te voir seule. Je ne voulais pas t’expliquer cela devant Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Bridgette. – Crois-tu qu’elles ne l’ont pas remarquĂ©. C’est Brigitte qui m’a dit la premiĂšre “Et le beau livre de Georges oĂč est-il ?” Elles se sont disputĂ©es toutes les trois en allant te chercher Ă  la gare pour savoir qui le rapporterait Ă  la maison. Qu’est-ce qu’il y a ? – Il y a qu’on a montĂ© une cabale contre moi, voilĂ  tout. – Pourquoi ? – Comment veux-tu que je le sache ? Ils ne sont pas venus me le dire. Et quant Ă  le leur demander, s’ils l’espĂšrent, ils attendront longtemps. – Et tu ne sais pas pourquoi ? – Je le sais, sans le savoir, je m’en doute, mais ce serait trop long Ă  t’expliquer. – Nous avons le temps. » Georges fronce les sourcils, visiblement gĂȘnĂ© d’une pareille insistance. Voici. Lorsqu’est arrivĂ© le nouveau, Antone Ramon, qui n’avait jamais Ă©tĂ© au collĂšge, le PĂšre Russec m’a demandĂ© de le mettre au courant des usages. Comme il est trĂšs jeune, trĂšs libre, ça n’a pas plu Ă  tout le monde ; on a voulu l’ennuyer, je l’ai dĂ©fendu, et pour se venger, ils ont donnĂ© le prix d’honneur Ă  Louis Boucher. – Si c’est cela, c’est bien simple. Pourquoi tant d’agacement ? Je prĂ©fĂšre que tu aies protĂ©gĂ© un de tes camarades contre de mauvais amis, plutĂŽt que de l’avoir abandonnĂ©, mĂȘme pour le prix d’honneur ; tu sais bien ce que j’ai toujours pensĂ© des prix ? » Enhardi par cette Ă©logieuse tendresse, Georges reprend Si tu savais comme ils sont devenus mĂ©chants ; ainsi l’autre jour on se battait Ă  coups de boules de neige, ils se sont mis Ă  vingt contre nous deux. – Et Miagrin, Henriet, Boucher ? – Eux ! ils en Ă©taient ou faisaient semblant de ne pas voir. D’ailleurs ils sont jaloux de lui. » À ce moment, du perron, Bridgette appela À table ! À table ! » Et quand Georges passa prĂšs d’elle, elle lui sauta au cou et l’étreignit dans ses petits bras. Qu’est-ce que tu veux, Bridgette ? – Demande donc Ă  maman qu’on fasse des beignets aux pommes ? – Oui, petite gourmande, » rĂ©pondit Madame MorĂšre qui avait entendu. Bridgette disparut, et aussitĂŽt on l’entendit donner l’ordre Ă  la cuisine Maman a dit qu’il fallait faire des beignets aux pommes pour Georges. – Bien ! on en fera six pour Georges, rĂ©pondit Marthe par taquinerie. – Et six pour moi, » ajouta Bridgette sans se dĂ©contenancer. Dans l’aprĂšs-midi, Madame MorĂšre parut toute rassurĂ©e. Ses trois filles Ă©taient elles-mĂȘmes Ă©tonnĂ©es de ce changement d’humeur. On organisa une promenade pour le lundi Ă  Montluel, chez l’oncle Justin. Mais Ă  partir du dimanche, Madame MorĂšre retomba dans son silence attristĂ©. Le soir, Georges s’enferma dans sa chambre pour en finir, disait-il, avec toutes ses lettres de premier de l’an. Marie-ThĂ©rĂšse insista pour qu’il les fĂźt au salon, oĂč elle Ă©crivait les siennes. Elle dĂ©sirait tout simplement se faire aider, car elle Ă©tait au bout de ses idĂ©es et de ses sentiments quand elle avait mis Mon cher oncle », ou Ma chĂšre marraine
 » Mais son frĂšre, d’ordinaire serviable, refusa net et refusa plus Ă©nergiquement encore de la laisser s’installer dans sa chambre prĂšs de lui. Rien n’échappait Ă  Madame MorĂšre. Elle finit l’annĂ©e sur de sombres pensĂ©es. CHAPITRE XVI – UN ENFANT TRÈS OCCUPÉ Le 1er janvier 1902, Ă  huit heures du matin, Antone entendant son pĂšre marcher et causer dans la chambre de sa mĂšre, frappe Ă  la porte pour leur offrir ses souhaits de bonne annĂ©e. À peine est-il entrĂ©, que son papa l’arrĂȘte, sonne, crie, l’interrompt Attends
 je suis trĂšs pressĂ©. Cyprienne ? apportez-nous les dĂ©jeuners ici
 Est-ce que j’ai de l’eau chaude, au moins
 Qu’est-ce que tu as fait de mes rasoirs ?
 Ne rĂ©ponds pas Ă  ton pĂšre. Tu n’en sais rien ? Il ne sait rien cet enfant, vous le constatez, chĂšre amie. Qu’est-ce qu’on lui apprend dans son collĂšge ? » Antone reste ahuri, tandis que son pĂšre se badigeonne le menton de savon et continue Mets-toi Ă  table
 Ne renverse pas les tasses
 Non, mais tu ne te gĂȘnes plus ? Madame, voyez quel fils vous avez, le voici installĂ© prĂȘt Ă  manger et il ne m’a pas seulement dit bonjour. » Antone s’est levĂ©, il proteste Je veux
 – Tu veux
 qu’est-ce que tu veux ? interrompt son pĂšre. D’abord il n’y a que moi qui aie le droit de dire “Je veux.” » Antone interloquĂ© se jette dans les bras de sa maman et l’embrasse en lui souhaitant une bonne annĂ©e. Eh bien, et moi, fait le papa, qui racle artistement les mĂ©plats de sa noble figure. – Attends ! attends, Tonio, crie la mĂšre, tu vas le faire couper. – Vas-y tout de mĂȘme, » reprend M. Ramon, et, le rasoir haut levĂ©, il tend Ă  l’enfant sa joue savonneuse. Antone y pose ses lĂšvres, riant de sentir la mousse pĂ©tiller sur ses lĂšvres et son nez, puis murmure Petit papa, je t’offre mes meilleurs vƓux. – C’est du rĂ©chauffĂ©, mon garçon, tu les as dĂ©jĂ  offerts Ă  ta mĂšre. Bah ! je les accepte tout de mĂȘme et je t’offre les miens. Tu les connais travaille maintenant et tu te reposeras plus tard. C’est bon va dans ma chambre et apporte tout ce qui est sur le lit. » L’enfant revient bientĂŽt, les bras surchargĂ©s de cartons, qu’il pose sur le tapis et dĂ©balle. BientĂŽt il pousse des cris de joie. C’est un phonographe dernier modĂšle, avec toute une collection de chansons et d’airs d’opĂ©ras. AidĂ© de son pĂšre, il monte l’appareil et prend au hasard un disque. AprĂšs un ronflement de zinc on entend un titre peu net, puis brusquement une voix claironnante et gouailleuse lance Il commençait Ă  s’faire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard
 Ah ! quelle horreur ! s’écrie Madame Ramon. Qui est-ce qui t’a vendu cela ? c’est abominable. » M. Ramon a dĂ©jĂ  arrĂȘtĂ© le mouvement. Qu’est-ce que tu veux, ma chĂšre, j’étais pressĂ©, j’ai achetĂ© en bloc deux sĂ©ries. Prends dans l’autre sĂ©rie, mon garçon. » Docile, Antone adapte au plateau un nouveau disque et bientĂŽt le pavillon jette ce couplet bizarre En gĂ©nĂ©ral tous les enfants Viennent au monde
 ArrĂȘte ! arrĂȘte ! crie Ă  son tour M. Ramon. Je la connais celle-lĂ  ! Qu’est-ce que c’est que cette brute qui me vend tout le rĂ©pertoire de Bruant pour un gamin ? Laisse ça de cĂŽtĂ©. On lui reportera sa marchandise Ă  cet idiot. Va t’habiller. » Comme Antone sort, il entend des pas et des voix dans l’escalier. Bonjour, bijou. – Bonjour, chĂ©ri. – Comment vas-tu, mon ange ? – Viens m’embrasser, mon amour. » C’est tante Mimi et tante Zaza. Ta maman est lĂ , trĂ©sor de mon cƓur ? – Est-ce qu’on peut entrer, mon chou bien-aimĂ© ? – Entrez ! entrez ! crie M. Ramon, on est lĂ , toujours lĂ  ! » Madame Ramon montre la superbe zibeline que lui a offert son mari. Pendant dix minutes c’est un babil Ă©perdu, un concert de cris d’admiration Ah ! cette zibeline ! quelle belle zibeline !
 » Puis les deux tantes accaparent Antone et quelques instants aprĂšs Firmin entre apportant paquets sur paquets. L’enfant en a sa part une lanterne Ă  projections, et un superbe volume À la conquĂȘte de l’Inde. » Il s’y plonge aussitĂŽt, car c’est un fĂ©roce mangeur de livres. Mais Ă  peine a-t-il commencĂ© qu’on frappe Ă  la porte. Cyprienne remet le courrier. Des lettres d’affaires, dit M. Ramon, vous permettez, n’est-ce pas
 Oui, je vois, c’est bien ; des prospectus, – des journaux, – des cartes, Baronne Brevin, les Mauroux, Docteur Bradu, le Premier PrĂ©sident. Tiens, une lettre pour Antone
 DĂ©jĂ  ! je te plains, mon garçon. » Antone s’est dressĂ©, abandonnant son volume. Une lettre ? – Oui, Ă©criture inconnue, tu peux la lire, ici ce n’est pas le collĂšge, ça ne passe pas par les yeux du SupĂ©rieur. – Armand ! proteste Madame Ramon avec une figure offensĂ©e. – Que veux-tu, ma chĂšre amie, j’ai toujours trouvĂ© cet usage stupide. Lire les lettres des enfants ! Enfin ! » Antone a dĂ©cachetĂ© sa lettre ; il en parcourt fĂ©brilement les quatre pages, puis reprend pour la lire plus lentement. Diable ! remarque son pĂšre, railleur, c’est compliquĂ© ? – Qui est-ce qui t’écrit ? demande la maman. – C’est Georges MorĂšre, il me souhaite la bonne annĂ©e. – Un ami de classe, explique Madame Ramon Ă  ses sƓurs. – De cƓur, rectifie malicieusement le mari. Il y a trois jours que Tonio nous en parle. Quatre pages ! il est Ă©loquent ce gaillard-lĂ . Et pendant les vacances encore ! Du moins il ne te demande pas cinq louis ? – Cinq louis ? rĂ©pĂšte Antone surpris. – Pas saint Louis, roi de France, c’est clair. Qu’est-ce qu’il est ce Georges BarrĂšre, Borel, Morel ? – Le premier de la classe, rĂ©pond Antone tout vibrant. – C’est un mĂ©tier cela, c’est entendu. Mais son pĂšre ? – Il est entrepreneur
 – De quoi ? – Je ne sais pas. » La conversation cependant repart sur les zibelines. Quelle belle zibeline ! ah ! avoir une zibeline ! Profitant du babil des tantes et de sa mĂšre, qui s’enveloppe dans sa nouvelle fourrure sous leurs yeux d’extase, Antone rentre dans sa chambre. Cinq minutes aprĂšs survient son pĂšre, tandis qu’il Ă©crit. Tu t’en vas en laissant en panne tout ton matĂ©riel, veux-tu me dĂ©barrasser la chambre de ta mĂšre ? Allons, hop ! » L’enfant se prĂ©cipite, rapporte toutes ses richesses qu’il jette sur son lit, en tas, et se remet Ă  Ă©crire. Un instant aprĂšs, tante Mimi frappe discrĂštement. Encore, murmure Antone contrariĂ©. – Eh bien, es-tu content de ta lanterne ? Il faudra la montrer Ă  bonne maman ; elle te donnera des sĂ©ries de vues. Voyons, qu’est-ce que tu voudrais ? – Mais je ne veux rien, rĂ©pond le neveu agacĂ©. – Ah ! c’est comme cela que tu me remercies. TrĂšs bien. Je m’en vais, » rĂ©plique la tante Mimi sĂ©vĂšre comme une camerera mayor. Antone, sans scrupule, la laisse partir et continue sa lettre. Soudain, il entend derriĂšre lui Coucou ! Ah ! le voilĂ  ! » Il sursaute et furieux se retourne, c’est la tante Zaza. C’est idiot de me surprendre comme cela ! Laisse-moi, lĂ  ! Tu m’as fait peur. – DĂ©cidĂ©ment on Ă©lĂšve bien mal les enfants Ă  Saint-François-de-Sales, proclame tante Zaza qui descend aussitĂŽt raconter ce fĂącheux accueil Ă  CĂ©leste. – Je te l’avais bien dit, tu l’as mis avec tous ces paysans bressans, il en a pris les maniĂšres villageoises. » CĂ©leste Ramon accourt aussitĂŽt fort mĂ©contente, suivie de son mari qui rĂ©pĂšte, d’un ton Ă©videmment trĂšs distinguĂ© Mais qu’est-ce qu’il a ce moucheron ? » Antone, Ă  sa table, les sourcils froncĂ©s, est plongĂ© dans son Ă©criture. Qu’est-ce que ça signifie, dit sĂ©vĂšrement le pĂšre, voilĂ  maintenant que tu es grossier avec tes tantes. – Mais, papa
 – Il n’y a pas de papa. Qu’est-ce que tu fais lĂ  ? – J’écris une lettre. – Une lettre, aujourd’hui, et Ă  qui, Seigneur ? – À Georges MorĂšre. – DĂ©jĂ  ! s’exclame M. Ramon. Non, mais tu es invraisemblable. Ma chĂšre, nous avons un fils qui rĂ©pond aux lettres, non pas dans les vingt-quatre heures, mais dans les vingt-quatre minutes, et mĂȘme les jours de fĂȘte. S’il ne fait pas son chemin, celui-lĂ , c’est Ă  dĂ©sespĂ©rer du mĂ©rite. En attendant, toi, laisse-moi cela tout de suite et fais-moi le plaisir d’aller demander pardon Ă  tes tantes, plus vite que cela. » Antone, maussade, sĂšche sa lettre, la met dans sa poche et descend. Un quart d’heure aprĂšs, profitant d’une discussion sur les visites de la journĂ©e et de l’arrivĂ©e de l’oncle Brice, il s’esquive de nouveau, mais, mĂ©fiant, gagne la cuisine. Firmin, dit-il, je monte Ă  votre chambre, vous avez un encrier ? – Oui, mais votre papa
 – S’il m’appelle, vous me ferez signe, n’est-ce pas ? » Firmin le suit, dĂ©barrasse la table de la cuvette, la chaise de son pantalon de service, verse un peu d’eau dans l’encrier dessĂ©chĂ© et installe le fĂ©brile correspondant. C’est Ă  votre PĂšre SupĂ©rieur que vous Ă©crivez, dit-il en riant. – Le PĂšre SupĂ©rieur ? » demande Antone. Mais Firmin, Ă  la cuisine, raconte dĂ©jĂ  l’affaire d’une maniĂšre romanesque avec des allusions et des mots Ă©quivoques qui font rire la laveuse de vaisselle et le cocher, et qui parviennent aux oreilles d’Antone, initiĂ© ainsi Ă  un langage grossier avant d’en comprendre le sens. La tentation est trop forte pour Cyprienne, la camĂ©riste de Madame, la femme de Firmin. Sous le premier prĂ©texte venu elle remonte Ă  sa chambre. Antone toujours absorbĂ© continue sa lettre. Cyprienne tourne deux ou trois fois autour de la table cherchant ses Ă©pingles Ă  cheveux, rangeant son linge sale qui traĂźne au pied du lit. Enfin, n’y tenant plus, elle demande C’est Ă  votre ami que vous Ă©crivez ? – Oui. – Il habite loin d’ici ?
 – Oui
 non. – Du cĂŽtĂ© de RochetaillĂ©e ? – Non. – Parce que je connais quelqu’un de RochetaillĂ©e qui est Ă  Bourg il s’appelle Roger Maublanc, il a une sƓur, vous le connaissez ? » Antone s’impatiente, mais Cyprienne est chez elle et se croit le droit de pousser Ă  fond son enquĂȘte. Heureusement le mari siffle Madame t’appelle ! – Qu’elle est assommante, cette pintade, on n’est jamais cinq minutes tranquille. – Vite ! j’entends le singe beugler ! » Tout en bougonnant, elle s’enfuit, laissant Antone surpris de cette sĂ©vĂšre apprĂ©ciation de sa mĂšre, et incertain du sens Ă  donner Ă  la phrase de Firmin. Il s’est remis Ă  son travail, mais ce bourdonnement de taon a dispersĂ© ses idĂ©es, il se relit indĂ©finiment. Brusquement, Firmin reparaĂźt. Hop ! lui dit-il, descendez vite, le patron vous rĂ©clame. Il est encore en colĂšre. » Antone se lĂšve vivement, accroche sa chaĂźne au bouton du tiroir et l’encrier se renverse sur sa lettre. Allons bon, encore du rabiot, hurle Firmin en jurant. Laissez cela et filez ! » L’enfant sent la diffĂ©rence de ton. Firmin ne le mĂ©nage plus maintenant ; un peu plus, il l’aurait tutoyĂ©. Il arrive Ă  temps, on se met Ă  table. Il faut reconnaĂźtre que le menu avec les vins variĂ©s et la conversation spirituelle de M. Ramon remet Antone en joie. Ces jours-lĂ  son pĂšre lĂąche la bride Ă  sa fantaisie. Il affirme Ă  la vieille cousine Vovo et aux deux tantes que pour fĂȘter le premier jour de l’annĂ©e il a retenu des artistes de l’OpĂ©ra de passage Ă  Lyon. Sur un coup de sonnette il s’écrie Les voici », sort et trois minutes aprĂšs revient en faisant des gestes mystĂ©rieux Chut ! Ils sont lĂ , dans le salon, Ă©coutez-moi ça, ma cousine, et vous, Zaza, taisez-vous ! c’est le grand air des Huguenots par NotĂ© lui-mĂȘme. Vous savez ? – Plus blan-anche que la blan-an-anche hermii-iiiine, fredonne tante Zaza Ă  mi-voix. – C’est cela, vous y ĂȘtes. Taisez-vous. Chut ! » En effet, au mĂȘme moment on entend parler Ă  haute voix dans le salon et soudain la voix canaille et claironnante lance Il commençait Ă  s’faire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard TrĂšs myope et l’air coquecigrue
 Ah ! s’écrient les deux tantes scandalisĂ©es. – Taisez-vous donc, vous ĂȘtes ridicules, dĂ©clare M. Ramon avec le plus grand sĂ©rieux. – Qu’est-ce qu’il chante ? demande la vieille cousine. – La romance de Raoul des Huguenots, vous savez, la blanche hermine ? – Ah oui ! » et la vieille Vovo toute rĂ©jouie, fait signe aux autres de se taire, prĂȘte l’oreille et finit par entendre hurler Et on la mangerait toute crue Sur l’boulevard ! sur l’boulevard ! C’est abominable ! crie-t-elle soudain, ce sont des chansons de cannibales, fais-le taire ! » Madame Ramon, Antone, tout le monde se roule. M. Ramon, l’air digne et offensĂ©, va imposer silence Ă  l’artiste. Mais on recommence la mystification quand sur la fin du dĂ©jeuner survient l’oncle Brice, Ă  la grande joie d’Antone qui fredonne entre temps l’air trois fois entendu Sur l’boul’vard, sur l’boul’vard ». C’est ainsi que se parfait l’éducation du collĂšge au sein de la famille. Vers une heure et demie, le maĂźtre de la maison se lĂšve Pour la corvĂ©e, commande-t-il aux tantes, quand les voitures sont avancĂ©es. D’abord chez Maman, aprĂšs chez le grand-oncle, aprĂšs chez les Bossarieu. » Puis s’effaçant, il reprend d’une voix lugubre La famille ! » Toute l’aprĂšs-midi ce sont des congratulations, des compliments sur la bonne mine d’Antone malgrĂ© les protestations de tante Zaza et tante Mimi qui le trouvent fatiguĂ©, amaigri, moins bien qu’à Sermenaz. Antone reste maussade, rĂ©pond Ă  peine, s’ennuie visiblement et ne songe qu’à partir. Tante Mimi en fait la remarque avec des airs Ă©plorĂ©s. Et tante Zaza rĂ©pĂšte non moins attristĂ©e Que veux-tu ? c’est l’ñge ingrat ! Et puis moi, je l’ai toujours dit Pourquoi le mettre au collĂšge, il aurait Ă©tĂ© bien mieux chez nous Ă  Sermenaz ! » À six heures, on rentre Ă  la maison, se reposer avant le dĂźner chez la grand’mĂšre. Mais Ă  six heures et demie, quand on cherche Antone pour partir, on ne le trouve ni au salon, ni dans sa chambre. Il est pourtant rentrĂ© avec nous, affirme M. Ramon. Qu’il est ennuyeux ce gamin-lĂ  ! Antone ? Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas. Tous les domestiques, se doutant qu’il se cache quelque part, fouillent la maison des greniers Ă  la cave. À sept heures on ne l’a pas encore retrouvĂ©. DĂ©jĂ  s’échafaudent les suppositions les plus baroques, il est malade, il a Ă©tĂ© Ă©crasĂ© devant la porte, en rentrant il faisait si noir. Firmin, Cyprienne racontent que le matin il voulait absolument Ă©crire une lettre. Le collĂšge Saint-François-de-Sales subit en ce moment de dures critiques, qu’attĂ©nue Ă  peine la crainte d’un malheur. Enfin quoi ! il a treize ans, ce n’est plus un marmot, » rugit M. Ramon dans sa colĂšre. À sept heures et quart on sonne Ă  la porte et Antone apparaĂźt. D’oĂč viens-tu, petit misĂ©rable ? – De la poste, papa. – Qu’est-ce que tu fais Ă  la poste ? Ă  cette heure ? sans nous avoir prĂ©venus ? Alors nous sommes tes chiens maintenant ? il faut attendre que Monsieur soit revenu ? » Un dĂ©luge de reproches, d’exclamations de fureur s’abat sur le petit En voilĂ  une conduite ! Mes compliments. Ils sont fameux tes maĂźtres ! » Cependant sa mĂšre le secoue par le bras en lui rĂ©pĂ©tant, sans obtenir de rĂ©ponse Mais que faisais-tu Ă  la poste ? » C’est bien simple, perpĂ©tuellement bousculĂ© chez lui, Antone aprĂšs la tournĂ©e de visites, au lieu de rentrer, a profitĂ© de la nuit pour se glisser derriĂšre la voiture, et courir Ă  la grande Poste, tout prĂšs de la place Bellecour. LĂ  il a pu terminer sa lettre Ă  Georges et l’envoyer ; il n’a oubliĂ© qu’une chose le temps. Il croit n’ĂȘtre restĂ© qu’un quart d’heure, et voilĂ  une heure qu’il est absent. Le retard lui-mĂȘme fait abrĂ©ger la scĂšne de gronderie. Les tantes sont intervenues et tandis qu’il reste silencieux, elles parlent pour lui et l’excusent Il ne savait pas, il ne recommencera plus, il ne l’a pas fait exprĂšs, il a cru bien faire, ce pauvre mignon lĂ , il demande pardon, ne soyez pas trop durs pour lui. » Antone ne demande rien, ne bouge pas et se laisse entraĂźner chez la grand’mĂšre, comme une victime, aprĂšs avoir Ă©tĂ© peignĂ© et coiffĂ© par tante Zaza, tandis que tante Mimi lui mettait ses gants. Une demi-heure aprĂšs, au milieu du salon de la grand’mĂšre, il n’est plus question de cette incartade que sous forme de plaisanterie. Dites donc, maman, interroge M. Ramon ; vous ne pourriez pas obtenir par M. Bossarieu une place de petit tĂ©lĂ©graphiste pour Antone. Il adore la Poste. » L’oncle Brice rit de l’aventure et raconte qu’enfant il a jouĂ© des tours pendables. Il Ă©tait parti Ă  six heures du matin pour la pĂȘche et n’était rentrĂ© qu’à sept heures du soir. On avait dĂ©jĂ  tĂ©lĂ©graphiĂ© Ă  GenĂšve. La soirĂ©e se termine par des bridges. À onze heures, CĂ©leste Ramon, prĂ©textant sa santĂ©, revient avec son mari et son fils Ă  la maison. Il est plus de minuit quand elle ramĂšne la conversation sur Antone Zaza a raison, il est bien plus gauche que l’annĂ©e derniĂšre. As-tu remarquĂ© cet air inintelligent qu’il prend quand on lui parle ? Et puis, cette lettre. Qu’est-ce que cet ami qui l’a vu il y a trois ou quatre jours et qui Ă©prouve le besoin de lui Ă©crire ? – Ne te mets donc pas martel en tĂȘte, ça n’a pas l’ombre d’importance. – Si c’est un mauvais camarade ? Je te trouve bien lĂ©ger, Armand, de fermer les yeux si facilement. Tu aurais dĂ» lire sa lettre. – Eh bien, va la lui demander et n’en parlons plus. Que d’histoires pour ce gamin ! – Parfaitement. » Madame Ramon a ouvert sa chambre ; elle s’avance dans le couloir sombre, et remarque une raie lumineuse sous la porte de l’enfant. Elle frappe doucement, personne ne rĂ©pond ; elle entre. Tout Ă©tonnĂ©e, elle aperçoit Antone paisiblement endormi, le bras Ă©tendu hors de son lit prĂšs de sa lampe allumĂ©e, malgrĂ© les dĂ©fenses rĂ©itĂ©rĂ©es. Une lettre gĂźt sur la peau de loup, elle la ramasse, Ă©teint la lumiĂšre et revient prĂšs de son mari. Voyons ce morceau de littĂ©rature, dit-il en s’allongeant sur la chaise longue. – Mon cher Tonio, commence CĂ©leste Ramon. – Tiens ! il l’appelle comme nous !
 Est-ce que c’est long ?
 Oui
 Alors tu permets que j’allume un cigare. – Dans ma chambre ? Non. – Une cigarette. Voyons, pour mon premier jour de l’an et des “Three Castle”. Va, je suis tout ouĂŻe. – Mon cher Tonio, C’est avec une grande tristesse au cƓur que je t’ai quitté  – C’est gentil, ça ! – Tu es insupportable ; tais-toi, ou je lis Ă  voix basse. – Non, continue, tu m’intĂ©resses. – J’aurais voulu te dire tant de choses. D’abord ne te soucie pas de Patraugeat
 – Patraugeat, interrompt M. Ramon en se renversant avec un long rire, peut-on s’appeler Patraugeat, et se soucier de Patraugeat ? – Je t’en prie. » M. Ramon rĂ©pĂšte Ă  mi-voix Patraugeat ! Patraugeat ! » Sa femme continue de lire Ă  voix basse, puis sur ses instances continue Mais si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut que tu rĂ©sistes au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement, il faut leur montrer Ă  tous que notre amitiĂ© est pure
 – Ange pur, ange radieux ! fredonne M. Ramon. – Que notre amitiĂ© est pure et qu’elle fait de nous des hommes
 – Mais c’est un prĂ©dicateur cet enfant-lĂ . – Ah ! tu m’ennuies, je lis pour moi. – CĂ©leste, je t’en supplie. – Non, tu n’es pas assez sĂ©rieux. » Silencieuse, elle poursuit sa lecture des yeux pendant que M. Ramon amusĂ© lui dit Je t’en supplie, s’il parle encore de Patraugeat, lis-moi la phrase, rien que celle-lĂ  ! » Quand elle a fini Tiens, dit-elle, prends. » Le pĂšre jette un coup d’Ɠil rapide sur les lignes fiĂ©vreuses, sans perdre une bouffĂ©e de tabac. Il n’écrit pas mal cet enfant, conclut-il, je suis sĂ»r que la rĂ©ponse de Tonio est moins bien. On fait en gĂ©nĂ©ral de plus mauvaises rencontres au bahut. – Au bahut ? – Oui, Ă  la boĂźte, lycĂ©e ou collĂšge. Allons, bonsoir ! » Il se lĂšve, prend son courrier laissĂ© lĂ  depuis le matin Bon ! fait-il, justement une lettre de Saint-François-de-Sales. Bulletin trimestriel. Mais c’est bien il travaille, notre petit bonhomme. LittĂ©rature grecque 14, RĂ©citation 14, Histoire 13, les mathĂ©matiques 3. Ah !
 On ne peut pas tout avoir. Observations
 Oyons les observations “Antone Ramon, aprĂšs une pĂ©riode de flĂ©chissement, nous a donnĂ© satisfaction par son travail ; il nous serait difficile de lui faire de vifs reproches sur sa conduite. Nous craignons cependant qu’il n’apporte pas dans ses relations avec ses camarades assez de simplicitĂ© et de cordialitĂ©. Une amitiĂ© particuliĂšre ne peut que retarder sa formation virile, empĂȘcher la bonne influence de la vie commune et l’exposer Ă  des dangers qu’il ne soupçonne peut-ĂȘtre pas.” – Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Madame Ramon. – Rien. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Dans ces maisons-lĂ , ils ont toujours peur des amitiĂ©s entre enfants. Encore un prĂ©jugĂ© ridicule. OĂč j’étais, oui, c’était le chahut organisĂ© et le reste, mais Ă  Brou, dans cette ville lointaine et monastique ! Allons donc, tant qu’il n’aura pour ami que ce Georges MorĂšre, inutile de se frapper. À vingt ans, ce sera peut-ĂȘtre autre chose. Alors il faudra ouvrir l’Ɠil, et le bon. » Et sur cette conclusion absurde, M. Ramon souhaite le bonsoir Ă  sa femme et s’endort sur le mol oreiller de ses principes d’éducation. Au rĂ©veil, Antone est trĂšs Ă©tonnĂ© de se sentir le bras droit tout ankylosĂ©, il rappelle ses souvenirs, voit sa lampe Ă©teinte, cherche sur son lit la lettre de Georges, mais en vain. Il regarde Ă  terre, se lĂšve, remue la peau de loup, inspecte le fauteuil, dĂ©place le lit, sans aucun rĂ©sultat. AprĂšs une toilette rapide, mĂ©thodiquement, il vide toutes ses poches mĂȘme insuccĂšs. Alors il enlĂšve son Ă©dredon, ses couvertures, son traversin, son drap
 Soudain entre son pĂšre Tiens, tu fais ton lit maintenant ? – Mais, papa
 – C’est trĂšs bien, continue, quand tu seras Ă  l’armĂ©e ça te servira. » Antone garde une attitude embarrassĂ©e. Seulement, poursuit M. Ramon, tu feras bien de ne pas oublier l’extinction des feux, et de ne pas nous exposer Ă  un incendie. Sans compter que tu nous fais des dĂ©penses inutiles et que tu te fatigues les yeux. Tu m’entends ? » Antone regarde son pĂšre avec ahurissement et angoisse. En second lieu, pour un homme d’affaires, tu me parais un peu nĂ©gligent. Qu’est-ce que cette lettre ? On range sa correspondance avant de s’endormir
 Oui, je sais, c’est ta lettre d’hier matin. Eh bien, voici mon avis. Tu auras bientĂŽt quatorze ans ; comme dit ton ami, c’est le moment de devenir un homme. Ce n’est pas en Ă©crivant des lettres sentimentales et en nous dĂ©sobĂ©issant que tu le deviendras. Il faut songer Ă  ton avenir. Je te parle sĂ©rieusement. Je ne veux pas que tu sois un bon Ă  rien. Tu feras ton droit, ta mĂ©decine, quelque chose. Penses-y dĂšs maintenant. Plus tard, quand tu seras mariĂ©, tu quitteras, si tu veux, ça m’est Ă©gal. Le succĂšs, l’argent, les honneurs, l’avenir appartiennent aux travailleurs. Rappelle-toi ça. VoilĂ  ta lettre. » Ainsi parle ce pĂšre dont l’unique ambition est de conserver Ă  son fils une magnifique fortune tout en lui faisant rendre le maximum de plaisirs et de luxueuses commoditĂ©s. Pour toute rĂ©ponse Antone se jette sur sa poitrine et l’embrasse avec fureur. Le papa Ă©mu de cette dĂ©monstration, toute sentimentale cependant, lui rĂ©pĂšte C’est bien, Tonio, tu m’as compris, tu seras sĂ©rieux ? – Oui, papa. » Antone est sincĂšre. C’est la beautĂ© des belles Ăąmes d’interprĂ©ter en bien tout ce qui ne rĂ©siste pas absolument Ă  leur idĂ©al. Le pĂšre ne songe qu’à la fortune, au mariage, Ă  la situation dans le monde, Ă  tout ce qui peut Ă©blouir. Encore plein de la lettre de Georges, Antone a compris qu’il doit se former pour devenir un lutteur des grandes causes, un travailleur ardent et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Tels sont les avantages d’une langue pĂąteuse et vague, sur une langue nette et prĂ©cise chacun y dĂ©couvre, ou y met, ce qui est conforme Ă  ses aspirations. CHAPITRE XVII – SUITE AU DROIT DES MÈRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS Madame MorĂšre dĂ©jeunait avec ses quatre enfants dans la petite salle Ă  manger de Meximieux, lorsqu’on sonna. Bridgette se prĂ©cipita et revint bientĂŽt avec un paquet de lettres et de journaux. VoilĂ  le courrier, dit-elle, est-ce qu’il y a une lettre de papa ?
 » Madame MorĂšre chercha aussitĂŽt. Non, dit-elle, pas de nouvelles ce matin. – Ah ! c’est assommant ! » s’écria Bridgette. Au grand Ă©tonnement de ses sƓurs, Bridgette ne fut pas tancĂ©e sĂ©vĂšrement pour cette irrespectueuse exclamation. Depuis un instant Madame MorĂšre regardait une enveloppe gris perle d’un Ă©lĂ©gant format qui contrastait avec les pauvres lettres des neveux et niĂšces adressant leurs vƓux du nouvel an. Elle la dĂ©cacheta sans hĂ©sitation et se mit Ă  la parcourir en silence. Georges, la figure subitement empourprĂ©e, interrompit son dĂ©jeuner et d’un regard d’angoisse examina cette mince feuille entre les doigts tremblants de sa mĂšre. Lorsqu’elle eut terminĂ© sa lecture Vous avez fini de dĂ©jeuner ? dit-elle Ă  ses filles. – Oui, maman. – Eh bien, allez faire vos chambres tout de suite. – Oui, maman. » Toutes trois sortirent de la salle Ă  manger, en jetant un coup d’Ɠil Ă  Georges. Toutes trois comprenaient que c’était Ă  cause de lui qu’on les renvoyait si vite Ă  l’ouvrage. Georges, demanda Madame MorĂšre, qu’est-ce que c’est que cette lettre de Tonio ? » Le fils se leva et vint Ă  sa mĂšre. C’est d’Antone Ramon dont je t’ai parlĂ©. Il me souhaite la bonne annĂ©e probablement. » Et Georges se mit Ă  lire rapidement Ă  cĂŽtĂ© de sa mĂšre, tandis qu’elle recommençait la premiĂšre page. Il dit qu’il te rĂ©pond, reprit Madame MorĂšre. Tu lui as donc Ă©crit le premier ? – Oui, maman. – Tu ne m’as jamais parlĂ© de cette lettre ? » Georges fait un geste Ă©vasif qui peut signifier S’il faut maintenant te rendre compte de tout ce que j’écris ! » Et tu crois que c’est un bon Ă©lĂšve, une bonne frĂ©quentation pour toi ? – Il est devenu bien meilleur, – tu vois qu’il le dit lui-mĂȘme dans sa lettre, – depuis qu’il est mon ami. – Et toi es-tu meilleur depuis que tu es le sien ? » Georges allait rĂ©pondre Oui. » Mais sous les yeux pĂ©nĂ©trants de sa mĂšre il se rappela, avec une prĂ©cision accablante, ses colĂšres, ses mĂ©pris, son trouble intime. Nature franche, il rĂ©sista d’instinct au mensonge, garda le silence, puis interrogea avec crainte Trouves-tu que je sois moins bon ? – Oui. – En quoi ? – Georges, avant, tu Ă©tais plus ouvert, plus affectueux, plus serviable, rappelle-toi. Depuis quatre jours combien de fois as-tu malmenĂ© cette pauvre Bridgette, et Marie-ThĂ©rĂšse elle-mĂȘme Ă  qui tu faisais jadis ses brouillons de lettre. – Il faut bien cependant qu’elle apprenne Ă  faire ses lettres seule ! – À table, tu ne dis presque rien tu t’exaspĂšres pour la plus futile contrariĂ©tĂ©. Non, tu n’es plus notre bon Georges d’autrefois. – Tu exagĂšres, maman, toi-mĂȘme tu nous fais une mine sĂ©vĂšre
 – Je n’exagĂšre pas et je ne suis pas la seule Ă  m’en apercevoir. À Saint-François
 – Si tu veux t’appuyer sur l’opinion des Ă©lĂšves
 d’une cabale infecte
 Ă  cause du prix d’honneur ! – Non, je ne m’appuie pas sur tes condisciples, mais sur tes professeurs. Tiens, lis le bulletin trimestriel ; je l’ai depuis trois jours, mais je ne voulais t’en parler qu’au dĂ©part. » Madame MorĂšre tira de sa poche un feuillet froissĂ© et Georges put lire Observation Si le travail de Georges est satisfaisant, sa conduite, sans donner lieu encore Ă  de graves reproches, nous inspire des inquiĂ©tudes. Nous craignons que son second trimestre ne soit encore moins bon que son premier, s’il continue de subir certaines influences de camarade qui ne peuvent lui faire aucun bien. » Georges fronça les sourcils. Ainsi son professeur et le SupĂ©rieur rĂ©pĂ©taient ce qu’avait dit l’abbĂ© Levrou, au rapport de Miagrin, ce que Miagrin affirmait pour son compte, ce qu’Antone insinuait, tendrement cruel Il Ă©tait un naĂŻf qui se laissait dominer sans s’en apercevoir. » Georges, ergoteur, rĂ©pliqua Elle ne signifie rien, cette observation. Le second trimestre n’est pas commencĂ© ! qu’en peuvent-ils savoir ? De plus, c’est faux Ramon est plus jeune que moi, c’est un nouveau ; il s’ennuyait, il rĂȘvait, il Ă©tait un peu paresseux ; c’est moi qui l’ai rendu actif, travailleur, ils ne peuvent dire le contraire. Par consĂ©quent, c’est moi qui ai une bonne influence sur lui et non lui une mauvaise sur moi ! » Madame MorĂšre secouait tristement la tĂȘte. Maman, maman, pourquoi ne me crois-tu pas ? – Tes derniĂšres lettres Ă  nous Ă©taient bien froides, et lui
 que lui as-tu Ă©crit pour qu’il t’envoie une rĂ©ponse aussi ?
 » Elle cherchait une expression juste. Maman ! maman ! s’écria Georges en embrassant sa mĂšre, comment peux-tu avoir de pareilles pensĂ©es ? – Je ne peux pas ne pas les avoir, Georges ; oĂč va-t-il chercher des mots pareils ? oĂč a-t-il appris cette maniĂšre ? non, vois-tu, je ne suis qu’une pauvre femme, je ne comprends pas grand’chose Ă  ces histoires de garçons, mais une lettre comme celle-lĂ  est trop troublante ; si ton pĂšre Ă©tait ici, je suis sĂ»re que tu rougirais de la voir en ses mains. Tu es peut-ĂȘtre plus ĂągĂ© que ton ami, mais certainement il est moins jeune de caractĂšre et d’expĂ©rience que toi. Il faut que j’en aie le cƓur net, conclut-elle en se levant. – OĂč vas-tu ? demanda Georges Ă  sa mĂšre qui se recoiffait. – Chez M. le CurĂ©. – Lui montrer ma lettre ? » Ceci lui Ă©chappa dans un tel cri d’angoisse que Madame MorĂšre, qui s’ajustait devant la glace, se retourna du coup. Georges Ă©tait indignĂ©, de cette indignation de la pudeur dĂ©chirĂ©e. Ses sentiments les plus intimes, on voulait les Ă©taler, les manier, les peser, les discuter. La mĂšre sentit que sa dĂ©marche Ă©tait grave. Je t’en supplie, reprit Georges, dans le silence Ă©tonnĂ© de sa mĂšre, ne la lui montre pas, je ne l’ai mĂȘme pas vue. – Mais tu l’as lue avec moi. – Explique ce que tu voudras Ă  Monsieur le CurĂ©, mais ne lui montre pas ma lettre, je t’en prie, je t’en supplie, tu n’en as pas le droit. – J’aurai toujours le droit, repartit Madame MorĂšre avec force, de me renseigner sur la conduite de mes enfants et sur la valeur de leurs camarades. » Elle ouvrit la porte de la salle Ă  manger et se disposa Ă  prendre son manteau dans le vestibule. Alors Georges dans un accĂšs de rage lui cria Si tu donnes ma lettre Ă  Monsieur le CurĂ©, je ne veux plus jamais le voir. » Pourquoi ? Que voulait-il dire ? Était-ce la honte de rencontrer les yeux qui connaissent votre secret ? Était-ce irritation contre les maniĂšres indiscrĂštes de sa mĂšre ? DĂ©jĂ  l’annĂ©e de sa premiĂšre communion, comme il lui Ă©crivait des lettres trĂšs pieuses, sa mĂšre Ă©mue et transportĂ©e de joie les avait montrĂ©es Ă  ses amies. En l’apprenant, Georges avait envoyĂ© une protestation colĂšre, et avait gardĂ© le silence pendant quinze jours. Était-ce rĂ©volte contre la prĂ©tention de ses parents Ă  pĂ©nĂ©trer dans ses sentiments intimes et Ă  les soumettre Ă  l’autoritĂ© ecclĂ©siastique ? Madame MorĂšre fut un peu intimidĂ©e. Je vais demander un conseil, rĂ©pondit-elle, c’est tout naturel ; Monsieur le CurĂ© est la bontĂ© mĂȘme, je ne vois pas ce qui peut te troubler. – Je ne veux pas qu’on montre mes lettres. – Soit, je ne la montrerai pas, mais rien ne m’empĂȘchera de lui en parler. – Alors donne-la-moi. – Tu n’as pas confiance dans ma parole ? » Georges honteux balbutia Je l’ai mal lue, je voudrais la relire. – Nous verrons Ă  mon retour. – Ah ! je suis sĂ»r qu’il va bavarder lĂ -dessus avec tous les curĂ©s du voisinage. – Dis donc, pour qui le prends-tu ? – Demande-lui sa parole de n’en parler Ă  personne. – À Monsieur le CurĂ© ? – Si jamais cette affaire revient Ă  Saint-François toute dĂ©formĂ©e par les commentaires, tu ne peux savoir quel tort ça me fera. – Je verrai, rĂ©pondit Madame MorĂšre Ă©branlĂ©e et craignant en effet de compromettre son enfant. – Tu me le promets ? – Si tu veux. D’ailleurs tu es ridicule, il sera le premier Ă  comprendre que la discrĂ©tion s’impose. » Madame MorĂšre sortit, tandis que Georges remontait Ă  sa chambre. Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Bridgette dans l’escalier. – Tu m’ennuies, » lui rĂ©pondit brusquement Georges, et, fermant la porte derriĂšre lui, il alluma du feu dans sa cheminĂ©e, puis se mit Ă  ranger fiĂ©vreusement les tiroirs de ses meubles. CHAPITRE XVIII – DISCUSSION D’UNE QUESTION DÉLICATE Madame MorĂšre expliquait au curĂ© de Meximieux les raisons de sa visite matinale. Tout d’abord elle demanda le silence sur cette conversation ; l’abbĂ© Buxereux un peu effarĂ© de cette solennelle introduction promit aussitĂŽt. Au fur et Ă  mesure que la mĂšre inquiĂšte Ă©numĂ©rait les faits la froideur de Georges, l’absence de prix d’honneur, la cabale dont il se prĂ©tendait victime, la note du bulletin trimestriel, l’envoi secret de la lettre Ă  Antone Ramon, la rĂ©ponse immĂ©diate du camarade, le front de l’abbĂ© se rembrunissait. Vous l’avez cette lettre ? – Oui, monsieur le curĂ©. – Voyons-la. – Monsieur le curĂ©, j’en suis moi-mĂȘme confuse, mais vous connaissez le caractĂšre susceptible de Georges, j’ai dĂ» lui promettre de ne la montrer Ă  personne. – Promesse maladroite, Madame. Enfin, puisque vous avez promis, vous devez tenir, mais quel conseil puis-je vous donner ? M’est-il permis du moins, de connaĂźtre le contenu de cette lettre qui me semble d’une importance capitale ? – Sur ce point je ne suis nullement liĂ©e. Je dois avouer que c’est le ton mĂȘme qui m’a bouleversĂ©e. Ce camarade commence par lui dire qu’il l’aime beaucoup. – Oui, fit le prĂȘtre en soulevant de sa pincette les bĂ»ches qui ne donnaient plus ni flamme, ni chaleur. – Il lui affirme qu’il a Ă©tĂ© triste pendant les premiers jours de vacances, mais que sa lettre a Ă©tĂ© ses plus belles Ă©trennes, bien qu’il ait reçu un phonographe, des albums, que sais-je ? – Oui, oui. – AprĂšs je ne sais plus comment il tourne sa phrase, mais il lui promet de tant travailler qu’il arrivera le second de la classe pour tranquilliser les professeurs et faire enrager ses condisciples. – Oui, pour faire enrager les autres
 – Ensuite il se plaint d’ĂȘtre seul, de s’ennuyer et lui demande la permission de l’aimer, mais dans des termes que je ne saurais vous rĂ©pĂ©ter, Monsieur le CurĂ©, tellement ce petit – il paraĂźt qu’il a treize ans, – est prodigue de mots caressants, de sentiments affectueux. Je ne vous dirai pas tout ce que j’en pense, je craindrais de dire une sottise. Dans tout cela, il y a un mĂ©lange d’amitiĂ©, de promesses de travail, d’abandon Ă  ses conseils, de rappels ou d’allusions difficiles pour moi Ă  comprendre. Enfin il est prĂȘt Ă  braver tout pour Georges pourvu que ce soit avec lui, Ă  cause de lui, auprĂšs de lui, pourvu qu’il soit son ami. VoilĂ , Monsieur le CurĂ© ; j’oublie bien des choses, mais je crois que c’est Ă  peu prĂšs le contenu de sa lettre, du moins le sens gĂ©nĂ©ral. Et maintenant que dois-je faire ? – Connaissez-vous cet enfant ? demanda l’abbĂ© Buxereux, qui avait Ă©coutĂ© les derniĂšres explications dans le silence le plus attentif, la pincette immobile. – Pas du tout il s’appelle Antone Raymond
 Ramon plutĂŽt, et habite Lyon. – Place Bellecour ? – PrĂ©cisĂ©ment, vous connaissez cette famille ? – Un peu les grands parents Ă©taient de fervents catholiques, mais je crains que le pĂšre ne soit un indiffĂ©rent et un blasĂ©. Un enfant Ă©levĂ© dans cette famille riche et gĂątĂ© par ses parents n’est pas, de prime abord, une bonne rencontre pour votre fils. Je ne voudrais pas jeter le moindre discrĂ©dit sur cet Ă©lĂšve que je ne connais pas, mais la plus Ă©lĂ©mentaire prudence vous dicte votre conduite. Que peut-il rĂ©sulter de cette amitiĂ© si enflammĂ©e, si bizarre, encore que ce cas ne soit pas trĂšs rare dans les maisons d’éducation ? je ne le sais, mais rien de bon assurĂ©ment. Georges a quinze ans, il traverse une crise Ă©videmment grave. J’ai assez d’expĂ©rience des enfants pour pouvoir affirmer que quatre-vingt-dix-neuf sur cent sombrent Ă  pareille Ă©preuve. » Madame MorĂšre se renversa dans un geste d’effroi. Il faut, reprit l’abbĂ©, que Georges rompe immĂ©diatement tout rapport avec cet ami. Je connais Georges c’est un enfant chrĂ©tien, on peut, on doit obtenir de lui cet acte de courage. » Madame MorĂšre secoua tristement la tĂȘte Je n’obtiendrai rien, Monsieur le CurĂ©. Son pĂšre ? peut-ĂȘtre, c’est un homme ; moi, je ne vois pas assez clair dans cette histoire ; j’ai devinĂ© le danger, mais je sens bien aussi qu’avec deux ou trois questions il m’embarrassera. » Elle s’arrĂȘta, comme n’osant poursuivre, puis rassemblant tout son courage Si vous, Monsieur le CurĂ©, vous vouliez bien user de votre influence et de votre autoritĂ©. – C’est mon devoir, Madame. » Et immĂ©diatement il se leva pour accompagner Madame MorĂšre. Georges les vit venir de loin, par les vitres de la fenĂȘtre ; pressentant un malheur, il fut pris du dĂ©sir de s’échapper par le jardin. Mais l’idĂ©e que ses sƓurs le verraient fuir comme un lĂąche, le retint ; il attendit, stoĂŻque, Ă©couta les pas lourds du vieux curĂ© dans l’escalier et le froissement de la robe de sa mĂšre. On frappa ; il rĂ©pondit Entrez. – Bonjour, Georges, dit le prĂȘtre en pĂ©nĂ©trant dans la chambre. Vous ĂȘtes tous venus me voir hier et me voici aujourd’hui plus tĂŽt que je ne pensais. Aussi, comme je dois administrer la mĂšre Varlot avant midi, si tu le permets, j’aborderai tout de suite le sujet qui te vaut une visite si matinale. » Madame MorĂšre avait dĂ©jĂ  priĂ© Monsieur le CurĂ© de s’asseoir dans le fauteuil prĂšs du feu, tandis que Georges se hĂątait de dĂ©barrasser ses deux chaises des livres, boĂźtes et linge, et s’excusait de ce dĂ©sordre sur la nĂ©cessitĂ© d’un rangement gĂ©nĂ©ral. Un inventaire de fin d’annĂ©e ! reprit l’abbĂ©. C’est toujours excellent. » Georges s’appuya Ă  sa table de travail, sa mĂšre craintive occupait la chaise de l’autre cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e. Je ne te dirai pas, mon cher Georges, ma profonde affection pour toi et les tiens. Ta mĂšre m’a fait des confidences qui prouvent la confiance que vous avez tous en moi et je les reçois comme un dĂ©pĂŽt sacrĂ©. Si j’étais obligĂ© de m’en ouvrir Ă  qui que ce fĂ»t, je n’aurais en vue que votre bien, je t’expliquerais mes raisons et je suis certain que tu approuverais alors ma dĂ©marche. Aujourd’hui je n’ai besoin d’en rĂ©fĂ©rer Ă  personne pour t’avertir, mon cher Georges, que tu es Ă  une heure trĂšs grave de ta jeunesse. Cette amitiĂ© dont ta mĂšre m’a parlĂ©, je suis sĂ»r qu’elle est trĂšs noble, trĂšs gĂ©nĂ©reuse, trĂšs pure je suis convaincu que toi et ton ami vous ne voulez que vous entraĂźner au bien ; je vais mĂȘme plus loin, en d’autres circonstances, en philosophie, par exemple, ou avec un Ă©lĂšve d’un autre tempĂ©rament, j’y applaudirais et te fĂ©liciterais de te faire ainsi le tuteur d’un camarade plus jeune, moins bien formĂ© que toi ; et cependant ce matin, immĂ©diatement aprĂšs la confidence de ta mĂšre, je viens te voir pour te demander avec elle, au nom de tout ce que tu as de chrĂ©tien dans le cƓur, de renoncer dĂšs maintenant Ă  cette amitiĂ©. – Y renoncer ? – Oui, y renoncer. – Mais j’ai bien le droit d’avoir des camarades ? – Des camarades, oui ; un ami, c’est plus dĂ©licat. – Pourquoi, Monsieur le CurĂ© ? – Pourquoi ? Parce que c’est une amitiĂ© particuliĂšre. Cela te fait sourire ; cela ne te convainc pas. Cependant tu sais bien que le rĂšglement de ta maison les interdit formellement. – Pourquoi interdire ce qui est bien ? » C’était la mĂȘme objection que naguĂšre il avait faite au pĂšre Levrou sans obtenir de rĂ©ponse satisfaisante. Tu discutes la rĂšgle et c’est dĂ©jĂ  mal. Qui regulae vivit, Deo vivit Celui qui vit pour la rĂšgle, vit pour Dieu. Crois-tu que les fondateurs aient imposĂ© cet article sans raisons graves ? – Quelles sont-elles ces raisons ? – Ne devrais-tu pas t’incliner d’abord en fils soumis devant leur sagesse et leur expĂ©rience ? – Je m’incline, mais pourquoi ne pas me dire ces raisons ? – Pourquoi ? Georges, parce qu’il y a des devoirs, tu m’entends, que tout enfant bien nĂ©, que tout honnĂȘte homme accepte sans discussion, averti par un sĂ»r instinct qu’ils sont conformes Ă  l’honneur et Ă  la volontĂ© de Dieu. » Georges baissait la tĂȘte en silence, mais sa physionomie ironique exprimait sa pensĂ©e J’étais bien sĂ»r que vous refuseriez de me rĂ©pondre. » Le prĂȘtre le pĂ©nĂ©tra et reprit Aujourd’hui, puisque tu es face au danger, mĂȘme devant ta mĂšre, surtout devant ta mĂšre, je puis et je dois t’expliquer ces raisons. Non, tu ne dois pas t’abandonner Ă  cette amitiĂ© particuliĂšre, parce que
 qui veut faire l’ange fait la bĂȘte. » Georges secoua la tĂȘte, Ă©tourdi du coup. Ce n’est pas moi qui dis cela, c’est Pascal, lequel n’est pas un imbĂ©cile, comme tu pourras l’apprendre bientĂŽt. Oui, l’homme n’a pas une nature angĂ©lique, mais une nature viciĂ©e et Ă  chaque Ăąge, il tend par une secrĂšte inclination Ă  pervertir sa voie et Ă  gĂąter son avenir. Tout enfant, il est clair que son corps a besoin de nourriture. Dis-moi, crois-tu qu’un enfant laissĂ© Ă  lui-mĂȘme ne satisferait pas ce besoin jusqu’à mettre ses jours en danger ? Car le besoin dĂ©gĂ©nĂšre en sensualitĂ©, qui s’appelle alors gourmandise. Il faut donc veiller Ă  sa nourriture, la choisir, la rĂ©gler, sans lui expliquer le plus souvent les raisons qu’il ne comprendrait pas alors. Admets-tu cela ? – Évidemment, rĂ©pondit Georges. – Plus tard il sent s’éveiller en lui un besoin de tendresse, d’expansion ; c’est une grande force, c’est celle-lĂ  que Dieu a mise en lui, liĂ©e Ă  un dĂ©sir naturel qui le poussera Ă  fonder une famille, Ă  se dĂ©vouer Ă  ses enfants. Ces forces se dĂ©veloppent parfois prĂ©maturĂ©ment le devoir le plus impĂ©rieux est de ne pas les lui laisser gaspiller, de ne pas les lui laisser avilir, c’est-Ă -dire de ne pas lui permettre de les employer simplement en Ă©goĂŻste, sans autre but que la satisfaction de ses plaisirs. Comprends-tu cela ? Si donc tu ne contiens pas ces premiers flots intimes de tendresse, si tu n’attends pas d’avoir l’ñge oĂč la raison, la famille Ă  fonder, le devoir, la religion te rĂ©clameront tous ces trĂ©sors, tu les gaspilleras nĂ©cessairement. – Alors, interrompit Georges, je n’ai pas le droit d’avoir d’affection pour qui que ce soit ? – Qui te dit cela ? avant tout nous sommes amour mais il faut que notre amour soit ordonnĂ©. Ne dois-tu pas d’abord rĂ©pondre Ă  l’amour de tes parents, de tes sƓurs, de ceux que depuis ta premiĂšre lueur d’intelligence tu vois autour de toi te dĂ©vouer leur pensĂ©e, leur cƓur, leur vie ? Et n’est-ce pas suffisant, jusqu’au moment oĂč tu pourras payer cette dette, ou plutĂŽt ne parlons pas de dette, rĂ©pandre Ă  ton tour sur ta nouvelle famille cette mĂȘme source d’amour ? – Mais je n’ai pas pour cet ami l’affection que j’ai pour mes parents, mes sƓurs, ou que j’aurai pour celle que j’épouserai. À ce compte l’amitiĂ© n’existerait pas ? – Si, elle existe, mais il faut justement, comme tu le dis, qu’elle existe toute diffĂ©rente de ces affections naturelles sans en ĂȘtre une dĂ©viation ou une bifurcation. Diras-tu que pour toi il en est ainsi ? – Oui. – C’est une amitiĂ© idĂ©ale, une sorte de chevalerie, de fraternitĂ© d’armes, une noble Ă©mulation dans le bien et pour le bien, rien de plus ? – Oui. – Pour toi, peut-ĂȘtre ; oui, peut-ĂȘtre, c’est-Ă -dire si tu ne t’abuses toi-mĂȘme, car, ne t’irrite pas, je ne soupçonne nullement ta sincĂ©ritĂ© ; mais l’autre, mais lui
 » Georges garda le silence. Es-tu sĂ»r, poursuivit l’abbĂ©, qu’il ne se mĂȘle Ă  son amitiĂ© rien de trouble ? Je ne l’accuse pas, il ne s’en est peut-ĂȘtre pas aperçu lui-mĂȘme ; mais ce qu’on ne voit pas en soi, on le distingue souvent trĂšs nettement chez les autres. Crois-tu que sa lettre – cette lettre que je n’ai pas lue – avait l’accent simple et franc d’une lettre d’amitiĂ©, d’une lettre de camarade qu’on estime, qu’on prĂ©fĂšre Ă  tous les autres, c’est entendu, mais dont on peut avouer tous les sentiments sans embarras ? » Georges n’essayait plus de rĂ©pondre une clartĂ© montait en lui et, quoique irritĂ©, il ne voulait pas s’en dĂ©tourner, c’était trop grave. Pourtant ses doutes subsistaient. Le prĂȘtre, impitoyablement, poursuivit Descends dans ta conscience, mon pauvre Georges ; je ne veux pas te confesser, mais je connais assez ta franchise pour ĂȘtre sĂ»r que tu t’avoueras toi-mĂȘme ton changement. Tu veux le bien, diras-tu ; le bien, c’est rapprocher cet enfant de Dieu ; mais toi-mĂȘme, pourrais-tu affirmer que ce camarade n’est pas en train de devenir ton idole ? es-tu sĂ»r en voulant le sauver de ne pas te perdre ? Le premier pas est si dangereux et il explique tous les autres. Or, crois-en ma vieille expĂ©rience, on le fait souvent, ce premier pas, tout en s’étant promis de ne jamais le faire, parce qu’on s’expose volontairement Ă  la tentation. Et alors on prend en dĂ©goĂ»t le devoir, la famille, l’honneur et mĂȘme ceux qui vous ont avertis pour vous prĂ©munir, pour vous arrĂȘter. Que de farouches ennemis de l’Église et de ses prĂȘtres ont commencĂ© par lĂ  ! et c’étaient parfois les meilleurs Ă©lĂšves, ceux qui donnaient les plus belles espĂ©rances ! » L’émotion du prĂȘtre avait gagnĂ© Georges. Il s’avouait en effet qu’il avait Ă©crit Ă  Antone par besoin de se grandir Ă  ses yeux, de rĂ©pondre au pĂšre Levrou et Ă  Miagrin. Les appels au devoir Ă©taient sincĂšres, mais ils s’étaient ajoutĂ©s Ă  des motifs d’orgueil plus profonds, plus puissants. Je n’en suis pas lĂ  ? hasarda-t-il. – Sans nul doute, mon cher Georges, je me laisse emporter jusqu’au bout de cette voie et tu me rappelles Ă  temps que j’exagĂšre ; mais ce que je n’exagĂšre pas, c’est le danger. Te crois-tu vraiment la mĂȘme sĂ»retĂ© de coup d’Ɠil qu’avant pour discerner une bonne action d’une mauvaise ? Crois-tu que ta vie se dĂ©veloppe avec autant de clartĂ© que jadis ? que tu en as la mĂȘme intelligence ? Tiens-tu vraiment ton conseil dans ta main, certain de ne pas cĂ©der Ă  de vaines raisons ? As-tu la mĂȘme force de rĂ©sistance au mal, de conquĂȘte pour le bien ? la mĂȘme soif de cette science sacrĂ©e de la vie que donnent les annĂ©es bien passĂ©es dans le devoir ? As-tu la mĂȘme piĂ©tĂ© que naguĂšre ? En un mot peux-tu te rendre ce tĂ©moignage que ton respect de la loi divine, que la crainte de Dieu, le commencement de la sagesse, a augmentĂ© dans ton cƓur depuis quelques mois ?
 Alors ? » C’était le mĂȘme discours que celui du PĂšre Levrou, avec de nouveaux faits. Georges se rappela ce qu’il avait entendu naguĂšre Quand vous verrez que j’ai raison, vous suivrez mes conseils
 » C’était vrai. Pourtant, il voulut retarder cet instant. J’espĂšre, dit-il, qu’on ne m’accuse pas d’avoir fait du mal Ă  mon camarade ? – Non, certainement. – Je n’ai donc rien Ă  rĂ©parer, rien Ă  briser. – AprĂšs-demain, tu rentres Ă  Saint-François-de-Sales. Eh ! bien, Ă©coute-moi, Georges, je te parle avec toute l’affection de mon Ăąme d’ami et toute la clairvoyance de mon expĂ©rience de prĂȘtre je te considĂšre comme irrĂ©mĂ©diablement perdu si tu ne prends pas, et si tu ne tiens pas fermement, deux rĂ©solutions et si tu ne te rĂ©sous pas tout de suite Ă  faire un acte pĂ©nible, mais nĂ©cessaire. – Quelles sont ces rĂ©solutions ? – La premiĂšre ne plus jamais Ă©crire Ă  cet ami, sous quelque prĂ©texte que ce soit ni en recevoir de lettre, soit ici, soit lĂ -bas Ă  Bourg. Tu sais la gravitĂ© des billets d’élĂšves, elle est justifiĂ©e, crois-moi. – Et l’autre ? demanda Georges. – La seconde, c’est de ne plus avoir de conversations particuliĂšres avec lui, j’entends de te trouver avec lui seul Ă  seul. Parle-lui au milieu des autres, mais dĂšs que tu pressens que vous n’allez rester que vous deux, quitte-le ! » Georges Ă©coute en silence, il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement Et maintenant quel est cet acte difficile, mais nĂ©cessaire ? – Il est bien inutile de t’en parler, si d’abord tu ne veux pas prendre ces deux rĂ©solutions plus de lettres, plus de conversations particuliĂšres. – C’est dur j’essaierai. – Il ne faut pas dire j’essaierai. Essayer ce n’est pas vouloir, puisque ce n’est pas vouloir tout d’abord, quand mĂȘme et jusqu’au bout ; il faut dire Je le promets. – Je le promets. » Le prĂȘtre lui prit les mains. Mon cher Georges, tu ne m’étonnes pas, tu es bien tel que je te connais, tel que je t’espĂ©rais ; j’en remercie Dieu qui te donne la force de prendre en pleine connaissance de cause ces viriles rĂ©solutions. C’est une vie nouvelle qu’il faut vivre et le sacrifice que je te demande maintenant, c’est un sacrifice non Ă  moi, non Ă  tes parents mĂȘme, mais Ă  ce Dieu qui aime les cƓurs gĂ©nĂ©reux. Tu as reçu une lettre ce matin. Est-ce la premiĂšre de cette nature, et de cet ami ? – Oui, fit Georges, les sourcils dĂ©jĂ  froncĂ©s. – Eh ! bien, ne la conserve pas, mais brĂ»le-la, tout de suite, devant ta mĂšre. – Mais je ne l’ai pas seulement lue en entier, rĂ©pliqua Georges dans un sanglot. – Ne la lis pas. – Je ne l’ai mĂȘme pas. » Et il tournait vers sa mĂšre des yeux de dĂ©sespoir et de supplication, des yeux qui retenaient Ă  peine les larmes Ă©closes sous les cils. L’abbĂ© frĂ©mit, pris de crainte, il regarda Georges, il regarda Madame MorĂšre, puis faisant un effort sur lui et risquant le tout Georges, ne la prends pas ; dis seulement Ă  ta mĂšre “Maman, brĂ»le-la.” » Cette fois ce fut Madame MorĂšre dont les yeux se remplirent de pleurs ; elle comprenait la duretĂ© du sacrifice, elle Ă©tait serrĂ©e de l’angoisse qui tourmentait son fils. Georges s’approcha d’elle elle lui ouvrit ses bras, le recueillit sur sa poitrine, le baisa au front avec amour et comprima dans ses embrassements les profonds sanglots qui le secouaient. Le prĂȘtre attendait en silence. Le soleil montait rayonnant dans un ciel dĂ©barrassĂ© de brouillards ; il dorait les vitres de la fenĂȘtre oĂč finissaient de fondre les cristallisations du matin, et parsemait la chambre de carreaux d’or. Georges ! mon pauvre enfant ! » rĂ©pĂ©tait Madame MorĂšre. Enfin d’une voix basse, d’une voix implorante qui ne commandait pas certes, qui dĂ©fendait plutĂŽt, Georges murmura Puisqu’il le faut, brĂ»le. » Madame MorĂšre l’étreignit dans ses bras et tandis qu’il l’embrassait, il vit dans la chambre sursauter de grandes lueurs ; il se retourna. Une feuille noire se recroquevillait sur la bĂ»che et jetait une derniĂšre flamme. Tandis qu’elle noircissait avec de lĂ©gers crĂ©pitements, Georges pouvait apercevoir une Ă©criture blanche, comme une fine arabesque en vieil argent. Elle se brisa et des parcelles s’envolĂšrent avec les Ă©tincelles. C’était la lettre d’Antone. Le curĂ© de Meximieux se leva. Il serra affectueusement la main de l’infortunĂ© et lui dit Mon cher Georges, l’enfant capable Ă  quinze ans de ce sacrifice sera plus tard un homme. Souviens-toi de tes promesses. » Et il sortit. Tout n’est pas terminĂ©. Georges, il est vrai, se sent plus rĂ©solu, plus fort, plus lĂ©ger ; il savoure dĂ©jĂ  sa libertĂ© reconquise. Il brisera cette amitiĂ© qu’on dit dangereuse et la rĂ©duira, puisqu’il le faut, Ă  une bonne camaraderie sans mystĂšre ni secret. Cependant il craint pour Antone, il s’apitoie sur lui ; s’il pouvait le mĂ©nager ? comment le ramener tout doucement Ă  la vie normale sans qu’il s’en aperçoive ? Le lendemain, jour du dĂ©part, il se lĂšve joyeux ; le dĂ©jeuner est gai il raille les cheveux Ă©plorĂ©s de Bridgette, il promet de longues lettres Ă  Marie-ThĂ©rĂšse. AprĂšs le dĂ©jeuner toute la famille l’accompagne Ă  la gare en bande. Seule, Madame MorĂšre semble un peu craintive, Georges la rassure Tu verras que ça s’arrangera trĂšs bien, ne t’effraie pas. – Georges, n’aie pas trop confiance en toi. – Laisse-moi faire j’ai un plan trĂšs simple et trĂšs pratique. – Dieu soit bĂ©ni ! mais Ă©cris-nous vite. » Le train entre en gare, on installe Georges. Bridgette ! embrasse Bridgette ! tu n’as pas embrassĂ© Bridgette ! – Les voyageurs pour AmbĂ©rieu, Bourg, Culoz
 en voiture. » Coup de sifflet. Au revoir ! À PĂąques ! À PĂąques ! au 30 mars ! » Le train s’ébranle et fuit ; les portiĂšres se confondent, les tĂȘtes penchĂ©es s’éclipsent l’une l’autre. Bridgette crie toujours, en agitant son mouchoir Au revoir, Georges ! » À 3 heures 54 minutes, Antone quitte Ă  son tour la Croix Rousse, dĂ»ment embrassĂ©, pleurĂ©, dĂ©moralisĂ© par tante Mimi et tante Zaza. Il a retrouvĂ© Ă  la gare M. Berbiguet qui promet aux deux demoiselles de bien veiller Ă  ce qu’il n’ait pas froid aux pieds » et il a Ă©tĂ© saluĂ© Ă©galement par ses camarades Lurel, Henriet, Rousselot qui ont effarouchĂ© les pauvres tantes en criant au Tonio chĂ©ri Tiens ! Ramon ! comment vas-tu, mon vieux ? » Mon vieux ! ils l’appellent mon vieux, ce chĂ©rubin ! » Maintenant le train file. Antone songe qu’il va retrouver Georges Ă  la gare. Il est plein de courage, il a bourrĂ© sa valise de livres et entrevoit dĂ©jĂ  la gloire d’ĂȘtre le second en histoire et en composition française. Bourg ! trente minutes d’arrĂȘt !
 Les voyageurs pour MĂącon, Bellegarde, GenĂšve changent de train. » Dans le bruit des plaques tournantes, des locomotives, les voyageurs et les employĂ©s s’interpellent ; les Ă©lĂšves se retrouvent. Antone cherche la porte. Georges est arrivĂ© avant lui, Georges certainement doit l’attendre Ă  la sortie. » Georges n’est pas lĂ . DEUXIÈME PARTIE – SOUS LE JOUG CHAPITRE I – RUPTURE Dans l’église de Brou les grandes verriĂšres font resplendir les Ă©cussons de la maison de Bourgogne et les visages pieux et placides des donatrices ; elles jettent le charme de leur apaisante lumiĂšre sur le chƓur intime et secret oĂč s’entassent les chefs-d’Ɠuvre menus et fĂ©minins de l’art gothique mourant. M. Berbiguet, apprenant qu’Antone ne connaĂźt pas cette merveille, sa merveille, a fait entrer toute sa troupe ; il lui fait admirer les tombeaux, les retables, les stalles si finement ciselĂ©es et ouvragĂ©es. Il s’extasie devant la triple porte paradisiaque du jubĂ©, va, vient, recule, montre les feuillages, les chardons, les cordeliĂšres, les blasons, les statues, ne fait grĂące d’aucun dĂ©tail. À sa voix chaude et enthousiaste ces Ă©toffes, cette vĂ©gĂ©tation, ces fins objets emprisonnĂ©s, semblait-il, par un magicien, dans la pierre, le marbre et le bois, reprennent leur souplesse, leur grĂące, leur vie. Ducs, princesses, bĂ©bĂ©s joufflus, saintes et pleureuses se raniment. Il ressuscite Philibert le Beau, Marguerite d’Autriche, Marguerite de Bourbon, toute la Bresse du XVIe siĂšcle. Les Ă©lĂšves s’attardent, heureux de reculer le moment pĂ©nible de franchir le seuil du collĂšge, mais Antone s’irrite il Ă©coute Ă  peine et s’étonne seulement de retrouver au milieu de ces splendeurs la devise dĂ©senchantĂ©e de celle qui ne peut ĂȘtre reine de France Fortune, Infortune, Fort Une, » et aussi d’ĂȘtre suivi dans tous ses mouvements par le long regard tranquille d’un saint de vitrail au visage fĂ©minin, qui joint les mains dans une Ă©ternelle priĂšre, tandis qu’un dragon visqueux s’aplatit Ă  ses pieds qu’il lĂšche. Pendant ce temps, dans la cour du collĂšge, Georges MorĂšre est en grande confĂ©rence avec Modeste Miagrin. En arrivant il l’a tout de suite recherchĂ© ; aprĂšs l’avoir remerciĂ© de ses judicieux avis, il le prie de lui rendre un service. Puisque le rĂšglement dĂ©fend l’amitiĂ© Ă  deux, pourquoi n’essaierait-il pas de l’amitiĂ© Ă  trois ? Antone Ramon est un charmant camarade, un peu trop vif, mais il faut ĂȘtre aveugle pour ne pas voir le manĂšge des Beurard, des Lurel, et mĂȘme de certains Ă©lĂšves de la grande division, autour de lui. On ne peut l’abandonner. Il le convie donc Ă  cette Ɠuvre de protection. Le sacriste ne peut refuser. En effet, il bout de joie, mais n’ose s’abandonner, trop fin pour ne pas voir les difficultĂ©s Antone voudra-t-il accepter ? dit-il. Tu sais qu’il est ombrageux ? – Ne crains rien, rĂ©pond Georges, il m’a Ă©crit pendant les vacances, il se fie absolument Ă  moi ; il acceptera tout de moi. – Je le souhaite, reprend Modeste, mais tu verras que, s’il se fĂąche, tu renonceras Ă  ta combinaison pour le ressaisir. – Jamais. Si tu veux savoir la raison, j’ai promis, et je ne puis plus avoir avec lui de conversation seul Ă  seul. » Habilement, Miagrin se fait raconter les incidents des vacances Tu ne connais pas Antone, conclut-il, et tu n’es pas assez souple, tu n’arriveras pas Ă  lui faire accepter cela. – En tous cas, je puis compter sur toi pour m’y aider. – SĂ»rement. » Antone Ramon vient enfin de quitter la chapelle de Brou et d’échapper aux importunitĂ©s du grand Lemarois, un pauvre philosophe et de Varageon, un triste rhĂ©toricien. Il vide dans son pupitre, en Ă©tude, les livres et les confiseries dont on l’a chargĂ© au dĂ©part marrons glacĂ©s de tante Zaza, fruits confits de tante Mimi, rondelles de chocolat de cousine Vovo et choux Ă  la crĂšme donnĂ©s par la maman pour son premier goĂ»ter. Toutes ces friandises ont un peu souffert de leur voisinage rĂ©ciproque. Antone contemple longtemps le sac de marrons et la boĂźte de fruits confits. Comme jadis Hercule entre le vice et la vertu, il hĂ©site. Enfin il se dĂ©cide pour la boĂźte, essuie les traces de crĂšme, l’enveloppe d’une nouvelle feuille de papier, la ficelle avec la faveur rose des marrons glacĂ©s, glisse sous le nƓud une carte, avec ces mots À Georges MorĂšre » et renferme dĂ©licatement le prĂ©cieux paquet dans le bureau de son ami. À peine arrivĂ© dans la cour, sans se prĂ©occuper des railleries de CĂ©zenne, d’Émeril et d’Orlia qui l’ont tout de suite entourĂ©, il court Ă  MorĂšre qu’il aperçoit dans l’allĂ©e du fond, causant avec Miagrin. AprĂšs les premiĂšres effusions, Georges se laisse prendre par le bras, et tout en marchant dans l’allĂ©e il attaque la grosse question Tu sais, j’ai beaucoup pensĂ© Ă  toi pendant les vacances, je ne veux plus qu’on t’ennuie Ă  cause de moi, qu’on te mette Ă  l’index et qu’on te fasse des histoires. – Ça m’est Ă©gal pourvu que toi
 – Il ne faut pas que ça te soit Ă©gal. Non, il faut que tous les autres, comme nous, te trouvent tout Ă  fait bon type c’est aussi l’avis de Miagrin. » Antone regarde le compagnon de MorĂšre d’un air qui signifie nettement De quoi se mĂȘle-t-il celui-lĂ  ? » Mais Georges poursuit Voici ce que j’ai pensĂ© faire, puisque tu m’as dit que tu avais confiance en moi. Miagrin nous a dĂ©fendus, il nous a avertis. Tu sais, sans que tu t’en doutes, il t’a rendu dĂ©jĂ  pas mal de services. Et puis, lui, personne ne peut le soupçonner. Or tu connais la rĂšgle “Nunquam duo, semper tres. Jamais deux, toujours trois”. À trois nous sommes invulnĂ©rables. Soyons tous les trois amis, comme Ă  la premiĂšre promenade, te rappelles-tu ?
 » Il s’arrĂȘte devant le regard courroucĂ© d’Antone. Miagrin intervient. Vous agirez comme vous voudrez, c’est votre affaire ; mais il est Ă©vident qu’on ne vous laissera pas tous les deux faire bande Ă  part. – Pourquoi ? demande Antone qui se serre contre Georges. – Parce que, reprend naĂŻvement Georges, que nous le voulions ou non, ce sera une amitiĂ© particuliĂšre. – Qu’est-ce que c’est qu’une amitiĂ© qui n’est pas particuliĂšre ? riposte Antone. – Tu veux qu’on nous confonde avec les Lurel, les Patraugeat, les Monnot ? – C’est ça qui m’est Ă©gal. – Tout t’est Ă©gal, s’écrie Georges agacĂ©. Quand tu seras renvoyĂ© et que tu verras pleurer tes parents, est-ce que ça te sera Ă©gal ? – Bah ! ils ne pleureront pas, ils me mettront ailleurs. Tu sais, ils ne l’admirent pas la maison ; je m’en suis aperçu. – Quand tu es en colĂšre, on ne peut plus raisonner avec toi. – Je ne suis pas en colĂšre, seulement je vois pourquoi tu me dis cela. – Quoi ? Qu’est-ce que tu vois ? – Le SupĂ©rieur t’a fait la leçon. – Pas vrai. – L’abbĂ© Russec alors ou le PĂšre Levrou ? – Non plus. – Qui ? – Eh bien ! si tu veux le savoir, c’est maman. – À cause de ma lettre ? – Oui. – Alors, rĂ©pond lentement et d’une voix tremblante Antone effrayĂ©, tu ne veux plus ĂȘtre mon ami ? – Si, mais Ă  condition que tu acceptes Miagrin. – Non, tu ne veux plus, non, je comprends maintenant. Tu as peur que je te compromette. – Antone, Tonio, je t’en prie, tu m’avais promis
 – Ah ! tout ce que tu voudrais pour toi, pour rester avec toi, rien qu’avec toi, mais c’est fini. – Ne t’emballe pas. Écoute, Tonio, je t’en supplie
 – Non, rĂ©pond Tonio rageur, non, reste avec ton Miagrin si tu veux ; tu m’as trompĂ©, tu m’as trahi, c’est fini, lĂąche-moi, lĂ , non, je veux m’en aller, non, je m’en vais, c’est fini. » Et malgrĂ© MorĂšre qui s’efforce de le retenir, Antone se dĂ©gage et court rejoindre le groupe de Lurel, Émeril, d’Orlia, Patraugeat, CĂ©zenne. Je te l’avais dit, conclut Miagrin, tu n’es pas assez habile tu vas trop vite et tu t’y prends trop brusquement, laisse-moi faire. » La nuit vient vite en janvier ; Ă  quatre heures et demie, les Ă©lĂšves se rĂ©fugient dans l’étude. Mais Ă  peine entrĂ© Antone Ramon se prĂ©cipite vers le bureau de MorĂšre et avant que celui-ci n’ait pu se rendre compte de son intention, il soulĂšve le couvercle, plonge la main au milieu de ses livres et enlĂšve un paquet. Que fais-tu lĂ , Tonio ? – D’abord je te dĂ©fends de m’appeler Tonio, appelle-moi Antone Ramon comme les autres. » Les Ă©lĂšves, comme une meute accourent, ils ont vu la boĂźte et flairĂ© les friandises. Les yeux allumĂ©s, les mains tendues, ils mendient. Ramon, hein, Ă  moi, dit CĂ©zenne, tu seras un bon type. – À moi ! crie Émeril, je ne t’ennuierai plus ! – À moi ! mon petit Antone, glapit Lurel, tu sais, je te dĂ©fendrai. – À moi ! aboie le gros Patraugeat. – À moi ! » supplie Trophime Beurard. Et c’est quelque chose de rĂ©pugnant que toutes ces gourmandises et ces goinfreries exaspĂ©rĂ©es, haletantes de dĂ©sir, jappant, sautant, revenant, se poussant, s’écrasant autour de la boĂźte, tandis que Ramon furieux casse les ficelles, dĂ©chire les papiers. Ne l’étouffez pas, » dit en riant l’abbĂ© Russec qui suit la scĂšne. Mais l’enfant repousse du coude les assaillants, fend le groupe, monte Ă  la chaire et dans une attitude charmante de sveltesse offre Ă  l’abbĂ© surpris la boĂźte pleine de fruits dĂ©licats. Merci, Ramon, non, merci, mangez-les avec vos camarades. » Et croyant faire de l’esprit il ajoute Vous n’oublierez pas Georges MorĂšre. » Georges MorĂšre reste Ă  son pupitre. La meute se rue sur les fruits. En un instant la boĂźte se vide, si bien qu’Antone, moitiĂ© fĂąchĂ©, moitiĂ© stupĂ©fait, s’écrie Il n’en reste mĂȘme pas un pour moi ! » Trop tard. Les chinois, les petites poires confites, les figues doucereuses, les quartiers d’orange glacĂ©s, les cerises sentant l’eau-de-vie, tout s’est engouffrĂ© dans les bouches. Alors Lurel s’approche de Ramon et tournant le dos Ă  l’abbĂ© Russec Partageons », dit-il avec un sourire protecteur. Et il lui rend gĂ©nĂ©reusement la moitiĂ© d’une prune pulpeuse et dorĂ©e, et mange l’autre moitiĂ© en regardant du coin de l’Ɠil MorĂšre assis Ă  son bureau. CHAPITRE II – LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCÈNE À peine rentrĂ©, il faut s’occuper de la sĂ©ance acadĂ©mique de Saint-François-de-Sales. Michel Montaloir, le fameux explorateur des plateaux asiatiques, Michel, l’homme de la colonisation, Michel, un ancien » de la maison, doit venir la prĂ©sider. Les professeurs s’ingĂ©nient Ă  exciter l’émulation, Ă  lancer les Ă©lĂšves. M. Pujol, Ă  l’imitation des P. JĂ©suites, a divisĂ© sa classe en deux camps, Romains et Carthaginois. Il promet au camp vainqueur un thĂ© suivi de jeux. De plus, si la classe obtient trois Ă©loges » elle a droit Ă  une promenade d’une journĂ©e pendant que les autres travaillent. Et cependant la troisiĂšme s’alourdit les propositions les plus allĂ©chantes n’attirent pas ; l’attention vraiment est faible, les devoirs mĂ©diocres, on ne travaille pas. La troisiĂšme est en effet la classe terrible. À quatorze ou quinze ans les enfants se transforment pĂ©riode d’incubation, Ă©poque des chrysalides leur ĂȘtre se pelotonne, ils se mĂ©tamorphosent ; les valeurs se dĂ©placent sans qu’on puisse savoir mĂȘme pourquoi ; le jeu des affinitĂ©s et des antipathies s’embrouille et les yeux les plus clairvoyants ont peine Ă  y comprendre quelque chose. L’abbĂ© Russec s’inquiĂšte aussi on joue peu. Depuis huit jours surtout il surveille le groupe Lurel, Monnot, Beurard, Patraugeat. Ramon est toujours avec eux et cette frĂ©quentation ne lui dit rien qui vaille. Il se rassure un peu en voyant les efforts inlassables de Miagrin sur le petit Lyonnais. Le fils du fermier a passĂ© des vacances mauvaises. Pour la premiĂšre fois, il a compris la nullitĂ© de son pĂšre ; il n’a mĂȘme pu supporter la bontĂ© inintelligente de sa mĂšre. Cette mesquinerie de vie, de pensĂ©e, d’ambition, cette avarice sordide qui ne sait mĂȘme pas faire fructifier sa richesse, cette satisfaction bĂ©ate d’ĂȘtre enviĂ© par les ruraux de Pont-de-Veyle, lui inspirent une sourde colĂšre. M. le SupĂ©rieur dans le bulletin a parlĂ© de sa piĂ©tĂ©, de son intelligence et reconnu enfin les indices d’une prĂ©cieuse vocation. Modeste a Ă©tudiĂ© cet avenir. Oui, peut-ĂȘtre ? Il entrevoit des honneurs, les respects multipliĂ©s des femmes, les aubes de fines dentelles, le camail violet et l’autoritĂ© de la crosse. Mais non, il ne sera pas prĂȘtre, il ne sera pas non plus pharmacien de canton, vouĂ© Ă  une vie sans Ă©clat ; d’autres rĂȘves le hantent. Ah ! s’il pouvait conquĂ©rir Ramon, il irait Ă  Lyon, sinon Ă  Paris ; s’il pouvait par lui pĂ©nĂ©trer dans ce monde fermĂ©, riche, aristocratique et qui lui semble d’autant plus merveilleux qu’il le connaĂźt moins ! Il faut qu’il gagne Antone, il le gagnera. La partie semble belle il s’insinue, s’apitoie, sait se retirer Ă  temps, revenir au moment opportun, tout comprendre, tout entendre, tout supporter ; mais s’il a l’instinct de la conquĂȘte, il n’a pas encore la connaissance des Ăąmes il Ă©choue dans ses conversations les plus attendries, dans ses supplications les plus Ă©tudiĂ©es. MorĂšre est profondĂ©ment touchĂ© de cette insistance que rien ne dĂ©courage. Et moi qui me mĂ©fiais de toi ! » lui dit-il avec l’accent du plus amer repentir. Miagrin sourit Il faut savoir attendre, lui rĂ©pond-il. » Mais il a beau rĂ©pĂ©ter Ă  Antone Tu as tort tu te laisses prendre par Lurel, c’est un imbĂ©cile, il te perdra, nous, nous te sauverons, oui, je te sauverai. », il n’en obtient que des rĂ©ponses dures. Tu m’ennuies. MĂȘle-toi de ce qui te regarde. Va retrouver ton ami MorĂšre. Je n’aime pas le clan des cafards. » Gaston Lurel triomphe sans effort en quelques jours, il l’a dĂ©goĂ»tĂ© des cafards » comme il les appelle. Antone sursaute un peu quand il entend nommer ainsi Georges, mais sur le reste il lui donne complĂštement raison. Plusieurs fois il a essayĂ© de revoir Georges seul Ă  seul. À la leçon de musique il a insistĂ© pour qu’il renvoie Miagrin, il a mĂȘme osĂ© lui dire Tu sais, si je fais des bĂȘtises tu pourras dire que c’est ta faute. » MorĂšre a refusĂ© avec douleur Tu ne veux pas me comprendre ; et puis, non, j’ai promis et, moi, je tiens mes promesses. » Et Antone s’ennuie. Le soir quand toute l’étude travaille sous la lumiĂšre des lampes, dans l’atmosphĂšre vite Ă©chauffĂ©e il oublie bientĂŽt thĂšme ou version ; le menton appuyĂ© sur ses poings il rĂȘve
 Il rĂȘve de vacances au bord de la mer, Ă  Nice. Il se voit courant dans le sable, sur la plage, pleine d’ombrelles, barbotant dans les flots salins, pĂȘle-mĂȘle, avec des amis, et, parfois, la chaleur d’un ardent soleil semble pĂ©nĂ©trer tout son corps comme aprĂšs la douche et le roulement de la vague
 Il rĂȘve la rĂšgle du surveillant le rappelle Ă  la rĂ©alitĂ© ! Alors il se rĂ©veille et s’ennuie. Deux jeudis de suite il fait la promenade avec Lurel et Monnot. On va sur une route quelconque vers MĂącon, Saint-Amour, Jasseron, Ceyzeriat, Villars ou Pont-d’Ain. Par ces jours froids de janvier, ni le paysage, ni le but n’intĂ©ressent. De temps en temps on rencontre la longue voiture des Bressans qui semble faite avec des Ă©chelles, des soldats qui rentrent Ă  la caserne ou quelque fillette Ă  la voix criarde qui ramĂšne ses vaches. Monnot et Lurel racontent au petit Lyonnais leurs aventures de collĂšge et leurs tours les moins Ă©difiants. Monnot est l’effrontĂ© menteur, il s’en vante. Il n’a qu’un principe Tout mauvais cas est niable. » Et comme il est toujours dans un mauvais cas, il nie toujours. Il raconte comment, surpris l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente en flagrant dĂ©lit de vagabondage dans les galeries, il rĂ©pondit hardiment Ă  l’abbĂ© ThiĂ©baut Je viens de l’infirmerie. » L’abbĂ© ThiĂ©baut soupçonneux alla Ă  l’infirmerie oĂč sƓur Suzanne lui dĂ©clara n’avoir pas vu Monnot. Fort de cette dĂ©couverte, il fit mettre un mal » de conduite au flĂąneur. Mais Monnot protesta comme un diable auprĂšs de l’abbĂ© Russec, de l’abbĂ© ThiĂ©baut, du SupĂ©rieur. DĂ©concertĂ© par une telle fureur, ce dernier revit lui-mĂȘme sƓur Suzanne qui maintint son dire. Alors Monnot demanda Ă  ĂȘtre confrontĂ© avec la SƓur. Tous deux comparurent dans le cabinet directorial devant le Chanoine, l’abbĂ© Russec et l’abbĂ© ThiĂ©baut et Monnot recommença ses explications C’était Ă  pouffer, raconte-t-il. Enfin, ma sƓur, lui dis-je, rappelez vos souvenirs. AprĂšs la rĂ©crĂ©ation de dix heures, vous aviez distribuĂ© vos drogues aux Ă©lĂšves, je suis arrivĂ© Ă  ce moment-lĂ , je vous ai demandĂ© un peu d’acide phĂ©nique parce que j’avais mal aux dents, vous ĂȘtes entrĂ©e Ă  la pharmacie, vous ĂȘtes montĂ©e sur une chaise pour ouvrir un placard, rappelez-vous, ma sƓur, je vous en supplie. » Et peu Ă  peu, devant son insistance, la sƓur d’abord trĂšs sĂ»re et trĂšs nette, Ă©branlĂ©e, dĂ©racinĂ©e, abasourdie, abrutie, s’est tournĂ©e vers le SupĂ©rieur et lui a dit Il a peut-ĂȘtre raison, je ne me rappelle plus assez pour dire non. » Tu vois, mon cher, conclut Monnot, elle a fini par reconnaĂźtre que j’étais allĂ© Ă  l’infirmerie oĂč je n’avais pas mis les pieds. » Et il rit aux Ă©clats, tandis que Lurel ajoute Prends-en de la graine. » Une autre fois la conversation est tombĂ©e sur leurs lectures. Antone, qui se pique d’avoir beaucoup lu, Ă©numĂšre complaisamment toutes les richesses de sa bibliothĂšque Voyages de Jules Verne, romans de Boussenard, de Paul d’Ivoi, magnifiques volumes sur l’ArmĂ©e et la Marine, sur l’expĂ©dition de Marchand, sans compter des albums historiques. Enfin quelques romans de Bazin et les Contes choisis d’Edgar Poë  Mais Gaston Lurel au lieu d’envier ce trĂ©sor Ă©clate de rire. Antone en est un peu froissĂ©. Tu as certainement, reprend Lurel, les MĂ©moires d’un Âne et les Voyages de Gulliver ? – Pourquoi me demandes-tu cela ? – Parce que ta bibliothĂšque est une bibliothĂšque de bĂ©bĂ©. Les petites filles elles-mĂȘmes n’en voudraient pas ! – Pourquoi ? » Mais ce pourquoi excite de nouveau les rires gouailleurs des deux compĂšres. Pilou ! Pilou ! » fait brusquement Monnot. L’abbĂ© Russec s’était rapprochĂ©. Monnot dĂ©tourne la conversation sur les contes d’Edgar PoĂ« et quand l’abbĂ© Russec s’est Ă©loignĂ© Et toi qu’est-ce que tu lis ? demande Ă  son tour Antone. – Pas mes prix, sĂ»rement, ni mes livres d’étrennes, rĂ©pond Lurel. Ça vous rend stupide, mon pauvre Antone. Et puis, c’est aussi intĂ©ressant que le cours de ThĂšmes. – Alors quoi ? – Moi je lis les grands auteurs contemporains Septime Birbot[1], Émile Zola, Jean Messain, Tibulle Mendoza[2] Naturellement je ne porte pas ces bouquins sous le nez de mon paternel. Mais Anthyme, mon domestique, qui me les achĂšte, les cache sous mon matelas. À la bonne heure, ça c’est intĂ©ressant, et ça vous apprend la vie. Ça n’est pas du coco, Ă©videmment. – Surtout ton bouquin de Tibulle Mendoza, fait Monnot. En voilĂ  un par exemple qui est d’un raide
 – À propos, Monnot, l’as-tu terminĂ© ? demande Lurel. – Pas encore, je te le rendrai samedi j’en ai bien encore pour deux jours. – DĂ©pĂȘche-toi de le finir, je le passerai Ă  Ramon. – Ah ! Ă  Ramon ? » Ce ah ! » n’échappe pas Ă  Antone. Que peut ĂȘtre ce livre pour que l’idĂ©e mĂȘme de le lui prĂȘter surprenne Ă  ce point Monnot ? Mais Lurel reprend Va donc. N’aie pas peur. Il le lira plus facilement que nous ; on ne le soupçonne pas, lui, jamais on ne s’avisera de venir voir ce qu’il lit en Ă©tude. » Et s’adressant Ă  son nouveau disciple Ă©bahi et muet Tu ouvres ton dictionnaire, tu mets deux ou trois livres de classe Ă  cĂŽtĂ© et, au lieu de faire une version, tu bouquines. Ou bien pendant l’étude des leçons tu disposes en Ă©chelle trois livres de classe ouverts et tu mets ton roman comme dernier Ă©chelon en dessous tu vois que ce n’est pas malin. À travers tes doigts tu regardes de temps en temps si on t’observe. Lis cela, c’est palpitant, si tu ne comprends pas tu me demanderas des explications. » Antone ne proteste pas. La chose semble si simple Ă  Lurel qu’il craint de passer pour une petite fille en faisant mĂȘme une objection. Pourtant il se rappelle cette premiĂšre classe de l’annĂ©e oĂč son condisciple a failli ĂȘtre pris par l’abbĂ© Perrotot. Une crainte sourde monte en lui jamais il n’aura l’assurance impudente, ni l’habile tour de main de ses nouveaux amis. AprĂšs la promenade, Monnot revoit Lurel seul Ă  seul. Non, vraiment, tu veux qu’on lui passe ton bouquin ? – Pourquoi pas ? – Ramon est encore si naĂŻf. – Justement on va le dĂ©niaiser ; ce sera amusant. – Tu as tort laisse donc Ramon tranquille. – Pilou ! Pilou ! » L’abbĂ© Russec vient de passer. A-t-il entendu cette fin de conversation ? CHAPITRE III – LE FAUX BOILEAU Le samedi soir, Georges MorĂšre, de sa place, voit en Ă©tude un singulier manĂšge. Un quart d’heure aprĂšs la rentrĂ©e, Monnot, assurĂ© que le surveillant s’occupe d’Orlia, insĂšre entre les jambes de Feydart allongĂ©es en pincettes le dangereux roman qui ramenĂ© ainsi au banc suivant passe de main en main et revient Ă  son propriĂ©taire Lurel. Celui-ci saisit dans son bureau les ƒuvres PoĂ©tiques de Boileau », dĂ©pouille l’infortunĂ© de sa couverture et de sa reliure dont il revĂȘt la brochure pestilentielle et cligne des yeux vers Antone pour l’avertir. Puis il lĂšve le bras vers le surveillant qui acquiesce d’un signe, sort de sa place pour gagner le bureau prĂ©sidentiel et chemin faisant, donne, le dos tournĂ©, le livre Ă  Leroux en lui soufflant Fais passer Ă  Ramon. » Pendant qu’il montrait au surveillant une tache de son Tite-Live qui l’empĂȘchait de lire la phrase Ă  traduire et qu’il lui demandait de multiples explications, s’accomplissait une Ɠuvre invraisemblable et pourtant banale dans la vie des lycĂ©es et collĂšges. Leroux, sans l’ouvrir, a passĂ© le livre Ă  Tahuret. Celui-ci, ayant regardĂ© le titre, le referme prĂ©cipitamment et le glisse sous le dictionnaire de Rousselot en disant Pour Antone
 Attention. » De mains en mains, de pupitre en pupitre, en contournant les Ă©lĂšves trop sages, le volume arrive Ă  Antone qui en levant la couverture lit aussitĂŽt Premier Amour, par Tibulle Mendoza. » Pas un Ă©lĂšve n’a arrĂȘtĂ© le livre hideux, pas un n’a empĂȘchĂ© cette corruption d’atteindre l’ñme de son camarade, pas un n’a refusĂ© d’ĂȘtre le dĂ©goĂ»tant entremetteur. On ne refuse pas cela. Toutefois ces allĂ©es et venues ont fini par exciter la mĂ©fiance du surveillant. Antone craintif se hĂąte de glisser le roman dans son bureau. D’un coup d’Ɠil il fait signe Ă  Lurel revenu Ă  sa place qu’il est guettĂ© et se plonge dans son devoir pour dĂ©router les soupçons. Vers la fin de l’étude, son thĂšme achevĂ©, il disposait encore d’un quart d’heure. Il rangea son dictionnaire et ses cahiers, dĂ©ploya son atlas et derriĂšre cet abri improvisĂ© ouvrit le faux Boileau. Le titre l’avait dĂ©jĂ  troublĂ©. En le revoyant il se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il se rappelait les rĂ©flexions de Monnot Zola c’est fort, mais Mendoza c’est encore plus raide. » Qu’allait-il apprendre, lui Ă  qui sa mĂšre refusait les feuilletons du Correspondant en lui disant Tu es trop jeune ! » Il comprenait la gravitĂ© de son acte. Il n’avait nulle envie de lire ce roman. Mais il avait promis Ă  Lurel et il avait peur de passer pour un poltron et un bĂ©bĂ©. Lurel, dans la crainte des inspections diurnes et nocturnes, lui avait demandĂ© de se hĂąter. Pourtant il lui avait dĂ©fendu de prendre le livre sur lui Tu es trop gauche, avait-il dit, tu le laisseras tomber ou tu le dissimuleras si maladroitement qu’on le verra tout de suite. Il est encore plus en sĂ»retĂ© dans ton bureau. Range-le simplement au milieu de tes bouquins de classe. » Antone n’osait pas attendre il savait qu’il lui faudrait le soir mĂȘme donner des dĂ©tails et raconter ses impressions Ă  son corrupteur. AprĂšs un coup d’Ɠil au surveillant il se hasarda. Chose curieuse ! cet immonde roman commençait par une prĂ©face d’une gravitĂ© hilarante ! Si tu as en toi l’une de ces forces suprĂȘmes, GĂ©nie, Orgueil, Vertu qui triomphent de tout et accomplissent fatalement leurs destinĂ©es, Accepte l’amour ou refuse-le ; il n’importe, tu es le Mage auquel obĂ©it l’enfer. Si tu es un brave homme, sans grandeur, ni bassesse, marie-toi ; tu mourras honorĂ© et honorable, pleurĂ© de tous. Mais si tu es l’un de ces ĂȘtres intermĂ©diaires n’ayant ni le suprĂȘme gĂ©nie, ni le gros bon sens, un de ces ĂȘtres bizarres, tourmentĂ©s, incertains, qui peuvent s’élever, qui peuvent tomber, Crains la premiĂšre rencontre, redoute surtout le premier baiser. Sois chaste. Mais la solitude ou l’indiffĂ©rence, c’est l’ennui ? Crois-tu que la joie existe ? D’ailleurs, choisis ! » Et le terrifiant avertisseur racontait l’histoire de Thoutmosis, le roi vainqueur des Hycsos, dont les prĂȘtres n’avaient pu conserver la momie mĂȘme dans les bains d’huile parfumĂ©e et les mixtures de nard, de myrrhe et de benjoin, parce que la reine StharnabusaĂŻ avait mis ses lĂšvres sur son cou d’adolescent. Cette premiĂšre page apocalyptique Ă©tonna Ramon mais ne lui parut pas absolument immorale. Il s’enhardit donc Ă  lire le premier chapitre. Un jeune homme de dix-sept ans, Marcelin, quittait l’appartement de sa mĂšre, rue Montmartre, et faisait une promenade du boulevard des Italiens aux Champs-ÉlysĂ©es. Il finissait par s’installer Ă  une table de restaurant non loin d’une jeune dame en noir dont l’enfant jouait au cerceau. N’eĂ»t Ă©tĂ© le style prĂ©tentieux, une abondance descriptive inlassable, et de temps en temps quelque brutale mĂ©taphore, quelque mot sournois, qui blessaient la candeur d’Antone, ce dĂ©but de chapitre eĂ»t paru aussi honnĂȘte qu’un roman de la Vicomtesse de SĂ©gur. Pourtant l’enfant ne s’y trompait pas, il s’en dĂ©gageait une odeur de corruption, comme de ces coins de cimetiĂšre oĂč l’on jette les couronnes de fleurs sales et les bouquets pourris. Au coup de cloche Antone referma le livre et l’insĂ©ra soigneusement entre ses Morceaux Choisis et son Virgile. Mais lorsque au rĂ©fectoire Lurel, les yeux brillants et les paupiĂšres souriantes, lui demanda Eh bien ! qu’en penses-tu ? » il rĂ©pondit d’un air dĂ©tachĂ© et dĂ©confit Il est ennuyeux comme la pluie, ton roman ! – OĂč en es-tu donc ? » Et dĂšs qu’Antone le lui eut indiquĂ© Mais tu n’as pas fini le premier chapitre. Ça n’est pas Ă©tonnant. C’est aprĂšs que ça devient intĂ©ressant. – Quand il entre dans la chambre des tĂ©nĂšbres, reprit Monnot avec un petit rire. – Et quand sa sƓur Florence lui raconte sa vie, ajouta Lurel. – Le plus raide, c’est la veillĂ©e au lit de mort de sa mĂšre. Non, ça vraiment c’est trop fort, je trouve qu’il exagĂšre. » Lurel protestait sournoisement et Antone Ă©coutait, tout dĂ©contenancĂ© d’ĂȘtre obligĂ© de lire un roman qui scandalisait Monnot lui-mĂȘme. Dis donc, reprit Lurel, lis plus vite. Tu sais, il ne faut pas que ça traĂźne. » AprĂšs la priĂšre du soir, comme ils remontaient tous pour se coucher, au tournant du palier, Antone s’entendit murmurer Ă  l’oreille. Rends-lui son bouquin ! » Il se retourna, mais c’était le moment oĂč les Ă©lĂšves franchissaient la porte du dortoir en se dĂ©bandant il n’aperçut que la figure placide de Louis Boucher incapable de lui donner un tel conseil. Il se coucha et rĂ©flĂ©chit. Rendrait-il ce livre sans le lire ? En continuerait-il la lecture ? Le garderait-il deux ou trois jours sans l’ouvrir, mais en affectant de l’avoir parcouru ? Le rendre, il n’osait c’était s’avouer petite fille », digne de son surnom de Ninette. L’achever ? rĂ©pugnait Ă  son honnĂȘtetĂ©. Laisser croire qu’il l’avait parcouru ? c’était plus scabreux. Il Ă©tait trop jeune encore pour soutenir une conversation sur des livres qu’il n’avait pas lus. Monnot et Lurel perceraient son mensonge ; et alors quelle figure ferait-il ? Il s’endormit sans avoir pris de dĂ©cision. La petite Ă©tude du dimanche matin Ă©tait consacrĂ©e Ă  la correspondance familiale et aux leçons de catĂ©chisme. Incapable d’une rĂ©solution Ă©nergique, Antone, comme tous les faibles, cherchait des atermoiements. Il fit signe Ă  Lurel qu’il avait une lettre Ă  Ă©crire. Lurel haussa les Ă©paules. Dix minutes avant le petit dĂ©jeuner il laissa le catĂ©chisme. Il fallait bien avancer un peu dans sa lecture. AprĂšs tout, il en Ă©tait restĂ© Ă  une page qui n’avait rien d’extraordinaire ». Il reprit donc le faux Boileau Marcelin entrait en conversation avec la jeune veuve Ă  propos d’une Ă©tourderie de la petite fille. Le dĂźner achevĂ©, il continuait avec elle la banale conversation tout en remontant l’avenue des Champs-ÉlysĂ©es par une belle soirĂ©e de printemps. Soudain Antone se sentit rougir. Le sang lui monta au visage et lui bourdonna aux oreilles. De dĂ©tail en dĂ©tail, de phrase en phrase, il avait glissĂ© Ă  une scĂšne immonde Ă  demi voilĂ©e, irritante par le mystĂšre d’infamie qu’elle laissait entrevoir sans l’expliquer. Une curiositĂ© malsaine le poussait Ă  s’avancer dans ce labyrinthe d’impudeur, sans chemin de retour, et le malheureux, tout en se promettant de s’arrĂȘter, de ne pas aller plus loin, avançait, page Ă  page, espĂ©rant trouver, Ă  travers ce style Ă©quivoque et volontairement obscur, ce secret de honte promis, mais jamais avouĂ©. La cloche sonna. Certes, parmi les ferments qui dĂ©composĂšrent les Ăąmes Ă  la fin du XIXe siĂšcle, Tibulle Mendoza peut se vanter d’avoir Ă©tĂ© l’un des plus violents. On se demande si ce romancier qui, parvenu au seuil de la vieillesse, se donnait volontiers comme le chef d’une Ă©cole poĂ©tique, a jamais jetĂ© un regard sur ces tĂȘtes vives et Ă©tourdies qu’il empoisonna de ses dĂ©jections littĂ©raires, tout en parlant d’art, de beautĂ©, de pitiĂ©, de gloire nationale. Sa honte est d’ĂȘtre restĂ© toujours, mĂȘme sous ses cheveux blancs, un enfant dĂ©pravĂ©. Inutile de dire qu’au repas de midi, la conversation reprit sur le roman scabreux. Antone avouait qu’il n’avait jamais rien lu d’aussi fort ; toutefois Lurel devinait, sous son affectation de jeune homme sans prĂ©jugĂ©, ses rĂ©pugnances et ses apprĂ©hensions. Il s’en irritait, revenait Ă  la charge, exaltait les scĂšnes les plus orduriĂšres, s’écriant VoilĂ  qui est vĂ©cu ! » et y mettait une telle chaleur que sa parole se fit plus aiguĂ« sans qu’il s’en aperçût. Pilou ! fit brusquement Monnot. La police a l’Ɠil ! – Tu crois que Russec m’a entendu ? demanda Lurel un peu inquiet. – Je ne sais pas. En tous cas, modĂšre ton Ă©loquence, hein ! – Bah ! on fait trop de bruit ; et puis, je n’ai rien dit de compromettant. » La petite sonnette du SupĂ©rieur annonça la fin du repas. Georges MorĂšre, c’était son jour, monta Ă  la chaire et lut la vie de Saint Babylas, le saint du jour. AprĂšs les grĂąces, comme il allait sortir avec les derniers Ă©lĂšves, il fut rappelĂ© par Monsieur Pujol, latiniste scrupuleux Dites donc, Georges MorĂšre, il m’a semblĂ© entendre pour la date “vigesimo”, c’est une mauvaise forme, il faut dire “vicesimo” ; revoyez votre grammaire et tĂąchez de ne pas me dĂ©shonorer devant le corps professoral. » Georges promit de faire attention. La galerie s’encombrait de professeurs finissant leur conversation, Ă  pas lents. Par politesse, Georges suivait. Il attendait que le passage fĂ»t libre pour regagner la cour oĂč dĂ©jĂ  retentissaient les cris des Ă©lĂšves, quand M. FramogĂ©, le prĂ©fet des Ă©tudes, dit au supĂ©rieur 
 Je crois qu’une visite immĂ©diate des bureaux s’impose ! » Georges frĂ©mit. Cette bribe de phrase pour lui n’avait qu’un sens trop prĂ©cis. On soupçonnait quelque infraction au rĂšglement. Toutes les fois que l’autoritĂ© croyait que des livres mauvais, des boissons prohibĂ©es, du tabac ou d’autres objets interdits avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison, elle profitait d’une classe ou d’une promenade pour inspecter le contenu des pupitres. Or, sans savoir ce qu’était le livre de Ramon, Georges devinait que ça ne devait pas ĂȘtre un inoffensif roman. Pris en flagrant dĂ©lit de pareil recel, son ancien ami serait sĂ»rement renvoyĂ©. Rapidement, il entrevit cette catastrophe. Ainsi au lieu de le protĂ©ger contre les mauvaises influences, il l’avait froissĂ© et rejetĂ© dans le groupe des pires. En vain, pendant les leçons de flĂ»te, en rĂ©crĂ©ation, en promenade, il essaya de l’apaiser, de lui expliquer son but ; Antone s’est mis sur la dĂ©fensive, l’a repoussĂ© d’un mot brutal, a mĂȘme renoncĂ© au foot-ball, sous prĂ©texte de trop grande fatigue, en rĂ©alitĂ© pour ne plus se retrouver sous la direction de son ancien ami. Les tentatives de Miagrin, en apparence, ont Ă©tĂ© aussi vaines. Et cependant tous deux savent la tentative de Lurel. Pourquoi MorĂšre ne fait-il pas appel Ă  l’abbĂ© Levrou, si lui-mĂȘme ne peut aborder Antone. Pourquoi ? Parce que ce serait rapporter », se mettre du cĂŽtĂ© des MaĂźtres ». L’orgueil isole MorĂšre lui-mĂȘme, fausse sa conscience, et surtout lui interdit la confiance absolue. Les explorateurs racontent qu’ils ont vu chez les Pahouins et les Bondjos, des sauvages prisonniers de guerre, destinĂ©s Ă  ĂȘtre mangĂ©s par leurs vainqueurs. C’est en vain qu’ils ont interrogĂ© ces victimes, ils n’ont pu leur faire avouer leur situation ces nĂšgres acceptaient d’ĂȘtre dĂ©vorĂ©s, comme ils auraient dĂ©vorĂ© leurs rivaux, si leur tribu avait Ă©tĂ© victorieuse. Ils se retrouvaient d’accord avec leurs ennemis dans cette religion de la solidaritĂ©, pour repousser le blanc » qui vient se mĂȘler de ce qui ne le regarde pas, et refusaient de se laisser sauver, parce qu’il eĂ»t fallu se fier Ă  lui. Ainsi chez les enfants des collĂšges, se dĂ©veloppe parfois cette Ă©trange solidaritĂ© qui fait considĂ©rer tout appel aux maĂźtres comme une trahison envers des condisciples. Pendant les vĂȘpres, Antone songe aux quelques pages malsaines qu’il a lues. Le premier pas est franchi, il est coupable il est au moment oĂč la volontĂ© dĂ©faillante a dĂ©jĂ  conscience de sa faute et s’abandonne Ă  l’enlisement Il est trop tard, Ă  quoi bon lutter ? Laissons-nous glisser jusqu’au fond de la vase. La faute est faite. » Et puis il a beau savoir que c’est mal, il veut apprendre, il lira jusqu’au bout. Ce soir il reprendra sa lecture, il le sait bien, il Ă©coutera les explications de Lurel, et deviendra comme lui, un de ces Ă©lĂšves qu’on s’étonne de rencontrer dans les plus sĂ©vĂšres collĂšges, soit que les yeux les plus vigilants ne puissent les reconnaĂźtre, soit qu’on s’imagine, par une aberration d’esprit inconcevable, pouvoir guĂ©rir des brebis galeuses en les gardant au milieu d’un troupeau sain. À deux heures et demie les Ă©lĂšves se formĂšrent en colonne pour la promenade. L’abbĂ© Russec avait appelĂ© Antone et lui demandait Avec qui ĂȘtes-vous, Ramon ? – Avec Monnot. – Et Lurel, n’est-ce pas ? C’est la troisiĂšme fois ! » À ce moment l’abbĂ© FramogĂ©, maigre, le front ridĂ©, les yeux brĂ»lants, mais les lĂšvres serrĂ©es, descendit les marches du perron et vint droit au prĂ©fet des troisiĂšmes. D’un geste l’abbĂ© Russec avait Ă©loignĂ© Antone. Quelques instants aprĂšs, il appelait Gaston Lurel ? – Monsieur ? rĂ©pondit l’élĂšve, sortant tout Ă©tonnĂ© de la colonne dĂ©jĂ  prĂȘte Ă  partir. – Monsieur le PrĂ©fet des Ă©tudes vous demande. – Venez », dit le vieux prĂȘtre d’un ton sec. Lurel remonta les marches derriĂšre lui, il se retournait vers ses camarades ; ses yeux Ă©tonnĂ©s et ses hochements de tĂȘte demandaient Qu’est-ce qu’il y a ? Que me veut-on ? Savez-vous quelque chose ? Moi, je ne vois pas
 » Puis il disparut derriĂšre la grande porte du vestibule sous les regards surpris de tous les Ă©lĂšves. Avancez, » commanda l’abbĂ© Russec d’un ton solennel, et la division se mit en marche. Monnot restĂ© seul avec Antone Ă©tait singuliĂšrement troublĂ© de ce brusque enlĂšvement. C’est un des avantages de ces maisons d’Internes fortement organisĂ©es que le moindre fait en dehors des sĂ©ries rĂ©guliĂšres et prĂ©vues met immĂ©diatement les imaginations aux champs. Je donnerais bien mon paquet de cigarettes, murmurait le complice du voyou, pour savoir ce qu’on lui veut. – Il a peut-ĂȘtre un de ses parents malade ? » hasarda Antone qui lui aussi cherchait en vain Ă  se rassurer. Cette hypothĂšse rĂ©pĂ©tĂ©e de rang en rang sembla la solution et bientĂŽt pour les entraĂźneurs de tĂȘte, Lurel venait de perdre sa mĂšre tandis que, pour les derniers de la colonne, il Ă©tait appelĂ© par un oncle Ă  toute extrĂ©mitĂ©. Au retour, vers quatre heures et demie, les troisiĂšmes apprirent d’un Ă©lĂšve restĂ© Ă  l’infirmerie qu’il avait Ă©tĂ© emmenĂ© par FramogĂ© chez le SupĂ©rieur. Antone, accablĂ© de lourds pressentiments, avait pris la ferme rĂ©solution de ne plus continuer sa lecture, mais Ă  la premiĂšre occasion de rendre Ă  Lurel son ignoble roman. À cinq heures, on rentra en Ă©tude Lurel ne reparut pas. Tous regardaient sa place vide ; chaque fois qu’un Ă©lĂšve rentrait, le bruit de la porte faisait tourner toutes les tĂȘtes. Cependant, aprĂšs la priĂšre, Antone Ramon avait soulevĂ© la tablette de son pupitre. DĂ©cidĂ© Ă  ne s’occuper que de sa narration française, il enlevait ses cahiers et son atlas, enfermĂ©s dans son bureau non sans dĂ©sordre. Un coup d’Ɠil sur ses livres le fit soudain pĂąlir dans la rangĂ©e un vide Ă©tait visible, d’autant plus visible qu’un volume, par suite de ce vide, Ă©tait Ă  demi renversĂ© sur un voisin trop Ă©loignĂ©. Avant d’avoir vĂ©rifiĂ©, Antone comprit que le livre manquant, c’était le roman de Lurel. D’une main tremblante, il les tira tous les uns aprĂšs les autres il ne s’était pas trompĂ©, le Boileau – Premier Amour avait disparu. Ses investigations fiĂ©vreuses finirent par agacer le surveillant qui d’un coup de rĂšgle sur sa chaire le rappela au travail. Il rougit, craignit d’avoir confirmĂ© des soupçons, et se mit Ă  son devoir ; mais ses idĂ©es sur Codrus qui se fait tuer par les ennemis pour assurer la victoire Ă  sa patrie, s’embrouillaient inextricablement, ses phrases s’empĂątaient, rien ne venait. Son imagination Ă©tait obsĂ©dĂ©e de cette question OĂč est le livre de Lurel ? » Il tremblait de sentir sur son Ă©paule la main osseuse du terrible FramogĂ© et d’entendre sa voix sifflante lui dire comme Ă  Lurel Venez. » CHAPITRE IV – COUPS DE FOUDRE Brusquement sonna la cloche, maniĂ©e par une main inhabile. Il n’était que six heures et demie. Pourquoi abrĂ©ger l’étude d’une demi-heure ? Les troisiĂšmes se regardĂšrent stupĂ©faits quelques-uns murmurĂšrent presque Ă  haute voix Ça y est, c’est pour Lurel ! » Sous l’influence de cette idĂ©e, Feydart ouvrit le pupitre de l’absent. Il Ă©tait complĂštement vide. ImmĂ©diatement ce fut une rumeur dans toute l’étude, tandis que le surveillant frappait sur son bureau pour obtenir le silence et faire dire la priĂšre. Le PrĂ©fet de division survint et achemina les deux longues files d’élĂšves non vers la chapelle pour le salut, mais vers la salle de Lecture spirituelle. Tout le collĂšge, Ă©lĂšves et professeurs, y fut bientĂŽt rĂ©uni, sauf M. Pujol. On se leva le SupĂ©rieur entrait, la tĂȘte droite, le front sĂ©vĂšre, les paupiĂšres abaissĂ©es, comme s’il refusait de voir un seul enfant. DĂšs qu’il se fut installĂ© derriĂšre le tapis vert de sa table, les divisions s’assirent, la houle des tĂȘtes s’immobilisa et, dans le silence d’attente, dans l’atmosphĂšre glaciale de cette longue salle, il commença d’une voix basse, lente, mais trĂšs perceptible Mes chers enfants, un de vos condisciples a osĂ© introduire dans cette maison un mauvais livre, un livre d’ignominie
 il n’est plus ici. » Le silence devint lugubre comme un arrĂȘt du cƓur. À une heure et demie, nous dĂ©couvrions cette ordure ; Ă  deux heures et demie, Gaston Lurel reconnaissait, mais trop tard, sa faute ; Ă  quatre heures, il partait ; Ă  l’heure oĂč je vous parle, il est rendu Ă  sa famille. » Un Ă©lĂšve fit entendre un Oh ! » de stupeur. Le SupĂ©rieur maintenant tonnait Ah ! mes enfants, dans une maison chrĂ©tienne comme la nĂŽtre, jamais nous n’accepterons des esprits contaminĂ©s, des cƓurs gĂątĂ©s. Avant tout, nous tenons Ă  la puretĂ© de vos mƓurs vos professeurs, vos maĂźtres, moi-mĂȘme, nous veillons, avec tout le soin dont nous sommes capables, Ă  ce que rien ne puisse ĂȘtre un obstacle Ă  la vertu. Mais si, malgrĂ© notre sĂ©vĂ©ritĂ© pour l’admission des nouveaux, malgrĂ© notre vigilance continuelle, nous reconnaissons que l’un d’entre vous n’est pas digne de rester, nous n’hĂ©siterons jamais. Quelles que soient ses qualitĂ©s, ses mĂ©rites, je dirai plus, les mĂ©rites, les services de sa famille, cet Ă©lĂšve, nous le renverrons immĂ©diatement. Mgr Dupanloup, ce grand Ă©ducateur, fit renvoyer d’un collĂšge soixante-neuf enfants. Soixante-neuf enfants ! Si terrible que fut cette exĂ©cution, il s’en applaudit. Eh ! bien, c’est une conduite que nous comprenons, car nous sommes prĂȘts Ă  l’imiter. Si le malheur voulait que nous trouvions parmi vous dix, vingt, quarante Ă©lĂšves dangereux, nous retrancherions, sans dĂ©lai, sans remords, je ne dis pas sans larmes, ces dix, ces vingt, ces quarante Ă©lĂšves
 » Les terribles phrases tombaient sur Antone comme un marteau sur un misĂ©rable fer amolli par le feu. Il Ă©tait Ă©crasĂ©, anĂ©anti. Le SupĂ©rieur n’allait-il pas le nommer, l’appeler, le flĂ©trir devant tout le collĂšge et le renvoyer Ă  son tour ? Car quel Ă©tait ce mystĂšre ? Comment avait-on pu retrouver son livre et renvoyer Lurel ? Il n’osait relever le front ; Ă  quelques bancs de lui, Monnot accablĂ© ne cherchait mĂȘme pas Ă  cacher sa consternation. Impitoyable, la voix poursuivait ses victimes Sait-on le mal que peut faire une imagination pervertie ? Et qu’attendre d’un cƓur dĂ©pravĂ© ? Qu’espĂ©rer d’un esprit obsĂ©dĂ© par le vice ? Quelle application, quels efforts, quelles Ă©tudes ? » Puis le justicier insistait sur ces signes rĂ©vĂ©lateurs, sur ces indices qui trompent, hĂ©las ! si rarement dĂ©goĂ»t, ennui, persiflage, paresse, mauvais esprit. Antone se sentait dĂ©faillir. Mais ce n’était pas encore la fin. Avec l’accent de l’étonnement, le SupĂ©rieur, maintenant, donnait les dĂ©tails les plus prĂ©cis Vous l’avez vu, cet enfant, vous avez pu remarquer son caractĂšre altier, facilement contempteur de la rĂšgle et de ses maĂźtres ; vous avez peut-ĂȘtre admirĂ© cette indĂ©pendance, cette allure de jeune homme qui a pris son parti de tout, qui se moque des consĂ©quences, pourvu qu’il agisse Ă  sa guise. Que ne l’avez-vous vu tout Ă  l’heure, lui si fier, si indomptable, se jeter Ă  nos genoux ! Avec des cris, avec des larmes, qui nous Ă©mouvaient profondĂ©ment et le relevaient Ă  nos yeux, car elles nous prouvent qu’il y a encore en lui quelque sentiment de l’honneur, il nous suppliait de le garder, de ne pas faire cette peine Ă  sa mĂšre, de ne pas infliger cette honte Ă  sa famille. Trop tard ! Nous n’avons pas le droit d’écouter notre compassion en de pareilles circonstances. Nous devons songer Ă  vous, Ă  vous tous. Il reconnaissait sa folie, il se repentait, il avouait plus que nous ne demandions. Trop tard ! Il fallait faire ces rĂ©flexions, prĂ©voir ces consĂ©quences, au moment oĂč vous introduisiez cette Ɠuvre de honte, dont le nom mĂȘme ne souillera pas mes lĂšvres. » Une quinte de toux secoua le justicier. Quand la voix lui revint, il reprit sur un ton plus bas, avec la gravitĂ© solennelle des premiĂšres paroles, mais sans cet accent de colĂšre contenue qui avait terrorisĂ© Antone Mes chers enfants, nous entrons demain dans une semaine belle entre toutes mercredi prochain, ce sera la fĂȘte de notre patron, saint François de Sales, et dimanche, la Purification de la TrĂšs Sainte Vierge. Comment ces deux fĂȘtes ne vous donneraient-elles pas l’occasion de rĂ©flĂ©chir, de retremper votre volontĂ©, de purifier vos cƓurs et de vous relever pour parcourir joyeusement et gĂ©nĂ©reusement votre route. Oui, gardez-vous de ces romans infĂąmes, qui dĂ©shonorent notre langue et notre pays. Il y a dans notre littĂ©rature assez d’Ɠuvres nobles et Ă©levĂ©es “Sursum corda”, En haut les cƓurs ! Et mĂ©ditez cette parole que par trois fois Dieu rĂ©pĂ©ta Ă  JosuĂ©, au jour de l’entrĂ©e dans la Terre promise “Confortare et esto robustus”, Fortifie-toi et sois robuste ! Comment le pourrez-vous dans le monde, si vous n’en ĂȘtes pas capables ici ? » Cette fois, c’était fini le SupĂ©rieur se leva et tout le collĂšge se rendit Ă  la chapelle, puis au rĂ©fectoire. LĂ , Monnot et Beurard recouvrĂšrent un peu de sang-froid et essayĂšrent de deviner l’énigme. Comment Lurel avait-il pu se faire prendre ? » On citait de lui des traits invraisemblables. On rappelait comment il avait jouĂ© RibouldƓil, comment il avait dissimulĂ© un roman dans un bureau de surveillant dont il avait volĂ© la clef. Monnot lui-mĂȘme ne soupçonnait pas qu’il pĂ»t y avoir un rapport entre le livre surpris et celui d’Antone ; il lui rĂ©pĂ©tait Dis donc, c’est maintenant qu’il faut te mĂ©fier ! Fais disparaĂźtre son bouquin dans les cabinets. » Le lendemain matin, Bresson, le domestique, entra dans la classe de troisiĂšme et parla quelques instants Ă  l’oreille de M. Pujol. Paul Monnot, dit le professeur, Monsieur le SupĂ©rieur vous demande. » Ce simple appel tomba dans le silence subit des Ă©lĂšves et raviva toutes les terreurs de la veille. Monnot se leva et dit Ă  mi-voix Je suis flambĂ©. » L’entrevue fut brĂšve. Mon enfant, lui dit le chanoine, comment avez-vous pu lire ce livre abominable ? » Et il lui montrait sur sa table le roman de Tibulle Mendoza. Monsieur le SupĂ©rieur, je vous jure que je ne l’ai jamais lu. – Paul Monnot, votre condisciple Gaston Lurel a fait lĂ -dessus des aveux complets. N’essayez pas de nier. Comment avez-vous pu lire ce roman ? Est-ce que le titre seul ne devait pas vous avertir Premier Amour ! – Monsieur le SupĂ©rieur, je croyais qu’il s’agissait de l’amour d’une mĂšre. » EffrontĂ©ment, Monnot lançait cette explication Ă  la figure du Chanoine. Il avait cru, disait-il, qu’il s’agissait de l’amour d’un fils pour sa mĂšre. N’est-ce pas le premier amour ? Si habituĂ© que fĂ»t le digne prĂȘtre aux invraisemblables excuses des mauvais Ă©lĂšves, il resta ahuri ; le plan de son interrogatoire en fut brusquement dĂ©rangĂ©. Votre obstination, mon enfant, ne fait qu’aggraver votre situation. TĂąchez d’ĂȘtre de bonne foi, et, croyez-moi, rĂ©pondez avec sincĂ©ritĂ©. N’ĂȘtes-vous pas entrĂ© en Ă©tude, hier, pendant la rĂ©crĂ©ation de midi ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur, ça je peux vous le jurer ! s’exclama de nouveau le compagnon de Lurel, qui cette fois disait la vĂ©ritĂ©. – Vous n’avez pas enlevĂ© ce roman du bureau d’un de vos camarades pour le remettre dans celui de Gaston Lurel ? – C’est une pure calomnie, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est Lurel qui prĂ©tend cela ; c’est un menteur. – Écoutez-moi bien et faites attention Ă  votre rĂ©ponse. N’avez-vous jamais eu de conversation avec lui sur le prĂȘt de ce roman Ă  un autre condisciple ? » Paul Monnot vit une allusion Ă  la scĂšne du rĂ©fectoire et entra dans une violente fureur. Gaston Lurel l’avait accusĂ© pour s’excuser lui-mĂȘme, mais il protestait de toutes ses forces. Non, jamais, Lurel ne lui avait parlĂ© de prĂȘter ses bouquins Ă  d’autres, et jamais lui, Monnot, ne s’était mĂȘlĂ© des histoires de Lurel avec d’autres camarades. Il s’enfonçait dans ce mensonge avec la certitude de gagner son juge, de sĂ©parer sa cause de celle du disparu. Le Chanoine l’arrĂȘta du geste Je vous crois, dit-il. Paul Monnot, vous ĂȘtes renvoyĂ©. » La figure du menteur se figea dans la plus subite stupĂ©faction. Monsieur l’abbĂ© Russec, reprit le SupĂ©rieur, disait vous avoir entendu protester contre une tentative de Gaston Lurel sur un de vos condisciples, et il avait parlĂ© en votre faveur. Gaston Lurel lui-mĂȘme en vous accusant d’avoir enlevĂ© ce roman du bureau d’Antone Ramon pour le remettre dans le sien, nous faisait croire Ă  une intervention gĂ©nĂ©reuse de votre part pour Ă©viter cette souillure Ă  votre jeune camarade, et vous osez vous en dĂ©fendre, malheureux, comme d’une mauvaise action ? » Monnot demeurait abasourdi. Le SupĂ©rieur sonna, et bientĂŽt le complice de Lurel Ă©tait conduit Ă  la chambre des rĂ©flexions. C’était une cellule Ă©cartĂ©e oĂč l’on gardait les Ă©lĂšves remerciĂ©s jusqu’au moment de les rendre Ă  leurs parents. CHAPITRE V – FIN DE L’ENQUÊTE Cependant une seule Ăąme dans tout le collĂšge se rĂ©jouissait vraiment de cette journĂ©e. C’était Georges MorĂšre. C’était lui qui, la veille, entendant la menace du prĂ©fet Ă©tait rentrĂ© en Ă©tude, avait pris dans le bureau d’Antone le roman infĂąme et sans hĂ©siter, avec la sainte fĂ©rocitĂ© des cƓurs purs, l’avait rejetĂ© dans le pupitre du corrupteur. Pendant toute la promenade, et pendant la soirĂ©e, il avait suivi, Ă©mu mais non troublĂ©, les inquiĂ©tudes de son ancien ami ; il avait entendu sans remords la foudre tomber sur Lurel, puis sur Monnot. Il goĂ»tait la joie la plus noble, la plus virile, celle d’avoir prĂ©servĂ© un camarade d’un grand danger sans mĂȘme qu’il s’en doutĂąt. Il finira bien par apprendre que c’est moi, pensait-il, alors il reconnaĂźtra que vraiment je veux son bien, et il acceptera mon amitiĂ© dans les conditions que je lui ai proposĂ©es. » Il s’applaudissait donc d’avoir Ă©tĂ© justicier inflexible et scrupuleux observateur de ses promesses, lorsque Bresson entra en Ă©tude et bientĂŽt Antone Ramon l’accompagnait Ă  son tour. Les Ă©lĂšves s’interrogĂšrent surpris, Georges pĂąlit et vit son ami sortir, les mains incertaines, les lĂšvres entr’ouvertes, les yeux agrandis par la crainte, suivi des regards de tous ses condisciples. Bresson frappa Ă  la porte du directeur, ouvrit, et se retira aprĂšs avoir fait passer l’enfant hĂ©sitant comme un agneau qui sent l’abattoir. Le SupĂ©rieur [se trouva face Ă  un Ă©lĂšve] qu’une inexprimable angoisse immobilisait au milieu de la piĂšce, les mains unies, le front baissĂ©. À l’angle de la table il avait aperçu le faux Boileau. Mon enfant, commença le Chanoine, d’une voix lente et glaciale, Gaston Lurel et Paul Monnot sont renvoyĂ©s pour avoir introduit ici et lu un mauvais livre. » Antone exhala un ah ! » si faible que le SupĂ©rieur ne l’aurait pas entendu s’il ne s’était arrĂȘtĂ© sur ce dernier mot en le dĂ©visageant. Le PrĂȘtre reprit sĂ©vĂšrement Vous savez de quel livre je veux parler ? » MalgrĂ© un long silence d’attente, Antone ne rĂ©pondit pas. Vous en connaissez l’existence, n’est-ce pas ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur, avoua l’enfant d’une voix Ă  peine perceptible, et sans lever les yeux. – L’avez-vous eu entre les mains ? » Baissant de plus en plus la tĂȘte Antone murmura dans un souffle Oui, Monsieur. – Quel jour ? » D’une voix Ă©teinte, l’accusĂ© dit Samedi soir, Ă  la fin de l’étude. – L’avez-vous lu ? » Antone rougit. La question Ă©tait Ă©quivoque. L’idĂ©e qui s’imposa Ă  lui fut qu’on lui demandait s’il l’avait lu en entier, et trĂšs sincĂšrement il rĂ©pondit Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Vous affirmez que vous ne l’avez pas lu ? » L’enfant, devant cette insistance, se troubla ; fouillĂ© par ces regards, humiliĂ© par cette enquĂȘte, terrorisĂ© par le renvoi suspendu sur sa tĂȘte, il murmura avec des larmes dans la gorge J’ai lu
 les premiĂšres pages
 seulement
 » Ses joues s’empourprĂšrent, ses yeux se gonflĂšrent et un sanglot le secoua. La solennitĂ© de l’enquĂȘte, le silence du lieu, et les regards obstinĂ©s du SupĂ©rieur l’oppressaient. Celui-ci, devant ce corps frĂȘle agitĂ© de tremblements convulsifs, craignit d’avoir frappĂ© trop fort. Tout s’expliquait. Pour lui, Antone Ă©tait sincĂšre, il s’était laissĂ© enjĂŽler trop facilement, mais sa fiĂšre nature avait rejetĂ© le poison dĂšs qu’elle l’avait senti. C’était lui qui avait remis le livre dans le bureau de Lurel. Aussi se leva-t-il et prenant dans ses mains la tĂȘte de l’enfant encore Ă©pouvantĂ©, d’un ton grave et affectueux, il prononça Vous ĂȘtes bien Ă©tourdi ! Que de craintes nous a inspirĂ©es votre conduite ! mais je bĂ©nis Dieu de vous avoir gardĂ© la droiture du cƓur, l’horreur du mal. Votre acte efface bien des fautes. Mais promettez-moi de ne plus jamais accepter de livres mauvais. Me le promettez-vous ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Allez, Dieu vous a sauvĂ© d’un grand danger, rĂ©flĂ©chissez mon enfant, et concluez ! » Il fit sur le front d’Antone le signe de la croix et le renvoya plus stupĂ©fait qu’un naufragĂ© rejetĂ© en pleine tempĂȘte sur une plage de sable. Quand il le vit rentrer en Ă©tude les yeux rouges, encore tout tremblant, Georges le regarda longuement il Ă©tait sur le point de monter chez le SupĂ©rieur. Le lendemain, Patraugeat, Beurard, Rousselot, d’Orlia et quelques autres tenaient Ramon enfermĂ© dans leur cercle, loin des yeux de l’abbĂ© Russec, au fond de la cour. Oui, tu n’es qu’un sale cafard, criait Patraugeat, c’est toi qui as fait renvoyer Lurel et Monnot. – Moi ! moi ! protestait Antone. – Oui, toi, petit Tartuffe, petite Sainte Nitouche, dis-voir le contraire ? – Ce n’est pas vrai. – Ce n’est pas vrai, reprit Patraugeat, ce n’est pas vrai que tu as remis le livre de Lurel dans son pupitre sans l’avertir, parce que tu savais qu’on allait faire l’inspection ? – Moi, j’ai fait cela ? – Oui, tu as fait cela. – Ah ! si c’est possible ! – Tu pensais qu’on ne saurait rien. Mais Bresson m’a remis un mot de Monnot qui est renvoyĂ© c’est net. Comprends-tu maintenant ? » Georges MorĂšre et Modeste Miagrin Ă©taient accourus Lurel ne l’a pas volĂ©, dĂ©clara Georges, tant pis pour lui ! tous ceux qui lisent ces livres-lĂ  sont des cochons
 » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, Antone exaspĂ©rĂ© par ces accusations se retournait contre lui D’abord toi, mĂȘle-toi de ce qui te regarde ; si ceux qui lisent ces livres-lĂ  sont des cochons, ceux qui lĂąchent leurs amis, comme toi, sont des salauds. – Antone Ramon, mettez-vous aux arrĂȘts. » L’abbĂ© Russec arrivĂ© sur la derniĂšre phrase rĂ©tablissait l’ordre par une punition. Et vous autres, continua-t-il, dĂ©pĂȘchez-vous de jouer. » Le groupe se dispersa ; furieux, Antone gagnait l’allĂ©e d’arbres en hochant la tĂȘte et en roulant les Ă©paules de colĂšre, les mains rageusement enfoncĂ©es dans ses poches. Quel roquet, murmura le prĂ©fet de division, toujours Ă  aboyer ! » Tandis qu’Antone remĂąchait sa colĂšre et donnait de vigoureux coups de talon Ă  un marronnier, il vit passer Miagrin. Celui-ci jetait sur lui des regards de pitiĂ© et cherchait Ă  s’approcher sans se faire remarquer. Mais l’abbĂ© Russec et les Ă©lĂšves avaient trop de raisons de s’occuper d’eux pour qu’il pĂ»t rĂ©ussir. Quand sa colĂšre fut calmĂ©e, Antone rĂ©flĂ©chit des souvenirs remontĂšrent Ă  son esprit. Quelqu’un avait enlevĂ© le livre de son bureau avant l’inspection du SupĂ©rieur et l’avait remis dans celui de Lurel. C’était Ă©vident, mais qui ? Il cherchait. Soudain il poussa un ah ! joyeux. Il se rappela que Miagrin lui avait dit Tu as tort d’aller avec cet imbĂ©cile de Lurel, il te perdra, mais je te sauverai. » C’était lui certainement qui lui avait soufflĂ© Ă  l’oreille Rends-lui son bouquin. » C’était lui qui avait enlevĂ© le dangereux roman. Comment ne l’avait-il pas compris tout de suite ? Et sans Miagrin, il aurait Ă©tĂ© renvoyĂ© comme Lurel et Monnot. DĂšs lors il songea Ă  le remercier, Ă  lui demander pardon de l’avoir malmenĂ©, Ă  s’appuyer sur lui. CaractĂšre ardent et toujours inquiet, Antone avait besoin d’avoir perpĂ©tuellement un compagnon et un confident. Maintenant il dĂ©testait MorĂšre qui avait insultĂ© ses deux malheureux condisciples et il se fiait Ă  Miagrin qui lui avait inspirĂ© tout d’abord une si vive rĂ©pugnance. À quatre heures, ce dernier fut tout Ă©tonnĂ© de voir Antone accourir et lui dĂ©clarer Ă  brĂ»le pourpoint Tu sais, j’ai tout compris, c’est toi qui m’as averti, tu m’as Ă©pargnĂ© le renvoi. – Moi ! – Ne fais pas l’ignorant ! – Comment peux-tu savoir ?
 – Il suffit que je sache. Eh ! bien, oui, j’ai eu tort d’aller avec Lurel et Monnot veux-tu ĂȘtre mon ami ? – Avec MorĂšre ? – Non, ça jamais ! il m’a trompĂ© ; c’est un capon, et un lĂącheur ; je ne lui pardonnerai jamais et si je peux me venger
 Mais laissons MorĂšre. Et mĂȘme si tu veux me faire plaisir ne va plus avec ce sale type. » Miagrin est un peu gĂȘnĂ© ; il a compris, lui, toute l’affaire, il devrait d’un mot Ă©clairer Antone. Mais voici que l’amitiĂ© du petit Lyonnais s’offre Ă  lui ; dĂ©jĂ  il en pressent toute l’utilitĂ© pour son avenir. Non, il ne l’éclairera pas. MorĂšre s’informe Eh ! bien, que pense-t-il ? » NĂ©gligemment, Miagrin rĂ©pond Tu vois, Antone est trĂšs montĂ© ; il ignore tout, mais je crains que ça ne tourne mal, si tu lui avoues ton intervention. Attends et laisse-moi faire. » Et toujours naĂŻf, Georges MorĂšre accepte de rester Ă  l’écart et remercie Modeste Miagrin du rĂŽle ingrat qu’il assume. CHAPITRE VI – INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTÉ À partir du mois de janvier les membres de la ConfĂ©rence de Saint-Vincent-de-Paul, c’est-Ă -dire les philosophes, vont les dimanches dans toutes les cours pour placer les billets de la loterie annuelle au profit des pauvres. La sĂ©rie coĂ»te deux francs. C’est une Ă©poque terrible pour le fils du fermier de Pont-de-Veyle. Ses parents lui ont toujours refusĂ© de l’argent de poche, mĂȘme pour ces actes de charitĂ©. Aussi quelle honte il ressent, lorsque Antone, possesseur de cinq sĂ©ries, lui demande tranquillement Quel numĂ©ro as-tu ? » Lui ! il est trop chien pour prendre un billet, » rĂ©pond le gros Patraugeat. Miagrin lĂšve les Ă©paules visiblement gĂȘnĂ© et s’éloigne. Si j’étais Ă  sa place, riposte Antone, tu aurais dĂ©jĂ  ma main sur la figure. – Pauvre petit, va dire Ă  ta mĂšre qu’elle te mouche. Ah ! c’est vrai, continue-t-il avec un Ă©tonnement simulĂ©, il ne faut plus toucher Ă  Miagrin, c’est ton ami ? » Cependant le grand Lemarois insiste auprĂšs d’Antone. Dis donc, Ninette, non, Antone, pardon, tu serais gentil si tu prenais des billets pour tes parents. Et puis, tu sais, s’ils veulent nous offrir des lots, on les acceptera avec reconnaissance. » Antone a Ă©crit et reçoit une rĂ©ponse favorable, un louis pour les pauvres avec une jardiniĂšre, deux coussins, et un classeur pyrogravĂ© par tante Zaza. Aussi Ninette » est de plus en plus le favori des grands. Lemarois, Chamouin, Dubled, Varageon, c’est Ă  qui se prĂ©cipitera sur lui. Pour ta tante, un billet, hein ?
 Ah ! n’oublie pas ton parrain il te supprimerait les Ă©trennes. » Au dĂ©sir naturel d’ĂȘtre le meilleur placier, de faire la plus belle recette se mĂȘle un sentiment moins Ă©levĂ© et les cajoleries ne vont pas toutes Ă  exciter la charitĂ© d’Antone. Miagrin le voit bien ; il ne peut l’empĂȘcher, mais il en souffre d’une souffrance mauvaise. MĂȘme dans ce lointain collĂšge de province, il voit trop le pouvoir de l’argent, il en a comme une haine chagrine contre son ami, et finit par s’interposer maladroitement un jour qu’Antone est serrĂ© de trop prĂšs par Lemarois et Jean Trigaud. Laissez-le donc, il sait bien ce qu’il doit faire. » Alors Jean Trigaud, le fils d’un avouĂ© de MĂącon, qui connaĂźt la famille Miagrin riposte Ta bouche, vacher ! » Et aprĂšs vĂȘpres, comme les troisiĂšmes passent pour la promenade devant la cour des grands, les philosophes quittant le cĂšdre, ornement de leur cour, se massent Ă  la barriĂšre en criant Vacher ! vacher ! vacher ! » Ça, c’est pour Miagrin, » explique Patraugeat d’une voix haute. L’infortunĂ© dissimulĂ© derriĂšre ses deux compagnons a baissĂ© la tĂȘte en rougissant. Antone l’a vu cette honte le gĂȘne. Il trouve en Miagrin des sentiments peu hĂ©roĂŻques. Rousselot, un voisin des Miagrin, le renseigne sur la ladrerie du pĂšre et la parcimonie de la mĂšre. Pris de pitiĂ©, au retour, Antone va trouver son ami et lui offre gentiment un de ses billets l’autre refuse avec hauteur. C’est vrai, reprend le petit Lyonnais, les billets sont personnels. Que faire ? » Sa main cherche d’instinct son porte-monnaie dans sa poche, mais Miagrin comprend et d’une voix coupante Tu ne crois pas, lui dit-il, que j’accepterais l’aumĂŽne. Si je veux un billet, je suis assez grand pour m’en offrir un. » En effet, huit jours aprĂšs, il montre Ă  Antone le mince carrĂ© de papier. 525 tu verras, dit-il, que je ne gagnerai qu’un brimborion. » Ce qu’Antone ignorera toujours, ce sont les manƓuvres de Miagrin pour rassembler les deux francs de ce billet vente Ă  Émeril de quelques timbres-poste Ă©trangers, cession Ă  bas prix au domestique Bresson de trois bouteilles de vin de messe, supplications Ă  l’Économe pour en obtenir les cinquante centimes qui lui manquaient. Enfin le lundi gras, jour de bonheur, est arrivĂ©. La salle des exercices est transformĂ©e. Sur l’estrade resplendit l’étalage des lots depuis la carabine qui excite la cupiditĂ© mĂȘme des petits huitiĂšmes jusqu’à l’Histoire du Consulat et de l’Empire dont rĂȘvent les troisiĂšmes et les rhĂ©toriciens. La liste des objets est arrĂȘtĂ©e on en fait lecture suivant un ordre préétabli et pour chaque lot annoncĂ© le petit Perrinet tire de l’urne alĂ©atoire un numĂ©ro qui dĂ©termine le gagnant. Des explosions de rires saluent les attributions bizarres de la fortune une casquette de cycliste Ă  Sa Grandeur Monseigneur l’évĂȘque de Belley, un lorgnon au clairvoyant prĂ©fet de discipline, M. Russec ; un tambour de basque au SupĂ©rieur ; un costume de gendarme Ă  Madame Ramon. De cent en cent lots le tirage est interrompu par une chansonnette comique, tirĂ©e d’un rĂ©pertoire immuable couplets militaires sur le volontariat, gardes champĂȘtres illettrĂ©s et fiers de leurs insignes, anglais au chapeau colonial et au pantalon Ă  carreaux disant Aoh yes, milord. » C’est dans cette maison traditionnelle que se conserve la gloire de Berthelier, du fameux Berthelier ! De quart d’heure en quart d’heure, Antone gagne un lot vase de Chine, cabaret Ă  liqueurs, MĂ©moires du gĂ©nĂ©ral Marbot. Et le collĂšge Ă©clate en protestations Toujours lui ! » Lemarois, Varageon, Trigaud, Dubled se disputent l’honneur de lui apporter en souriant ce cadeau de la fortune, tandis que les tout petits des premiers rangs, les yeux allumĂ©s, les doigts dans la bouche, montent sur leurs bancs pour apercevoir cet heureux gagnant et bavent de jalousie. Soudain retentit ce chiffre et ce nom 525 – Modeste Miagrin. Comment ! Miagrin a pris un billet ? s’écrie CĂ©zenne, qu’est-ce qu’il gagne ? Par ici ? Par ici ? » Trigaud l’a vu de loin il lui jette son lot comme un os Ă  un chien et repart. C’est une de ces araignĂ©es japonaises ouate, fil de fer et papier, dont la valeur n’atteint pas dix centimes. Il y en a une vingtaine Ă  la loterie car il faut bien mĂ©nager le bĂ©nĂ©fice, pour les pauvres. Tous les voisins du sacriste se moquent de sa dĂ©convenue et nul ne soupçonne ce qui s’amasse de sourde irritation, de fiel et d’envie dans ce cƓur bafouĂ© par le sort, mĂȘme en ces petites choses. L’eau va toujours Ă  la riviĂšre il n’y a de bonheur que pour les riches. À Antone la famille aimante et attentive, les camarades cajoleurs, la grĂące, la fortune, les sympathies, les beaux lots ; au fils du fermier la force en grec et en latin et un objet de deux sous ! Le soir on joue, pour divertir le collĂšge, une comĂ©die de MoliĂšre arrangĂ©e pour jeunes gens. Cette annĂ©e Monsieur Huchois a prĂ©parĂ© L’École des jeunes gens ou la Vocation contrariĂ©e. » Un tuteur, Arnolphe, prĂ©tend initier son pupille Agnelet au commerce et en faire son secrĂ©taire. Pour obtenir plus sĂ»rement ce rĂ©sultat, il l’élĂšve jalousement enfermĂ© chez lui, loin de tout camarade. Mais un jeune officier, Horace, l’aperçoit et se met en tĂȘte de faire engager Agnelet dans son propre rĂ©giment. Il dĂ©joue toutes les prĂ©cautions du tuteur, enthousiasme Agnelet pour la vie militaire. Enfin le grand’pĂšre du pupille survient et approuve cette vocation guerriĂšre. Agnelet sera officier au grand dĂ©sespoir d’Arnolphe, obligĂ© de chercher un autre secrĂ©taire. En vain M. Berbiguet avait protestĂ© contre cette ridicule transformation de l’École des Femmes » et montrĂ© tous les dangers de ces conversations d’amour devenues des conversations d’amitiĂ©. Monsieur Huchois s’était obstinĂ©. Faut-il dire que les Ă©lĂšves entre eux rĂ©tablissaient le texte primitif et applaudissaient certaines reparties d’Agnelet avec des rires inquiĂ©tants. Les rĂ©sultats ne se font pas attendre. Le surlendemain, en effet, M. FramogĂ© commence sa classe de philosophie par ce discours Je vais vous lire une poĂ©sie oubliĂ©e par son auteur dans un paquet de devoirs. Écoutez. » Et il dĂ©clame non sans affectation, de sa voix sĂšche et qui semble toujours irritĂ©e Comme la rose est belle Ă  l’heure de l’aurore, Comme l’astre est brillant au sein du firmament, Comme la perle est rare au fond de l’OcĂ©an, Comme l’aiglon est fier alors qu’il vient d’éclore, Ainsi tu m’apparais, jeune enfant endormi, Plus rare que la perle et plus beau que la rose, Plus noble que l’aiglon qui fiĂšrement se pose, Plus brillant que PhĂ©bus ! sois, ĂŽ sois mon ami ! Toute la classe Ă©clate de rire et demande L’auteur ! l’auteur ! » L’auteur, reprend M. FramogĂ©, c’est Jean Trigaud. Si les perles sont rares, les huĂźtres ne le sont pas ; et si les aiglons sont fiers, ils doivent peu aimer les canards qui barbotent ainsi dans les plus banales mĂ©taphores. Vous feriez mieux, Jean Trigaud, d’apprendre votre cours Ă  l’aurore, au lieu de composer des vers de mirliton et de mirliflore. Je ne sais Ă  quel ami vous les adressez, mais si comme vous le dites, il est endormi, il a bien raison. Laissez le dormir ! C’est si grotesque que je ne ferai pas d’enquĂȘte. Restez tranquille, vous m’avez compris. Et maintenant parlez-moi de la Monadologie ? » Trigaud resta coi et se vit infliger un zĂ©ro. Mais M. FramogĂ© Ă©tait le seul Ă  ignorer dans la classe l’ami recherchĂ© par l’apprenti-poĂšte. Or la mĂȘme semaine, sous l’impulsion de M. Pujol, les troisiĂšmes s’efforçaient de gagner par leurs notes le premier des trois Ă©loges de classe qui leur vaudraient une promenade par un beau jour d’étĂ©. Ils touchaient au but Carthaginois et Romains avaient travaillĂ© et la conduite avait Ă©tĂ© excellente, lorsque le samedi matin on apprit que l’éloge Ă©tait manquĂ© par la faute d’Antone. Il avait encouru un mal » de conduite. À midi on l’entoura et il dut s’expliquer. La veille au soir, revenant de sa leçon de flĂ»te, derriĂšre M. Castagnac et MorĂšre, il avait Ă©tĂ© rejoint Ă  pas de loup par Lemarois qui lui avait mis sournoisement une araignĂ©e japonaise sur le cou. Surpris et agacĂ©, il avait ripostĂ© par une gifle. Juste Ă  ce moment M. Huchois dĂ©bouchait dans la galerie, et lui avait infligĂ© un mal de conduite, malgrĂ© l’intervention de M. Castagnac et les supplications de Lemarois. Toutes les dĂ©marches auprĂšs de M. Huchois furent inutiles. En vain lui fit-on observer que le coupable Ă©tait Lemarois, que le geste d’Antone Ă©tait un rĂ©flexe nerveux. Je n’admets pas les brutalitĂ©s, » rĂ©pondait-il. Georges MorĂšre Ă©tait fort troublĂ©. Il prit Miagrin Ă  part TĂąche donc de savoir la vĂ©ritĂ©, lui dit-il ; Lemarois n’a tirĂ© son araignĂ©e de sa poche qu’aprĂšs la gifle. Il y a quelque chose de louche. » Voyons, insinue le sacriste Ă  Antone, si tu es mon ami, ne me trompe pas, et raconte ton histoire d’araignĂ©e aux autres. » Antone est surpris de cette finesse et rĂ©pond Que ferai-je ? je suis trop malheureux ; tout se retourne contre moi. Non, ce n’est pas pour son araignĂ©e que je l’ai souffletĂ©. Ce grand imbĂ©cile est venu Ă  pas de chat derriĂšre moi et m’a mis ses lĂšvres sur le cou. Sans mĂȘme rĂ©flĂ©chir je lui ai lancĂ© ma main Ă  la volĂ©e, en pleine figure. » Geste simple auquel n’avait pas pensĂ© jadis le roi Égyptien Thoutmosis ! Que veux-tu, continue-t-il, quand j’étais petit et que mes tantes m’embrassaient comme ça, c’était plus fort que moi, je leur donnais aussi des gifles. Ça m’agaçait. – Eh ! bien pourquoi ne l’as-tu pas dit Ă  M. Pujol ? – Parce que Lemarois m’a soufflĂ© Ne me fais pas renvoyer. – Tu ne vas pas Ă  cause de cet idiot attirer sur toi la colĂšre de toute la classe, et faire manquer la promenade. – Tant pis pour la promenade, j’ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© cause du renvoi de Lurel et de Monnot, ça suffit. Personne ne sait le fond vrai, exceptĂ© toi, et Lemarois. – Ce n’est pas sĂ»r », rĂ©plique Miagrin. On espĂ©rait que le SupĂ©rieur annulerait la note de M. Huchois. Mais le chanoine Raynouard, l’homme du rĂ©glement, avait le plus grand respect des droits des professeurs. Et ce fut une houle de tĂȘtes dĂ©sappointĂ©es, le samedi soir, quand Ă  la proclamation des notes, rĂ©sonna le mal » de conduite d’Antone. En vain le SupĂ©rieur fĂ©licita la classe de son effort, regretta le fĂącheux accident, escompta le succĂšs Ă  la fin de la nouvelle semaine ; le silence le plus hivernal et le plus hostile accueillit son engageante conclusion. C’était bien la peine de se tuer ! » disaient les Patraugeat et les Beurard, c’est-Ă -dire les plus paresseux. Moi d’abord je ne fais plus rien. Ah ! ils vont voir cette semaine. » Les bons eux-mĂȘmes Ă©taient abattus. Le dimanche fut une journĂ©e de rĂ©volution. On oublia M. Huchois et Lemarois pour s’en prendre Ă  Antone. Patraugeat voulut le mettre en quarantaine ; seuls, MorĂšre et Miagrin protestĂšrent Ça m’est bien Ă©gal ! » rĂ©pĂ©tait Antone d’un ton colĂšre. Le soir Miagrin le prit Ă  part Écoute, lui dit-il, MorĂšre savait tout ; peut-ĂȘtre, si tu ne l’avais pas quittĂ©, t’aurait-il tirĂ© d’affaire. Mais je crains qu’il ne t’en veuille de l’avoir abandonnĂ©. » C’était le meilleur moyen d’exaspĂ©rer le petit Lyonnais, Miagrin ne l’ignorait pas. Du coup en effet Antone s’écria Je comprends, il veut se venger. Elle est trop forte celle-lĂ  ! Il verra celui des deux qui peut se venger de l’autre. N’aie pas peur, je trouverai une occasion. » À grand’peine Miagrin l’empĂȘcha d’aller injurier son ancien ami. Laisse-le, disait-il, laisse-le, tout arrive Ă  qui sait attendre, je vais arranger ton histoire. » L’arrangement de l’hypocrite ne fut pas compliquĂ©. Profitant de la libertĂ© d’aller et venir que lui laissait sa fonction de sacriste, il joignit Lemarois et lui signifia nettement Georges MorĂšre m’a tout racontĂ©. Nous n’allons pas perdre notre semaine, ni laisser injurier Antone par toute la classe pour tes beaux yeux. Si tu ne te dĂ©clares pas, on te dĂ©clare. » Le philosophe comprit que sa derniĂšre chance de salut Ă©tait l’aveu volontaire, et se rĂ©signa Ă  rĂ©vĂ©ler toute l’histoire au SupĂ©rieur. Le mercredi on apprit que le grand Lemarois Ă©tait renvoyĂ© temporairement, jusqu’à PĂąques. Le mal » de conduite d’Antone Ă©tait effacĂ© et le premier Ă©loge acquis Ă  la classe de troisiĂšme. Au dĂ©part pour la promenade, le lendemain, les grands massĂ©s Ă  la barriĂšre et furieux recommencĂšrent Ă  crier avec Trigaud Vacher ! vacher ! vacher ! » Mais cette fois Miagrin les dĂ©visagea avec un sourire de mĂ©pris, il leur avait fait sentir sa force, il s’était vengĂ© de Lemarois. Feydart encore plus cruel, faisant allusion au renvoi, lança cette riposte aussitĂŽt reprise par CĂ©zenne, Émeril et les troisiĂšmes. Va chez toi ! va chez toi ! » Georges MorĂšre dĂ©goĂ»tĂ© de cette bassesse et de cette rancune baissait la tĂȘte. Antone qui le regardait crut voir en lui la tristesse de la vengeance manquĂ©e et s’en irrita davantage. CHAPITRE VII – LA LUTTE POUR LA GLOIRE Michel Montaloir, le grand explorateur, vient le 5 mars. Tout le collĂšge prĂ©pare une grande sĂ©ance acadĂ©mique en son honneur. Car dans cette Institution de Saint-François-de-Sales, il y a une acadĂ©mie florimontane ». Si ses membres ne s’entendent pas toujours sur l’orthographe et se permettent dans l’emploi de la langue française des licences ignorĂ©es des grands Ă©crivains, ils cultivent encore les vers latins, et les grĂąces un peu vieillottes du TĂ©lĂ©maque, des Harmonies de la Nature, et de l’Introduction Ă  la Vie DĂ©vote. Le sujet de la sĂ©ance sera Dupleix et le GĂ©nie Français aux Indes. Au premier abord ce sujet ne semble guĂšre prĂȘter aux exercices scolaires habituels versions et thĂšmes latins, thĂšmes grecs, vers latins, dissertations philosophiques, Ă©tudes littĂ©raires, rĂ©citation de poĂštes classiques. Jules Verne peut-il remplacer HomĂšre, PondichĂ©ry entrer dans un hexamĂštre latin et les batailles de Tritchinapaly et de Volkonsdapouran se laisser traduire en grec ? Oui. Un humaniste n’est pas arrĂȘtĂ© par de telles difficultĂ©s. L’Inde a un passĂ© classique Eschyle en parle, Alexandre l’a conquise. Des poĂštes latins l’ont chantĂ©e ; le moyen Ăąge en a fait un pays de lĂ©gende. VoilĂ  pour les rhĂ©toriciens. Et maintenant une connaissance Ă©lĂ©mentaire de la langue hindoue permettra aux hellĂ©nistes de traduire Faty Abad, la CitĂ© de la Victoire par Nikopolis ». Les secondes cĂ©lĂ©breront la femme de Dupleix, Joanna, la fameuse BĂ©gum ; une matiĂšre » habilement prĂ©parĂ©e par M. Berbiguet les invite aux distiques latins Tant que le Gange enrichira les Hindous, que le laurier fleurisse en ton honneur, Ă©pouse de Dupleix, illustre Joanna ! » Dum Ganges Indos ditabit, Duplicis uxor, Laurus florescat, clara Johanna, tibi. Les quatriĂšmes rĂ©citeront un dialogue Ă  la FĂ©nelon entre Alexandre et Dupleix, les philosophes discuteront Ă  propos de cet exercice la question du DĂ©terminisme ». Plus humblement les troisiĂšmes s’efforceront de traduire en belle prose cicĂ©ronienne une demande de secours de Dupleix Ă  Louis XV et rappelleront dans une Ă©lĂ©gante narration un fait de sa vie hĂ©roĂŻque. D’accord avec le professeur d’histoire, Monsieur Pujol fait de cette derniĂšre composition un concours oĂč l’on devra prouver Ă  la fois ses connaissances historiques et son habiletĂ© en prose française. Le sujet c’est la lutte de Dupleix et de la Bourdonnais », ces deux hommes incapables de s’entendre et dont la querelle fut la premiĂšre cause de notre ruine aux Indes. DĂ©fense absolue de se servir d’aucun livre. Et aprĂšs avoir rappelĂ© le grand principe Qui ne sait se borner ne sut jamais Ă©crire. » M. Pujol laisse ses Ă©lĂšves au travail. Ils ont deux heures et demie pour cette composition. Bah, dit CĂ©zenne Ă  Ramon, ce n’est pas la peine de nous casser la tĂȘte, MorĂšre sera le premier, sĂ»rement ! Dis donc, Dupleix, c’est bien le gĂ©nĂ©ral qui a Ă©tĂ© tuĂ© Ă  Rosbach en dĂ©fendant le Canada ? – Non, tu embrouilles tout. – Tant pis. » Et CĂ©zenne se lance Ă  corps perdu dans une fantaisie historique qui n’est pas sans humour. Antone s’est irritĂ© Quoi ? ce sera encore Georges MorĂšre qui sera le premier, qui sera aux honneurs ! » S’il pouvait le dĂ©passer, l’empĂȘcher d’obtenir cette gloire ? S’il pouvait la lui enlever ! Quelle joie ! quelle vengeance ! Écraser cet orgueilleux qui prĂ©tend faire de lui un de ses nombreux admirateurs, qui lui a refusĂ© d’ĂȘtre l’ami unique ! Car cette blessure est toujours vive en son cƓur. Il se tourne souvent vers lui, il le voit, le front penchĂ© sur son pupitre, Ă©crire, Ă©crire avec acharnement, et cette vue redouble la fureur de son dĂ©sir. Lui aussi se met Ă  travailler comme jamais il ne l’a fait il se sent d’ailleurs assez bien disposĂ© et bien prĂ©parĂ©, car il n’y a pas si longtemps qu’il a lu son magnifique volume À la conquĂȘte de l’Inde ». Les dĂ©tails ne reviennent pas toujours Ă  sa mĂ©moire il revoit les gravures, Dupleix Ă  dos d’élĂ©phant, la Bourdonnais et sa flotte, la fuite des Anglais, les entrĂ©es triomphales au milieu des Maharadjahs, Delhi et ses pagodes. MorĂšre lui aussi aspire Ă  lire sa composition devant le grand Montaloir. Quelle gloire ! Peut-ĂȘtre Montaloir lui dira-t-il quelques mots ? Et il s’applique de toute sa mĂ©moire et de tout son esprit. Comme Antone se retourne encore pour le regarder, son porteplume tombe, et la plume se casse. Vivement il ouvre son bureau pour en prendre une autre. Mais cet intĂ©rieur est d’un dĂ©sordre tel qu’il lui faut enlever tout un paquet de livres pour retrouver sa boĂźte. Les livres sans doute mal Ă©quilibrĂ©s sur le banc s’écroulent Ă  grand bruit et le surveillant agacĂ© fait signe Ă  l’enfant de travailler. Quelques instants plus tard Antone se baisse pour ramasser ses livres et au bout d’une minute se remet Ă  sa narration. Elle s’organise maintenant d’elle-mĂȘme, car son plan est simple. Il a commencĂ© au moment oĂč Dupleix apprend que la Bourdonnais refuse de remettre Madras Ă  ses dĂ©lĂ©guĂ©s. Il a peint la colĂšre du hĂ©ros qui redit ses efforts, son Ɠuvre, son but, et s’asseoit pour rĂ©diger sa plainte au Roi. Soudain il hĂ©site. Que fera-t-on Ă  Versailles ? On rappellera cet insoumis. Et aprĂšs ? Il se sera privĂ© d’un habile amiral, d’un administrateur merveilleux
 Il n’ose plus. Mais l’officier qui lui a fait ce rapport est debout devant lui, vivante image de son autoritĂ© mĂ©prisĂ©e. Pas d’Ɠuvre durable sans discipline. Mieux vaut se passer de cet orgueilleux que de subir ses affronts, et Dupleix termine sa lettre de plainte. La cloche sonne tandis que dans le feu de la composition il allait dĂ©velopper trop longuement ses idĂ©es dĂ©jĂ  suffisamment exprimĂ©es ; il se hĂąte de conclure en quelques lignes et le rĂ©glementaire lui arrache sa copie tandis qu’il Ă©crit les derniers mots. Il est satisfait, tout Ă  la joie d’avoir pu finir Ă  temps. Un seul point l’inquiĂšte c’est l’orthographe. Il n’a pas eu le temps de se relire. Diable ! quel sera le rĂ©sultat de la course effrĂ©nĂ©e de sa plume ? De son cĂŽtĂ© Georges MorĂšre n’est pas trop mĂ©content. Il y a bien quelques dĂ©tails, quelques noms propres qui lui ont Ă©chappĂ©, mais quoi ! ce n’est pas un devoir d’histoire. Au dĂ©but de la semaine suivante Monsieur Pujol rend compte de la composition. Il a une figure ironique et semble jouir d’avance de la surprise qu’il prĂ©pare. La composition est bonne dans l’ensemble. On sait suffisamment son histoire, sauf quelques Ă©lĂšves qui confondent Dupleix avec Montcalm, Madras avec Rosbach ce qu’on a le plus oubliĂ©, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un dĂ©ballage de connaissances historiques, mais d’une narration, d’un devoir composĂ©. Arthur Feydart, votre devoir est un bon rĂ©sumĂ©, mais n’est qu’un rĂ©sumĂ©. Georges MorĂšre, votre narration est bien comprise, mais un peu vide ; ça manque de relief et mĂȘme de clartĂ©. La meilleure copie est celle d’Antone Ramon. » Des applaudissements Ă©clatent, aussitĂŽt rĂ©primĂ©s. Les Carthaginois triomphent et regardent MorĂšre, le gĂ©nĂ©ral des Romains, avec une ironie non dissimulĂ©e. Celui-ci est sur le point de se dresser, mais aprĂšs avoir levĂ© le bras comme pour demander la parole, il le laisse retomber d’un geste dĂ©couragĂ©. Le professeur critique la copie d’Antone orthographe dĂ©concertante, style Ă©maillĂ© d’impropriĂ©tĂ©s. Mais, dit-il, vous avez compris le grand principe de Boileau Le seul courroux d’Achille, avec art mĂ©nagĂ©, Remplit abondamment une Iliade entiĂšre. » J’ai donc fait taire un peu mes scrupules de grammairien ; une fois n’est pas coutume, et c’est vous qui lirez le devoir, aprĂšs l’avoir sĂ©rieusement retouchĂ©. AprĂšs vous, vient Georges MorĂšre, puis Arthur Feydart
 » À la rĂ©crĂ©ation de quatre heures, c’est la joie au camp de Carthage. Des huĂ©es assaillent les Romains, dĂšs qu’on a rompu les rangs ; soudain Patraugeat et Rousselot soulĂšvent Antone, le hissent sur leurs Ă©paules et le promĂšnent dans la cour, ameutant les Ă©lĂšves des autres divisions par leurs cris Vive Carthage ! À bas Rome ! » Devant marche Guy d’Orlia il porte au bout d’une Ă©chasse un carton sur lequel s’étale cette phrase latine que refuserait certainement le Corpus inscriptionum Antonus Carthaginoisus, Victoriosus Romanorum. » Il la montre triomphalement et prend les rires des grands pour des applaudissements. Quant au vainqueur il se dĂ©bat en vain Laissez-moi, laissez-moi », rĂ©pĂšte-t-il avec un rire nerveux, mais Patraugeat et Rousselot le tiennent par les jambes tandis que CĂ©zenne et Émeril s’accrochent Ă  lui par derriĂšre. L’abbĂ© Russec, accouru, leur intime l’ordre de cesser. Alors Émeril railleur explique Monsieur, c’est le triomphe d’Antone. » Et CĂ©zenne qui ne perd jamais une occasion d’ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă  Miagrin ajoute au milieu des rires C’est Miagrin ClĂ©opĂątre ! » Avec affectation ils s’empressent autour du hĂ©ros du jour tout chiffonnĂ© par cet enlĂšvement, et rĂ©parent le dĂ©sordre de sa toilette. Cependant Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de la cour, les Romains serrĂ©s autour de MorĂšre regardaient. Soudain Pradier s’écrie Bah ! tout cela, c’est de la classe ça m’est Ă©gal. Allez ! qui est-ce qui joue Ă  saute-mouton ? » Cinq minutes aprĂšs, toute la division s’exerçait Ă  ce jeu, sans souvenir, ni rancune. Il faut peu de chose pour changer les idĂ©es d’enfants de quatorze ans. CHAPITRE VIII – LEQUEL DES DEUX ? Antone n’est pas aussi joyeux de sa victoire qu’il le semblerait. Plusieurs fois il a regardĂ© son rival, sans rencontrer ses yeux, et l’attitude raide de Georges l’a troublĂ©. Il est si facile quand tout vous rĂ©ussit d’oublier les injures reçues et encore plus celles qu’on a faites. N’est-ce pas l’occasion de retrouver son ancien camarade ? À la leçon de flĂ»te, M. Castagnac a remarquĂ© que, contrairement Ă  leur habitude, ce soir, c’est MorĂšre qui est d’une froideur de marbre, et Antone qui essaie plusieurs fois d’entamer la conversation. Au retour le vainqueur ose demander au vaincu Tu es fĂąchĂ© de ne pas ĂȘtre le premier ? » Georges MorĂšre ne rĂ©pond pas. Que se passe-t-il en lui ? Antone, c’est visible, cherche Ă  l’adoucir. Lui si gĂ©nĂ©reux, pourquoi n’accepte-t-il pas ces condolĂ©ances dont le ton n’est nullement ironique ? Quelle que soit sa dĂ©ception, il devrait ĂȘtre sensible Ă  la dĂ©marche affectueuse de son Ă©mule. Non, il se tait, et marche de son pas Ă©gal, la tĂȘte irritĂ©e, les lĂšvres serrĂ©es, le regard fixe. Tu ne veux pas me rĂ©pondre ? hasarde timidement le petit Lyonnais. – C’est trop fort, crie MorĂšre, en croisant les bras, faut-il aussi que je t’offre mes fĂ©licitations ? » Antone Ramon ne demande plus rien et rentre en Ă©tude dĂ©solĂ© d’avoir Ă©tĂ© si brutalement repoussĂ©. La veille de la sĂ©ance, vers la fin de la classe, pour faire honneur au vainqueur et l’exercer Ă  bien se tenir, Monsieur Pujol le fait monter dans sa chaire et lui ordonne de lire son devoir. De temps en temps le professeur se retourne vers MorĂšre et d’un ton sarcastique, fait ressortir les diffĂ©rences des deux copies, car il n’est pas fĂąchĂ© d’exciter la jalousie du fameux Premier en narration », un peu endormi depuis deux mois. Celui-ci Ă©coute les reproches d’assez mauvaise humeur ; Antone continue Alors j’ai dit Ă  Monsieur de la Bourdonnais “Vous savez que Monsieur le gouverneur des Indes a promis Madras au riche Nabab Anaverdi Kan dont il espĂšre ainsi se faire un puissant alliĂ©.” – Vous entendez, Georges MorĂšre, rĂ©pĂšte M. Pujol, “
 au riche Nabab Anaverdi Kan, etc.” et non pas cette expression terne et vague “à un de ses amis” ! » Antone sourit et triomphe. Alors dominant de sa voix claire les murmures ironiques du camp Carthaginois Georges MorĂšre lance Ça n’est pas malin, en copiant ! » Du haut de la chaire Antone riposte appuyant de toutes ses forces sur la premiĂšre syllabe Menteur ! » Tous les Carthaginois du coup se sont levĂ©s et, tournĂ©s vers MorĂšre, malgrĂ© les rappels Ă  l’ordre du professeur, rĂ©pĂštent les mots ignobles Cafard ! Mouchard ! Menteur ! Rageur ! » Mais tournĂ© vers ses camarades ameutĂ©s, Georges insiste. Oui, il a trichĂ©. » C’est une tempĂȘte. Les cris les plus variĂ©s s’entrecroisent Il rage, il est jaloux, c’est de la rancune ! » Par bonheur la classe touche Ă  sa fin. La cloche Ă©pargne Ă  Monsieur Pujol l’ennui d’infliger un certain nombre de pensums pour rĂ©tablir l’ordre. Il retient les deux adversaires ; mais c’est en vain qu’il essaie d’avoir une explication claire. Antone interrompt Ă  tout instant C’est une infamie, ah ! menteur ! Si on peut dire ! » Finalement le professeur comprend que Ramon aurait ouvert son livre d’histoire tombĂ© Ă  terre et aurait lu tranquillement, ainsi baissĂ©, les dĂ©tails qui fuyaient sa mĂ©moire. Le rĂ©cit est coupĂ© par des protestations, par une histoire de plume cassĂ©e, de livres bousculĂ©s par le voisin, d’appel au surveillant, Ă  CĂ©zenne, Ă  Beurard, et par des injures Ă  MorĂšre qui blĂȘme, maintient son accusation et est prĂȘt Ă  mettre sa main au feu comme Mucius ScĂ©vola pour prouver la vĂ©ritĂ© de ce qu’il avance. La rĂ©crĂ©ation se passe en ces vains interrogatoires le professeur ennuyĂ© renvoie les deux Ă©lĂšves en Ă©tude et en rĂ©fĂšre au SupĂ©rieur. BientĂŽt Georges MorĂšre est appelĂ© au cabinet directorial. En entrant il aperçoit Monsieur Pujol prĂšs du chanoine. Mon enfant, commence le prĂȘtre, l’accusation que vous portez est trĂšs grave. Je comprendrais, tout en le regrettant, qu’elle vous soit Ă©chappĂ©e dans un moment d’humeur, de jalousie, Ă  la suite d’une espĂ©rance déçue. Mais n’ajoutez pas l’obstination Ă  cette faute et hĂątez-vous d’avouer. C’est une parole de colĂšre, n’est-ce pas ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est la vĂ©ritĂ© ! – Vous affirmez qu’Antone Ramon a enfreint les lois du concours. – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Comment ? » Georges MorĂšre explique qu’il a entendu tomber des livres Ă  cĂŽtĂ© de Ramon, qu’il l’a regardĂ©. Que le surveillant a empĂȘchĂ© Antone de les ramasser Ă  ce moment, mais que deux minutes aprĂšs il a vu son camarade baissĂ© derriĂšre son banc, lire dans son manuel grand ouvert Ă  terre. Vous l’avez vu ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » L’accusation est nette, prĂ©cise, circonstanciĂ©e. On ne peut se dĂ©rober Ă  une enquĂȘte. M. Pujol en est trĂšs contrariĂ©. Si en effet Antone est coupable, il va falloir supprimer un devoir qui faisait honneur Ă  la classe, Ă  moins de le faire lire par Georges MorĂšre comme rĂ©paration du prĂ©judice subi. Mais alors il faut s’attendre aux protestations du camp Carthaginois. Mauvaise affaire ! À l’accusateur succĂšde l’accusĂ©. Le chanoine Raynouard demande Ă  Ramon si le dĂ©sir de briller, un moment d’étourderie, peut-ĂȘtre l’idĂ©e de jouer un mauvais tour Ă  son camarade, de se venger de petites querelles ne l’ont pas poussĂ© Ă  cet acte rĂ©prĂ©hensible ? Un aveu prompt et d’une trĂšs grande franchise peut seul en attĂ©nuer la gravitĂ©. Mais Antone Ramon les yeux brillants de colĂšre proteste, recommence l’histoire du plumier, reconnaĂźt parfaitement qu’il a fait tomber ses livres, mais repousse avec des injures Ă  l’adresse de MorĂšre, le fait d’en avoir ouvert un et lu une seule ligne. L’autoritĂ© se trouve entre deux affirmations contradictoires, toutes deux Ă©nergiques, sans que le surveillant puisse en dĂ©truire une car il ne se rappelle pas qu’Antone Ramon se soit baissĂ© pour ramasser ses livres plus longtemps qu’il n’était nĂ©cessaire. Quant Ă  dĂ©cider d’aprĂšs le caractĂšre des enfants et leurs antĂ©cĂ©dents, c’est bien difficile. Georges MorĂšre a toujours Ă©tĂ© loyal, mais Antone Ramon a montrĂ© une trĂšs grande franchise dans l’affaire Lurel, une trĂšs grande dĂ©licatesse dans l’affaire Lemarois. Et s’il est vraisemblable qu’il ait agi par rancune contre MorĂšre, il n’est pas moins vraisemblable que MorĂšre ait exagĂ©rĂ© et interprĂ©tĂ© en mal un accident fĂącheux, par dĂ©pit d’athlĂšte habituĂ© aux victoires et brusquement battu. Le SupĂ©rieur remet la suite de l’enquĂȘte au lendemain dans l’espoir que le coupable finira par avouer la nuit porte conseil. Au matin il les fait venir l’un aprĂšs l’autre ; tous deux maintiennent leurs dires. Il les met alors en prĂ©sence. Vous persistez Ă  soutenir que votre camarade Ramon a trichĂ© ? – Monsieur le SupĂ©rieur, je l’ai vu. – Pourquoi avez-vous attendu plus de dix jours pour le dire ? » Georges MorĂšre baisse la tĂȘte un instant, puis fiĂšrement J’espĂ©rais, rĂ©pond-il, qu’il le dirait de lui-mĂȘme. – Moi ? dire quoi ? que j’ai trichĂ© ? C’est faux. – Puisque je t’ai vu lire dans ton livre ouvert. – Ah ! menteur ! Monsieur le Directeur, la preuve qu’il invente, c’est que de sa place, il ne peut pas voir dans l’allĂ©e de mon banc. » Heureux de trouver un moyen de clore ce dĂ©bat, le chanoine se hĂąte de descendre Ă  l’étude avec les deux enfants. MorĂšre et Ramon restent debout au milieu du passage tandis qu’il s’installe dans la chaire et commence Mes chers enfants, un de vos camarades accusĂ© d’avoir trichĂ© invoque une impossibilitĂ© matĂ©rielle de constatation. Marcel Sorin, voulez-vous prendre la place de Georges MorĂšre et me dire si de lĂ  vous pouvez apercevoir le parquet derriĂšre le bureau d’Antone Ramon. » Tous les Ă©lĂšves attendent fiĂ©vreux en se faisant des signes d’intelligence. Sorin penche le buste en avant, en arriĂšre, Ă  droite, Ă  gauche et dĂ©clare enfin dans le silence gĂ©nĂ©ral Non, Monsieur le SupĂ©rieur. » Un murmure hostile Ă  MorĂšre court par toute l’étude, des sourires ironiques se rĂ©pondent, et mĂȘme les Romains manifestent leur mĂ©pris pour leur chef. Mais celui-ci blĂȘme, hasarde Monsieur le SupĂ©rieur, j’étais assis sur mon dictionnaire. – Marcel Sorin, reprend le SupĂ©rieur impassible, veuillez vous asseoir sur un dictionnaire et nous dire ainsi si vous apercevez quelque chose. » Quelques instants aprĂšs, Sorin dĂ©clare Comme cela, oui. » Cette dĂ©position n’excite aucun murmure approbateur, mais de l’étonnement et un redoublement d’attention. Continuez votre travail, mes enfants, » conclut le chanoine, et il remonte Ă  son cabinet aprĂšs avoir fait signe Ă  Antone Ramon de le suivre. Mon enfant, dit-il, vous avez arguĂ© d’une impossibilitĂ© de vous surprendre qui se trouve inexacte ceci ne prouve rien contre vous, mais il est difficile d’admettre que votre camarade ait osĂ© prendre ce rĂŽle de lĂąche calomniateur. Il en est temps encore n’ajoutez pas l’obstination Ă  votre premiĂšre faute, mais hĂątez-vous de la reconnaĂźtre. » Antone entre en fureur Georges MorĂšre lui en veut ; il enrage de n’avoir pas Ă©tĂ© le premier, il a Ă©tĂ© froissĂ© des observations que lui a faites Monsieur Pujol, il veut se venger. Qu’on demande Ă  ses voisins, Ă  CĂ©zenne, Ă  Beurard ! Est-ce qu’ils l’ont accusĂ© eux. Non, il n’a pas trichĂ©, il le promet », il le jure. Le chanoine s’efforce tour Ă  tour de l’épouvanter par la menace du renvoi, de l’apaiser, de l’attendrir, de l’amener Ă  s’agenouiller dans un aveu d’enfant prodigue, s’il est coupable. Sa tĂ©nacitĂ©, sa souplesse, son grand art des Ăąmes, se heurtent Ă  une dĂ©nĂ©gation brutale et furieuse, Ă  une affirmation Ă©plorĂ©e ou indignĂ©e d’innocence. De guerre lasse il le renvoie. MorĂšre a son tour. Les mĂȘmes tentatives, les mĂȘmes efforts, les mĂȘmes appels, n’aboutissent qu’à une crise de larmes et de sanglots accompagnĂ©s toujours des mĂȘmes paroles Je l’ai vu, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne peux pas dire que je ne l’ai pas vu, puisque je l’ai vu. » La rentrĂ©e de MorĂšre en larmes au milieu de la classe produit un grand effet. Les uns s’imaginent qu’il vient d’avouer sa calomnie, qu’il est puni, les autres s’apitoient au contraire sur lui et comparent son attitude affaissĂ©e Ă  la raideur pleine de colĂšre d’Antone. Monsieur Pujol cherche en vain Ă  surprendre un indice rĂ©vĂ©lateur. Quelques instants aprĂšs, le SupĂ©rieur reparaĂźt trĂšs triste, il prend la place du professeur. Mes enfants, il est malheureusement avĂ©rĂ© qu’il y a au milieu de vous ou un effrontĂ© menteur, ou un lĂąche calomniateur. Il est pĂ©nible de songer que cette incertitude fait peser un doute sur un innocent. Si l’un d’entre vous peut apporter un tĂ©moignage, une preuve, un indice, c’est un devoir de conscience de le faire il ne peut laisser de pareils soupçons accabler Ă  tort un de ses camarades. » Aubert lĂšve timidement la main. On lui fait signe de parler. J’ai vu Antone Ramon se baisser en effet pendant cette Ă©tude. – L’avez-vous vu lire ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Vous a-t-il paru rester baissĂ© plus longtemps qu’il ne fallait pour ramasser ses livres ? – Je me suis remis aussitĂŽt au travail, je ne sais pas. » Tahuret demande Ă  son tour la parole Il a vu, dit-il, Ramon faire semblant de ranger ses livres dans son bureau et se dissimuler derriĂšre le couvercle de son pupitre. » Et comme il y a quelques rires Parfaitement, affirme-t-il, je l’ai vu. » Mais Antone se lĂšve, rouge, tremblant de rage et tournĂ© vers lui s’écrie Tu m’as vu lire dans mon bureau ? Menteur ! tu n’es qu’un sale menteur ! un menteur ! oui, un menteur ! » En vain le SupĂ©rieur essaie de le calmer, Antone ne veut rien entendre, mais prenant sa composition d’un geste brusque il la dĂ©chire en quatre en continuant de crier La voilĂ  votre composition, je me moque de la lire ; seulement vous n’ĂȘtes que des menteurs et je ne me laisserai pas faire. » Enfin le SupĂ©rieur parvient Ă  dominer le bruit et dĂ©clare qu’en effet pour punir une pareille incartade, pour ce seul fait, il prive Antone Ramon de l’honneur de lire son devoir Ă  la sĂ©ance. Puis il fait remarquer Ă  Jules Tahuret qu’il s’agit de savoir si son camarade a lu un livre ouvert Ă  terre et non dans son bureau. J’ai dit ce que j’ai vu, rĂ©pond Tahuret confus, mais je n’ai pas dit qu’il avait lu dans son bureau. » Monsieur Pujol cherche Ă  rompre les chiens en interrogeant CĂ©zenne, le plus proche voisin de Ramon, mais CĂ©zenne n’a rien vu. Comment ? vous ne pouvez rester une minute que votre tĂȘte ne tourne et vous n’avez pas vu Ramon ramasser ses livres ? – Ça devait ĂȘtre juste au moment oĂč je travaillais. » La classe souligne de ses rires l’expression juste au moment, » et M. Pujol dĂ©clare ironiquement Vous avez bien mal placĂ© votre “moment de travail” ». Le SupĂ©rieur se retire. S’il n’a pas Ă©clairci l’affaire, il a du moins rĂ©solu pratiquement la difficile question Faut-il laisser lire ou non le devoir d’un enfant sous le coup d’une aussi grave accusation ? » Pendant la rĂ©crĂ©ation, en dĂ©pit de l’abbĂ© Russec, les troisiĂšmes ne jouent pas, mais se forment en deux camps, les partisans d’Antone et les tenants de MorĂšre. Le bruit de l’histoire s’est rĂ©pandu chez les grands. Ils s’imaginent que Ramon est le dĂ©nonciateur et viennent Ă  la palissade conspuer la petite gale » et Miagrin. Mais chez les moyens, c’est Antone qui a le plus de sympathies. CHAPITRE IX – LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT L’AcadĂ©mie de Saint-François-de-Sales est rangĂ©e sur l’estrade autour d’une table Ă  tapis vert. Michel Montaloir arrive enfin, saluĂ© par la fanfare du collĂšge, au milieu d’un groupe d’officiers de Bourg et de Lyon, de notabilitĂ©s dĂ©partementales et d’ecclĂ©siastiques obsĂ©quieux. Le SupĂ©rieur l’amĂšne au fauteuil de la prĂ©sidence, tandis que les applaudissements Ă©clatent nourris, repris, prolongĂ©s et que toutes les tĂȘtes s’efforcent de l’apercevoir, depuis les petits neuviĂšmes qui savent que ce Monsieur a fait la chasse au tigre jusqu’aux philosophes qui brĂ»lent d’explorer comme lui les derniĂšres terres inconnues. Affable, portant la tĂȘte un peu haut, il sourit, s’asseoit, et quand le silence s’est Ă©tabli, Ă©coute l’allocution du PrĂ©sident intimidĂ©, puis la sĂ©rie des devoirs scolaires, avec des approbations discrĂštes, des sourires, des mots dits Ă  l’oreille de ses voisins. Ce devrait ĂȘtre maintenant le tour d’Antone. Son nom est imprimĂ© sur les programmes, mais le prĂ©sident de l’AcadĂ©mie, sans explication, annonce le devoir suivant. Les Ă©lĂšves se sont retournĂ©s vers Ramon qui pleure de rage, remue les pieds et lance entre ses dents des protestations et des menaces continues. AgacĂ©, l’abbĂ© Russec lui dit Ă  mi-voix Si vous n’ĂȘtes pas content, vous pouvez partir. » J’aime mieux cela, » rĂ©pond Antone et sans plus attendre, il se lĂšve en hochant la tĂȘte de colĂšre et sort de la salle par la porte du fond. Quelques instants aprĂšs, Bresson l’apercevait dans la cour, les mains dans les poches, la figure atone, chassant des cailloux du bout de ses brodequins. Enfin roulent les derniers applaudissements la foule se rĂ©pand dans le vestibule, les divisions sortent des Ă©tudes et Ă  grands cris s’égrĂšnent dans la cour. Vive Montaloir ! Il a donnĂ© une grande promenade pour habituer, a-t-il dit, Ă  la marche ! Il apparaĂźt bientĂŽt en haut du perron entre le SupĂ©rieur et le colonel de Saint-EstĂšphe. De nouvelles salves l’accueillent et on sent qu’il s’enivre de cette popularitĂ©, la plus belle, la plus flatteuse, la plus dĂ©sirable, car que peut-on dĂ©sirer de plus beau humainement que d’exciter l’admiration de tous ces jeunes cƓurs de dix Ă  vingt ans ? Et Ă  cette heure il en est l’idole. On commente son discours ; il n’est plus question de l’affaire Ramon-MorĂšre, mais de voyages au centre de l’Asie, au PĂŽle Nord, en Afrique et de la promenade donnĂ©e. Mais le lendemain rappelle l’attention sur le mystĂšre du concours. À la classe, fait inouĂŻ ! Georges MorĂšre ne sait pas ses leçons et le zĂ©ro que lui inflige M. Pujol le laisse indiffĂ©rent. À son tour Antone interrogĂ© s’arrĂȘte aux premiers mots. GrondĂ©, il murmure distinctement Je ne peux plus apprendre, » et se rasseoit dĂ©couragĂ©. En vain Monsieur Pujol s’efforce de prendre l’un en flagrant dĂ©lit d’imitation de l’autre. Chez les deux enfants c’est le mĂȘme ennui morne, le mĂȘme dĂ©goĂ»t de tout travail, la mĂȘme insensibilitĂ© aux reproches. Le mercredi soir, quand Monsieur Castagnac vient les prendre comme d’habitude pour la leçon de flĂ»te, MorĂšre rĂ©pond Je ne veux plus prendre de rĂ©pĂ©titions avec Ramon, » et Ramon plaintivement Je n’ai pas le cƓur Ă  la musique. » Il faut que le SupĂ©rieur intime l’ordre aux deux enfants de continuer leurs leçons jusqu’à nouvelle dĂ©cision. La situation devient de plus en plus dĂ©licate. En vain l’abbĂ© Levrou a-t-il essayĂ© de consoler MorĂšre et de l’éclairer, son dirigĂ© ne rĂ©pond plus Ă  cette affabilitĂ© C’est un peu trop violent, dit-il, qu’on me traite de calomniateur quand je dis la vĂ©ritĂ© ça, je ne le supporterai jamais ! – Mon petit, on ne vous traite pas de calomniateur. On n’a de preuve que votre parole c’est regrettable, mais on ne peut, sur un tĂ©moignage unique, punir votre condisciple qui se dĂ©fend comme un beau diable. – On sait bien que j’ai toujours dit la vĂ©ritĂ© ! – C’est possible, mais jusqu’ici lui non plus n’a pas menti. Or “testis unus, testis nullus.” – Alors vous refusez de me croire ? – Je ne refuse pas de vous croire, mais je ne puis agir, puisque je n’ai aucun argument convaincant. » Cette attitude d’attente exaspĂšre Georges. Il aurait voulu que l’abbĂ© Levrou prĂźt sa dĂ©fense devant tous, allĂąt trouver le SupĂ©rieur, l’obligeĂąt Ă  dĂ©clarer publiquement qu’il avait raison. Le prĂȘtre, habituĂ© aux consciences d’enfants, bien qu’il penchĂąt en sa faveur, se demandait parfois N’aurait-il pas cĂ©dĂ© Ă  une mauvaise pensĂ©e ? » et il attendait. Le samedi l’abbĂ© Perrotot fit venir Antone dans sa chambre. Il le trouva pĂąli, fatiguĂ© ; depuis longtemps dĂ©jĂ  il Ă©tait au courant de l’histoire. Il reprocha Ă  son pĂ©nitent de ne lui avoir pas confiĂ© ses ennuis Antone se mit Ă  pleurer, dĂ©clara qu’il ne voulait plus rester Ă  Saint-François-de-Sales, qu’il se sauverait. Mais les gendarmes vous ramĂšneront, mon petit ami. J’en ai connu un enfant, que les gendarmes ont ramenĂ© Ă  sa famille. Vous croyez que c’était amusant pour ses parents, tout le monde croyait que c’était un assassin. » Peu frappĂ© de ces consĂ©quences mĂ©lodramatiques, Antone rĂ©pĂ©tait Je ne peux plus rester ici ! – Voyons, Antone, promettez-moi de ne pas vous sauver. D’abord on ne peut pas, puisqu’il y a des murs tout autour de la maison, mais promettez-moi tout de mĂȘme. Et puis laissez-moi faire. Je vais voir Monsieur le SupĂ©rieur, on vous rendra justice. » Mais le chanoine Raynouard rĂ©pond Ă  l’abbĂ© Il n’appartient pas aux directeurs de conscience de se mĂȘler de ces affaires graves. Il est trop naturel qu’un prĂȘtre prenne le parti de l’enfant qu’il dirige. Le rĂšglement d’ailleurs leur prescrit en ces cas l’abstention. » L’abbĂ© Perrotot depuis ne cesse de se plaindre Ă  ses collĂšgues et d’annoncer des malheurs. TourmentĂ© de la crainte de voir Antone se sauver, il l’enveloppe de sa confiante protection. CHAPITRE X – COMPLICATIONS FAMILIALES Le vendredi 14 mars, Ă  trois heures et demie, trois dames et un monsieur d’une sobre et hautaine Ă©lĂ©gance, se prĂ©sentaient au collĂšge et, demandaient Monsieur le chanoine Raynouard. Celui-ci se hĂąta de les recevoir dans son cabinet, prĂšs du parloir, mais fut assailli aussitĂŽt par une pluie de plaintes, de rĂ©criminations, de menaces des trois dames, dont le Monsieur essayait en vain de modĂ©rer le langage. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que l’on a fait Ă  mon pauvre Antone ? Mais c’est abominable ! Vous voulez donc le faire mourir ? OĂč est-il ? Ce pauvre enfant ! Ah ! si nous avions su ! » Le bon SupĂ©rieur laissa passer avec rĂ©signation les trois lames, comme Ă  la mer, et quand ces fĂ©minines indignations se furent un peu fatiguĂ©es, il supplia toute la famille Ramon, car c’était elle, de ne pas compliquer Ă  plaisir une situation dĂ©jĂ  difficile et de ne pas rendre inextricable un Ă©cheveau dĂ©jĂ  trop embrouillĂ©. Nous ne pouvons pas laisser commettre des horreurs pareilles, s’écriait tante Zaza. – Mademoiselle, je vous en supplie, n’exagĂ©rez pas l’importance
 – Comment, reprit impĂ©tueusement tante Mimi, vous osez dire que ça n’a pas d’importance ? – Vous me comprenez mal, Mademoiselle, je dis que cet incident scolaire en lui-mĂȘme n’est pas d’une extrĂȘme gravitĂ©. – Pouvez-vous dire cela ! reprend Madame Ramon scandalisĂ©e, mais mon malheureux enfant m’écrit qu’il ne dort plus, qu’il ne mange plus. – Il a dĂ» maigrir de dix livres, ajoute tante Mimi. – Je suis sĂ»re qu’il a la fiĂšvre, complĂšte tante Zaza. – Il est vrai qu’il est trĂšs affectĂ©, concĂšde le SupĂ©rieur. – Voyez, vous l’avouez vous-mĂȘme. » Monsieur Ramon intervient Enfin est-il vrai qu’il ne sait plus ses leçons, qu’il ne fait plus ses devoirs, tellement il est obsĂ©dĂ© de l’idĂ©e que ses professeurs le mĂ©prisent ? Oui ou non, l’a-t-on accusĂ© de tricherie devant tous ses camarades ? L’a-t-on empĂȘchĂ© de lire sa composition devant Montaloir ? – C’est une injustice ! – C’est une infamie ! s’écrient les deux tantes. – Voulez-vous me permettre de vous expliquer ? – C’est inutile, Monsieur le SupĂ©rieur, riposte la mĂšre. Antone nous a Ă©crit nous sommes au courant. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, je connais mon fils, il a des dĂ©fauts, il n’est pas parfait, je le sais, mais lui, tromper ses maĂźtres, ce n’est pas possible ! c’est tout le portrait de mon pĂšre, la franchise, la loyautĂ© mĂȘme. – C’est bien vrai, confirme tante Zaza. Un enfant si droit ! – Si ouvert ! si franc ! si naĂŻf ! ajoute tante Mimi. – Alors pourquoi, Madame, cet enfant si franc vous a-t-il Ă©crit Ă  notre insu ? Il sait que le rĂšglement le dĂ©fend formellement. – J’avoue, dit Monsieur Ramon, que cet article m’a toujours paru un peu moyenĂągeux. – En cette circonstance, Monsieur, j’aurais pu, en remettant les choses au point, vous Ă©pargner des inquiĂ©tudes et peut-ĂȘtre une dĂ©marche maladroite. – Comment maladroite ! reprend tante Mimi avec impĂ©tuositĂ©. – Madame, votre venue ne peut qu’exaspĂ©rer l’enfant et nous rendre plus difficile cette pĂ©nible enquĂȘte. Aussi je vous demande de ne pas le voir aujourd’hui. – Ne pas voir mon enfant, s’écrie la mĂšre, aprĂšs une pareille lettre ! » Le SupĂ©rieur vit qu’il ne gagnerait rien. Nous le remmĂšnerions plutĂŽt », s’étaient Ă©criĂ©es les deux tantes dans un geste tragique. Il parvint Ă  obtenir que l’entrevue eĂ»t lieu devant lui. Il lui semblait nĂ©cessaire de blĂąmer l’enfant de son infraction Ă  la rĂšgle. Mais sans Ă©couter ses reproches, Antone en entrant s’était jetĂ© dans les bras de sa mĂšre, et secouĂ© par une crise de sanglots EmmĂšne-moi, maman, criait-il, emmĂšne-moi, je t’en supplie ! » Il se lamentait avec un tel accent de dĂ©tresse que le SupĂ©rieur en Ă©tait profondĂ©ment remuĂ©. Calme-toi, Antone, rĂ©pĂ©tait le pĂšre, voyons, calme-toi. » Mais la mĂšre Ă©touffait ses sanglots dans son corsage et le berçait en murmurant Oui, mon chĂ©ri, oui mon enfant, je te remmĂšnerai », tandis que les tantes l’embrassaient en Ă©pongeant ses larmes. Ce n’était pas Ă©videmment ce qu’avait dĂ©sirĂ© le chanoine. Mon enfant, reprit-il d’une voix qu’il voulait sĂ©vĂšre, avez-vous encore confiance en nous, en notre esprit de justice ? » Mais Antone rĂ©pĂ©tait Je veux m’en aller. » Brusquement le SupĂ©rieur prit un parti J’ai Ă  parler Ă  vos parents, allez Ă  l’infirmerie en attendant. » L’enfant parti Ă  grand’peine, il continua Je suis tout disposĂ© Ă  croire Ă  un malentendu. Son condisciple, bien que de bonne foi, aura mal interprĂ©tĂ© des faits sans importance. Laissez-moi le temps d’éclaircir cette affaire. Et soyez assurĂ©s que la vĂ©ritĂ© Ă©tablie, je me hĂąterai de rĂ©parer tout le tort qu’Antone a pu subir auprĂšs de ses condisciples. » Monsieur Ramon finit par faire accepter cette sage proposition aux trois femmes. Le chanoine Raynouard les reconduisit et manda aussitĂŽt Georges MorĂšre Mon enfant, lui dit-il, je vous crois incapable de faire tort sciemment Ă  votre camarade par un mensonge obstinĂ©ment soutenu. Mais, voyons, Ă©tudions les faits de prĂšs Antone Ramon fait tomber son porte-plume, le ramasse, constate que la plume est cassĂ©e et pour la remplacer enlĂšve de son bureau quelques livres qui l’empĂȘchent de retrouver son plumier. Bien. Ces livres tombent, il se baisse. Ah ! C’est sur cet instant lĂ  que je voudrais des renseignements prĂ©cis. L’avez-vous vu ouvrir un livre ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Alors le livre Ă©tait ouvert quand vous l’avez aperçu ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Ce livre a donc pu s’ouvrir en tombant. Comment savez-vous que c’était un manuel d’histoire ? Vous l’avez reconnu de votre place ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Bien. Ce pouvait ĂȘtre un livre quelconque, cours de thĂšmes, littĂ©rature, gĂ©omĂ©trie, que sais-je ? – Il dit cela, le menteur ? – Ne l’injuriez pas et rĂ©pondez Ă  ma question comment savez-vous que c’est un livre d’histoire ? – Comment ? parce qu’il est restĂ© penchĂ© sur ce livre Ă  le feuilleter et Ă  le parcourir ce n’était pas pour prĂ©parer des mathĂ©matiques, je suppose. – Vous l’avez vu lire ce livre ouvert Ă  terre ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. Je vous jure
 – Ne jurez pas, mon enfant. – Je vous affirme sur l’honneur que je l’ai vu lire, ce qui s’appelle lire, un livre ouvert Ă  terre. » L’ingĂ©nieux systĂšme de conciliation du chanoine s’écroulait. Il renvoya MorĂšre Ă  l’étude. À sept heures le SupĂ©rieur revit les parents d’Antone Ramon et les supplia de lui laisser le temps de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©. Mais les tantes dĂ©clarĂšrent formellement qu’elles resteraient Ă  Bourg tant qu’on n’aurait pas rendu justice Ă  leur enfant. Et Monsieur Ramon promit de revenir le surlendemain dimanche. Le dimanche Madame MorĂšre faisait son apparition au parloir. Grave dans sa toilette simple, elle avoua au SupĂ©rieur qu’elle Ă©tait bouleversĂ©e par la lettre de son fils et que son mari ne pouvant venir lui-mĂȘme, elle Ă©tait accourue aussitĂŽt qu’elle l’avait pu. Elle ne criait pas, elle n’injuriait pas ; avec une douleur contenue, elle attendait les explications. Plein de respect pour cette gravitĂ© maternelle, le SupĂ©rieur lui expliqua la situation, la double affirmation contradictoire, l’impossibilitĂ© de rĂ©soudre cette difficultĂ©, les deux enfants offrant des garanties Ă©gales. Que voulez-vous, Madame, je ne voudrais pas blesser votre cƓur de mĂšre, mais vous ĂȘtes chrĂ©tienne et nous sommes bien obligĂ©s de croire que tout enfant porte en son Ăąme des germes funestes. Or pouvons-nous affirmer qu’en toute circonstance le meilleur des enfants rĂ©sistera Ă  la tentation ? » Oui, elle croyait aisĂ©ment le SupĂ©rieur. Si elle Ă©tait fiĂšre de son Georges, depuis les derniĂšres vacances sa confiance Ă©tait un peu Ă©branlĂ©e. Georges ne vous a-t-il pas Ă©crit Ă  notre insu, continuait le SupĂ©rieur, malgrĂ© le rĂšglement. HĂ©las ! comment ne pas voir qu’en ceci il imite son condisciple Antone Ramon ! Ce n’est pas cela qui peut augmenter notre confiance en lui ! » Mais l’examen de la lettre de Georges prouva qu’il avait Ă©crit le mĂȘme jour qu’Antone. On ne pouvait dĂ©couvrir celui qui avait imitĂ© l’autre, au cas oĂč ils n’auraient pas Ă©crit spontanĂ©ment chacun de son cĂŽtĂ©. L’entrevue de Madame MorĂšre et de son fils fut pĂ©nible. Elle commença par se faire raconter toute l’histoire elle ne comprenait pas comment de l’amitiĂ© la plus Ă©troite pour Antone il avait pu passer Ă  l’inimitiĂ© la plus dure. Moi non plus, je ne comprends pas, disait Georges. Tout d’un coup il s’est mis Ă  me dĂ©tester. J’ai cru d’abord que c’était une simple fĂącherie. Mais tous les jours ça recommençait. Et pourtant, je lui ai rendu les plus fiers services. Oui, j’ai empĂȘchĂ© qu’il ne fĂ»t renvoyĂ© pour un mauvais livre que lui avait prĂȘtĂ© Lurel j’ai fait chasser Lurel et Monnot. Eh ! bien, il m’en a voulu, il m’a reprochĂ© de l’avoir dĂ©barrassĂ© de ces deux voyous. – Et n’as-tu pas voulu te venger ? – Ah ! maman. Comment peux-tu penser de pareilles choses. Personne ne veut me croire, ni M. le SupĂ©rieur, ni M. Levrou, toi non plus ? – Tu t’es mis Ă  me cacher tant de choses ! – Ne dis pas cela, maman, n’est-ce pas que tu me crois ? Est-ce que je serais capable de le calomnier ? Mais si j’avais pu le sauver je l’aurais fait, et s’il ne m’avait pas bravĂ© du haut de la chaire, oĂč il lisait son devoir, je n’aurais rien fait. Non, vois-tu, c’est malheureux Ă  dire, mais Monsieur le curĂ© de Meximieux m’a donnĂ© un mauvais conseil. – Georges, ne critique pas. – Je ne critique pas, mais s’il Ă©tait restĂ© avec moi, Antone Ramon n’aurait pas connu ce menteur de Monnot et cet ignoble Lurel, qui l’ont perverti. J’ai beau ĂȘtre en colĂšre contre lui, je me dis Ă  certains moments que tout ce qui m’arrive, c’est un peu par ma faute. – Non, rĂ©pondit Madame MorĂšre, si tu suis les conseils que tes supĂ©rieurs te donnent, tu ne peux pas dire “C’est par ma faute.” Je te crois, mais comment sortir de cette impasse ? – Laisse faire, dit alors Georges, rassurĂ© par cette confiance, tout finira bien par s’éclaircir. Je t’ai Ă©crit dans l’affolement que me causait l’hostilitĂ© de tout le monde, mais maintenant que je t’ai vue, que tu crois Ă  ma parole, je n’ai plus peur. » À ce moment Monsieur Ramon entra au parloir avec sa femme et ses sƓurs. Ce fut immĂ©diatement un bruit de querelles Tu devrais le lui dire nettement. – Est-ce que tu vas lui laisser ton fils ? – Ah ! si c’était moi, il y a beau temps que je l’aurais obligĂ© Ă  rĂ©parer solennellement. » Le pauvre M. Ramon, excitĂ©, poussĂ©, houspillĂ©, se sentait un peu ridicule d’ĂȘtre si calme au milieu de femmes si Ă©nergiques. Antone entra et ce fut sur lui que se dĂ©versĂšrent les flots de paroles, les baisers, les promesses et les consolations. Cependant l’enfant avait vu en arrivant, Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© du parloir, Georges MorĂšre et sa mĂšre. Le visage pĂąle et triste, l’attitude rĂ©signĂ©e, la simplicitĂ© grave de cette femme contrastait trop vivement avec l’agitation et la surexcitation de sa famille pour qu’il n’en fĂ»t pas frappĂ©. À ce moment la porte du cabinet directorial s’ouvrit. Madame MorĂšre embrassa son fils au front et entra. Georges sortit du parloir en passant prĂšs d’Antone, mais celui-ci n’osa pas dire Ă  ses parents C’est lui ! » Tu ne vas pas laisser ton pauvre enfant dĂ©pĂ©rir dans cette maison, grondait tante Mimi. – Si tu avais un peu d’énergie, tu irais voir le SupĂ©rieur et tu lui mettrais le marchĂ© en mains, ajoutait tante Zaza. – Ou lui, ou l’autre, » concluait Mimi. Et les trois femmes le harcelaient, le piquaient, le poussaient, lui faisaient honte, injuriant le SupĂ©rieur incapable de protĂ©ger un pauvre innocent. » Oui, il faut en finir, dit-il en tirant sa montre. Bon ! il est quatre heures passĂ©es, jamais nous n’aurons le train de 4 heures 30. – DĂ©pĂȘche-toi donc ! dĂ©pĂȘche-toi donc ! » Monsieur Ramon se leva, appela le domestique et tandis que celui-ci pĂ©nĂ©trait dans le cabinet directorial et transmettait sa demande, il ouvrit lui-mĂȘme la porte de l’entrĂ©e. Si Madame le permet, dit-il, un mot, Monsieur le SupĂ©rieur ; je reprends le train Ă  l’instant. » Un peu Ă©tonnĂ©e, Madame MorĂšre acquiesça d’un signe de tĂȘte, et sans attendre l’invitation du chanoine Monsieur le SupĂ©rieur, voici ma solution je retire mon enfant, si l’autre n’est pas renvoyĂ©. – Mais Monsieur
 – Je ne puis le laisser avec son calomniateur. – Monsieur Ramon, fit le SupĂ©rieur en se levant, vous parlez devant la mĂšre de cet enfant. – Qui n’est pas un calomniateur, ajouta Madame MorĂšre d’un accent indignĂ©. – Ah ! Madame, croyez
 j’ignorais
 je conçois vos sentiments
 mais vous devez comprendre
 il est impossible que ces deux enfants ?
 – Monsieur Ramon, Ă©coutez-moi, interrompit le chanoine la prĂ©cipitation ne peut que tout gĂąter. Quel intĂ©rĂȘt y a-t-il Ă  enfler cette histoire, Ă  retirer un enfant Ă  propos d’un fait mal Ă©clairci, Ă  interrompre ses Ă©tudes, et Ă  le remettre dans une autre maison oĂč il emportera la tache d’une accusation non lavĂ©e ? Laissez-moi faire. Nous sommes Ă  peine Ă  quinze jours de PĂąques. Je suis sĂ»r que Madame MorĂšre me concĂ©dera ce temps pour rĂ©soudre ce problĂšme, ne soyez pas plus exigeant, je vous en supplie. » Madame MorĂšre, d’un geste, avait approuvĂ© le SupĂ©rieur. Monsieur Ramon se sentait ridicule. Alors soit, conclut-il, nous attendrons jusqu’à PĂąques », et aprĂšs s’ĂȘtre excusĂ© et avoir saluĂ© trĂšs dignement Madame MorĂšre, il sortit. Eh bien ! c’est fait, s’exclamĂšrent les femmes. – Oui, c’est fait. Comme maladresse on ne peut mĂȘme mieux faire. Partons, je vous expliquerai cela en route. Au revoir Antone, et jusqu’à PĂąques tĂąche de bien te tenir, si tu veux venir avec nous Ă  Nice. » Et aprĂšs de longs embrassements ils disparurent. CHAPITRE XI – ÉCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS L’hiver s’enfuit ; les bains de lumiĂšre succĂšdent aux averses. Les matinĂ©es sont encore froides et les Ă©lĂšves Ă  la premiĂšre rĂ©crĂ©ation Ă©vitent l’ombre fraĂźche des murs, pour se chauffer en groupe, comme des pierrots, dans un rayon de soleil. Le 18 mars, un mardi, une subite allĂ©gresse passe en coup de vent Ă  travers toutes les cours. Le SupĂ©rieur a octroyĂ© la promenade demandĂ©e par Montaloir. Pas de classe de mathĂ©matiques ! oh bonheur ! les mains claquent de joie ; gambades, poursuites, rires. Rousselot fait pirouetter Boucher et d’Orlia saute par dessus Feydart. À une heure et demie, les Moyens tournent le Boulevard de Brou sans saluer le buste solennel du docteur Robin, et gagnent la route de CeyzĂ©riat. De l’autre cĂŽtĂ© de la Reyssouze, au-dessus des aubiers et des charmes, au-dessus des pelouses vertes, se dresse l’élĂ©gante silhouette du chĂąteau de Noirefontaine avec ses toits d’ardoise lavĂ©s de soleil, ses tourelles, ses balcons et ses murs oĂč fleurit dĂ©jĂ  la vigne vierge. Vers quatre heures, on s’arrĂȘte un instant dans l’avenue des beaux ormes du chĂąteau de Montplaisant. L’abbĂ© Russec donne la permission de chercher des violettes, mais Ă  la condition qu’on ne s’éloigne pas au-delĂ  du pont. Tandis que les troisiĂšmes se sont Ă©parpillĂ©s, joyeux, il aperçoit prĂšs de la grille du chĂąteau, Miagrin et Ramon en grande conversation il n’aime pas beaucoup ces colloques, mais cette fois il ne croit pas devoir intervenir. À force d’insistance Miagrin finira peut-ĂȘtre par faire avouer Ramon, si Ramon est coupable, car le prĂ©fet n’arrive pas Ă  se faire une opinion ferme. Le seul fait que prĂ©cisĂ©ment Ramon est soutenu par Miagrin, ne prouve-t-il pas qu’il est innocent ? Et Miagrin doit en savoir long sur son ami. Oui, il en sait plus que tout le monde, car Ă  peine sont-ils adossĂ©s au mur bas de la grille qu’Antone lui dĂ©clare Je ne peux plus, tant pis, j’en ai assez, je vais me dĂ©clarer au SupĂ©rieur. – Ce n’était pas la peine alors d’attendre si longtemps ! rĂ©pond Miagrin. – Si j’ai attendu, tu sais bien que c’est Ă  cause de toi ! – Accuse-moi, maintenant, ce sera complet ! – Je ne t’accuse pas. – Presque pas tu me dis que je t’ai empĂȘchĂ© de te dĂ©clarer comme si tu n’avais pas toujours Ă©tĂ© libre de faire ce que tu voulais ! – Pourtant c’est bien toi qui m’as averti que MorĂšre avait Ă©crit en cachette Ă  ses parents, c’est bien toi qui m’as dit de faire venir les miens et qui as fait partir ma lettre ? – Pendant que tu y es, rĂ©pond Miagrin, reproche-moi aussi de ne t’avoir pas dĂ©noncĂ© au SupĂ©rieur, alors que j’avais la preuve de ta tricherie. – Quelle preuve ? – Mais ton cahier de brouillon avec toutes sortes de fautes d’histoire dans la premiĂšre page qui n’existent plus dans les suivantes ! Ah ! ils ne sont pas malins ! – C’est possible, mais ils continuent de m’épier, et tu m’avais affirmĂ© qu’au bout de huit jours l’affaire serait enterrĂ©e ! – ÉpiĂ©, mais tout le monde l’est. Crois-tu que je ne sois pas Ă©piĂ© non plus ? – Oui, mais toi, tu n’as rien Ă  te reprocher. » Miagrin partit d’un tel Ă©clat de rire qu’une vieille corneille s’enfuit du grenier de Montplaisant. Ah ! que tu es naĂŻf, mon pauvre Antone. – Je le sais bien, rĂ©pond le petit Lyonnais, Lurel me l’a dĂ©jĂ  dit. – En tous cas il ne t’a guĂšre dĂ©gourdi je ne te croyais pas si capon. – Capon, moi ? – Ne te fĂąche pas ! tu n’es pas capon, seulement tu as peur de tout, de tout le monde, de toi-mĂȘme, de moins que ton ombre ! – Je n’ai pas peur puisque je suis prĂȘt Ă  me dĂ©clarer. – Mais vas-y donc ! l’abbĂ© Russec te regarde, il t’attend dis-lui tout ; on te renverra, MorĂšre triomphera et ce sera fini. – Cela vaudra mieux que d’ĂȘtre dĂ©couvert. – Par qui ? – Le sais-je ? – En effet si quelqu’un savait quelque chose en dehors de nous deux, il y a longtemps qu’il aurait parlĂ©. – Tu as beau dire, tout finit par se savoir. » Miagrin poussa un nouvel Ă©clat de rire. Tu crois cela ? Eh ! bien, veux-tu que je te donne la preuve du contraire ? – La preuve ? – Oui, la preuve que tout ne finit pas par se savoir, qu’on est bien obligĂ© de ranger Ă  la fin ces histoires-lĂ  dans la caisse aux oublis. – Quelle est cette preuve ? – Auras-tu confiance en moi quand je te l’aurai donnĂ©e ? – Oui, dis-la ta preuve ? » À ce moment le sifflet de l’abbĂ© retentit avec colĂšre. Tous les Ă©lĂšves accoururent en criant DĂ©jĂ  ! dĂ©jĂ  ! » Oui, dĂ©jĂ , rĂ©pond l’abbĂ©, quand on vous donne une permission, on est sĂ»r qu’il y aura tout de suite des abus. CĂ©zenne, Émeril, j’avais dĂ©fendu de dĂ©passer le petit pont vous n’avez pas compris ? Eh ! bien, en rang ! » En vain les plus sages intercĂ©dĂšrent, l’abbĂ© donna l’ordre de partir. Les enfants quittĂšrent l’allĂ©e oĂč les grands ormes encore sans feuilles dressaient vers le ciel des bras de suppliciĂ©s, ils gravirent un raidillon, passĂšrent devant l’église de Montagnat et bientĂŽt prirent la grand’route de Pont d’Ain Ă  Bourg. Antone Ă©coutait d’une oreille distraite Émeril dĂ©verser sa mauvaise humeur Qu’est-ce que ça peut lui faire, que je sois d’un cĂŽtĂ© ou de l’autre du pont ? » Il se demandait, lui, quelle pouvait ĂȘtre cette preuve dĂ©cisive que lui avait promise Miagrin. Son nouvel ami lui inspirait plus de crainte que de sympathie, il le subissait et jugeait Lurel et Monnot des Ăąmes claires et candides en comparaison du sacriste. Comme il Ă©tait venu cependant plein de confiance lui confesser sa tricherie, lui demander conseil ! Alors que son trouble, ses regards, tout son pauvre ĂȘtre lui criait Je n’ose avouer, tu es mon ami, aide-moi. Va le dire pour moi, je ne peux pas, tu le vois bien ! » Insensible Ă  cette gauche supplication et dissimulant mal sa joie, Miagrin, oui, Miagrin lui avait commandĂ© Surtout ne dis rien ; » il l’avait retenu, rassurĂ© et poussĂ© ensuite dans le mensonge obstinĂ© ; il le ployait dĂ©sormais sous sa volontĂ©, le dominait sans que le malheureux pĂ»t se dĂ©gager. C’est que le fils du fermier avait entrevu dans le renvoi d’Antone ou sa rĂ©conciliation avec MorĂšre, la fin de cette amitiĂ© Ă  peine nouĂ©e, la ruine de ses vastes projets d’avenir. Il s’était alors rappelĂ© Claude Bourrassin, le bouvier de son pĂšre, un initiateur pervers dont il devait subir la hautaine familiaritĂ©, et il essayait de faire peser Ă  son tour sur les Ă©paules du petit Lyonnais le mĂȘme joug de honte ; il jouissait de sentir cette frĂȘle crĂ©ature anĂ©antie sous son ascendant, de la tenir brutalement Ă  sa merci. Maintenant les Ă©lĂšves dominaient la vallĂ©e de la Reyssouze Ă  droite descendait le mur du parc de Noirefontaine, Ă  gauche, c’était la forĂȘt de Seillon. Soudain une averse tomba la petite troupe vivement grimpa les talus et se dispersa sous les premiers arbres Ă  travers les fougĂšres brunes du dernier automne. De l’autre cĂŽtĂ© d’un large chemin forestier se dĂ©veloppaient les nefs multipliĂ©es d’une magnifique futaie Miagrin se rĂ©fugia sous un haut sapin, oĂč bientĂŽt vint le rejoindre Antone pour lui poser de nouveau la question Eh ! bien, cette preuve ? – Elle est simple. A-t-on dĂ©couvert l’auteur du coup de la flĂ»te ? – C’est Blumont ! – Penses-tu que ce pauvre diable aurait Ă©tĂ© assez bĂȘte pour risquer ses leçons ? – C’est Lemarois ? – Pourquoi pas Luce Aubert ? – Alors qui ? – Tu le reconnais, on ne le sait pas
 – À moins que le SupĂ©rieur ?
 – Je puis t’affirmer qu’il s’en doute encore moins que toi ! – Pourquoi ? – Parce que c’est moi. » La rĂ©vĂ©lation fut si soudaine et si calme qu’Antone resta bouche bĂ©e. Miagrin poursuivit victorieusement Par consĂ©quent ta peur est une plaisanterie. Ton affaire s’évanouira comme la mienne et MorĂšre en sera pour sa honte. – Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda Ramon. – Pourquoi ? parce que je voyais bien le jeu de MorĂšre il voulait t’enlever sans en avoir l’air ; et il faut avouer qu’il a joliment rĂ©ussi. – Lui, je le dĂ©teste ! – Alors pourquoi garder sa lettre du premier de l’an ? – Parce qu’alors c’était un bon type. – Et qu’aujourd’hui tu l’aimes encore. – Moi ! – Si tu le dĂ©testes, donne-moi sa lettre que je la dĂ©chire ; mais non, tu la garderas. – Tiens, la voilĂ . » Antone l’a tirĂ©e de son portefeuille et la tend vivement Ă  Miagrin, tant il craint de paraĂźtre encore attachĂ© Ă  MorĂšre. Lentement le sacriste la lit avec un sourire mauvais. FroissĂ© de ce sans-gĂȘne Antone murmure Le voici, vite allons-nous en. » Tandis qu’ils s’enfoncent sous la futaie, il entend derriĂšre lui dĂ©chirer la lettre et comme il se retourne Tiens, lui dit l’autre, voilĂ  le sort qu’elle mĂ©rite » et il jette la mince poignĂ©e de fragments de papier qui tombent comme des papillons morts. Puisque tu es vraiment mon ami, continue-t-il, viens, nous allons causer. » Antone n’a pas vu que Miagrin a mis dans sa poche la moitiĂ© de la lettre. Georges MorĂšre avait traversĂ© le chemin forestier pour les rejoindre. Comme il suivait le mĂȘme sentier qu’eux, son regard fut retenu par les dĂ©bris minuscules. Il se baissa et reconnut bientĂŽt les morceaux de son Ă©pĂźtre du premier de l’an. Au moment mĂȘme oĂč il venait supplier son condisciple de ne pas s’obstiner dans le mensonge, lui offrir son pardon et lui promettre d’intercĂ©der auprĂšs du SupĂ©rieur, l’ingrat anĂ©antissait le dernier souvenir de leur amitiĂ©. Pour la premiĂšre fois il douta de Miagrin, mais hĂ©las ! au lieu de les rejoindre et de s’éclaircir, il s’arrĂȘta dĂ©couragĂ©, abandonnant le faible Antone Ă  la puissance du tĂ©nĂ©breux paysan. Quand, au coup de sifflet de l’abbĂ© Russec, il reparut sur la route, la colonne Ă©tait dĂ©jĂ  formĂ©e. Allons Georges MorĂšre ! fit l’abbĂ©, vous ĂȘtes le dernier ! » Et toute la division feignant d’ĂȘtre scandalisĂ©e se tourna vers lui en criant Ah ! MorĂšre, le dernier ! » CHAPITRE XII – EN PERDITION Depuis un quart d’heure M. Castagnac gronde Antone. À chaque instant, il le prend en flagrant dĂ©lit d’inattention. Son Ă©lĂšve saute une mesure, oublie les bĂ©mols. À la fin il s’arrĂȘte court et comme le professeur agacĂ© l’accable de reproches devant Georges MorĂšre, il s’excuse brusquement Je ne sais ce que j’ai ce soir, je me sens fatiguĂ©, mal Ă  l’aise ! – Pourquoi ne pas le dire tout de suite, rĂ©pond le maestro, vous ĂȘtes malade ? – Il faut ouvrir la fenĂȘtre, » dit Georges ; et il s’empresse d’ajouter le geste Ă  la parole. Mais Antone dĂ©clare Je crois que le mieux pour moi, c’est de rentrer en Ă©tude. – Il serait plus prudent d’aller Ă  l’infirmerie, insinue son compagnon. – Si ça ne va pas mieux, j’y monterai », et il sort laissant sa flĂ»te. Voulez-vous qu’on vous accompagne, propose le professeur. – Ce n’est pas la peine, rĂ©plique Antone, il n’y a qu’un Ă©tage Ă  descendre. – Ce serait pourtant plus sĂ»r, reprend Georges avec insistance. – Ah ! la paix, je sais ce que j’ai Ă  faire », riposte en s’en allant le malade de fort mauvaise humeur. Georges et son professeur l’entendirent descendre l’escalier pesamment et peu Ă  peu sous les arcades s’assourdit le bruit de ses pas. Antone n’est pas rentrĂ© en Ă©tude. Il tourne au bout de la galerie sur sa gauche et se dirige vers la Cour des Pluies. Il fait nuit. Est-il vraiment malade ? A-t-il besoin de prendre l’air ? À cette heure, la cour dĂ©serte baigne dans la lumiĂšre souple et bleue de la lune presque en son plein. Le haut bĂątiment blanc, tout trouĂ© de fenĂȘtres comme un mur de caserne, resplendit sous les rayons nocturnes. Mais Ă  l’extrĂ©mitĂ©, lĂ  oĂč le prĂ©au bas s’y relie, l’ombre portĂ©e forme un grand triangle noir, une pyramide de tĂ©nĂšbres. Antone plonge ses regards sous le toit d’ardoise, considĂšre quelque temps ce coin sombre, puis lentement s’avance le long de la maison. ArrivĂ© Ă  mi-chemin il s’arrĂȘte, semble hĂ©siter et reste lĂ  comme fixĂ© au sol, en pleine lumiĂšre plus blĂȘme encore que le mur auquel il s’appuie. TroublĂ© de ce dĂ©part, Georges se reprochait de ne l’avoir pas accompagnĂ©. Il finit par avouer ses apprĂ©hensions au professeur et descend avec lui. Un coup d’Ɠil Ă  travers la porte vitrĂ©e de l’étude le renseigne sur l’absence d’Antone Il a dĂ» remonter Ă  l’infirmerie, Ă  moins qu’ayant mal au cƓur il ne soit restĂ© dehors. » Tous deux inquiets se prĂ©cipitent vers la Cour des Pluies agrandie par la solitude et la lumiĂšre silencieuse. M. Castagnac appelle Antone Ramon, ĂȘtes-vous lĂ  ? » Mais soudain Georges aperçoit deux mains dans l’angle d’ombre du prĂ©au. La lune en montant avait rĂ©trĂ©ci cette porte triangulaire de tĂ©nĂšbres et les deux petites mains se dĂ©tachaient toutes blanches, agrippĂ©es Ă  l’un des poteaux. Ils y courent. Tu es malade, Antone ? demande Georges. Pourquoi es-tu venu ici ?
 Mais il va s’évanouir
 il faut l’emmener. » Au bruit, les fenĂȘtres se sont ouvertes, des appels viennent des chambres ; l’abbĂ© Levrou, l’abbĂ© Russec, M. Pujol descendent ; bientĂŽt Antone est entourĂ©, enlevĂ©, portĂ© Ă  l’infirmerie. Il est pĂąle, anĂ©anti. Georges MorĂšre explique Il s’est senti malade, il aura voulu prendre l’air dans la cour. » Cependant la sƓur offre au petit Lyonnais un thĂ© chaud et conclut Ah ! c’est un peu de fatigue, de faiblesse
 il grandit trop. Couchez-vous mon petit ami, et dormez, demain il n’y paraĂźtra plus. » Antone ne dit rien, il se laisse faire, avale le thĂ©, se couche, Ă©coute Ă  demi abruti et ne rĂ©pond pas. Le PĂšre Levrou l’examine et avec tant d’insistance qu’il se retourne vers le mur. L’abbĂ© le laisse, mais fait le tour des Ă©tudes et s’informe des absents. Seul Miagrin Ă©tait sorti. Il le retrouve rangeant les aubes pour les messes du lendemain. Vous n’avez pas entendu appeler dans la Cour des Pluies ? demande-t-il. – Non, Monsieur, » rĂ©pond tranquillement le sacriste. Le lendemain l’abbĂ© Perrotot vient voir Antone. PersuadĂ© que cette indisposition est la suite de la fameuse affaire de tricherie, il explique Ă  la sƓur toute l’aventure. La bonne sƓur Suzanne Ă  son tour, le morigĂšne Il faut accepter les jugements injustes, et les offrir Ă  Dieu pour la conversion des petits enfants du Japon. » Mais cette confiance et ces pieux conseils ne font qu’augmenter le dĂ©goĂ»t d’Antone. L’abbĂ© Perrotot s’en aperçoit et de nouveau relance le SupĂ©rieur ; il lui prĂ©dit de nouveaux malheurs et le pousse Ă  venir encourager son petit dirigĂ©. Le chanoine refuse une visite aussi partiale, il attendra. Le surlendemain, un samedi, lorsque Antone a repris la vie rĂ©guliĂšre, il le fait mander avec son condisciple Georges MorĂšre. L’entrevue est courte. Mes enfants, leur dit-il, au moment d’entrer dans la semaine sainte, la grande semaine oĂč tous les chrĂ©tiens font un retour sur eux-mĂȘmes, j’ai tenu Ă  vous parler Ă  tous deux. Je demande Ă  Dieu qu’il vous Ă©claire et qu’il donne Ă  celui de vous deux qui est coupable, le courage de reconnaĂźtre enfin sa faute. » Il attend quelques secondes, puis sentant MorĂšre prĂȘt Ă  rĂ©criminer, il le contient d’un geste et les renvoie en leur disant Priez. » Tous deux se retrouvent sur le palier. Antone se met Ă  descendre lentement, comme accablĂ©, Georges le suit silencieux. C’est l’occasion pour Antone de se retourner et d’avouer brusquement Ă  son ami Eh ! bien, oui, j’ai trichĂ©, remontons, je vais me dĂ©clarer. » C’est le moment pour Georges d’arrĂȘter Antone et de lui dire Je t’en supplie, ne t’enfonce pas, je te plains tant que je voudrais te sauver. » Tous deux sentent que l’instant est critique et c’est pourquoi tous deux ralentissent le pas. Ils s’attendent. Si seulement il se retournait ! » pense Georges, Si seulement il m’arrĂȘtait de la main ! » songe Antone. Et ils descendent toujours les voici au bas de la derniĂšre marche ; le petit Lyonnais traverse le vestibule, avec peine ouvre la porte de la galerie, hĂ©site un instant encore, puis passe ; Georges passe Ă  son tour et referme le battant. Ni l’un, ni l’autre n’a Ă©tĂ© assez fort pour rompre le silence et maintenant qu’ils ont quittĂ© tous deux la pĂ©nombre de l’escalier, pour la clartĂ© du CloĂźtre, le regret de cette prĂ©cieuse minute perdue les tourmente. Est-il donc si difficile de reconnaĂźtre une faute dĂ©testĂ©e ? Est-il plus difficile de faire un geste gĂ©nĂ©reux ? CHAPITRE XIII – LE BAS FOND Au matin des Rameaux, aprĂšs avoir reçu les buis bĂ©nits, tous les Ă©lĂšves sortent de la chapelle et se rangent Ă  droite et Ă  gauche de la porte, sous les arceaux de la cour du CloĂźtre. Soutenus par Chamouin et Varageon, les deux barytons de la fanfare, ils chantent l’antienne Pueri Hebraeorum », rappelant que les enfants, les premiers, acclamĂšrent le Christ Ă  son entrĂ©e triomphale. Dans la lumiĂšre jeune et fraĂźche de ce matin printanier, cette derniĂšre expression de la joie chrĂ©tienne semble plus vive encore avant les tristesses et les horreurs de la semaine du dĂ©icide. La gelĂ©e blanche achĂšve de fondre sur les herbes de la pelouse et, haut dans le ciel, invisible en plein soleil, une alouette mĂȘle Ă  ces antiennes ses appels joyeusement Ă©perdus. La procession attend prĂšs de la chapelle silencieuse et fermĂ©e. Les petits impatients regardent deux papillons blancs se poursuivre. Le chant de l’antienne s’est tu. Et voici que derriĂšre la porte monte un autre chant d’abord confus et lointain. C’est un emprisonnĂ© qui appelle dans la nef close. Attentif, le collĂšge Ă©coute au dehors les modulations de la voix bientĂŽt Ă©teinte et reprend en chƓur l’hymne liturgique Gloire, louange, honneur Ă  vous, Roi Christ RĂ©dempteur, Vous Ă  qui la noble enfance chanta l’hosanna d’amour. » Et la voix de l’enfermĂ© recommence sa plainte assourdie. Ému soudain de cette cĂ©rĂ©monie, Antone dĂ©tourne la tĂȘte. Il lui semble que la misĂ©rable voix Ă©touffĂ©e par les murs, abandonnĂ©e dans sa prison, implore du secours et que la foule attentive massĂ©e dehors rĂ©pond Ă  son appel et l’encourage par un refrain de salut. S’il comprend mal le sens de l’hymne, il devine une secrĂšte correspondance entre son Ăąme et cette Ăąme dĂ©sespĂ©rĂ©e. Dans l’isolement et le vide immense de son cƓur, lui aussi il appelle Au secours ! » Mais ce cri sonore en retentissant dans sa solitude intime l’effraie lui-mĂȘme. Le diacre s’est approchĂ©, il a pris la grande croix d’argent et en frappe la porte alors les deux lourds battants s’ouvrent et le chƓur entre dans la nef, mais c’est pour retrouver l’autel nu, le prĂȘtre en deuil, et pour psalmodier le lugubre chant de la Passion. Pendant les premiers jours de la Semaine Sainte, Antone tombe dans une tristesse rĂȘveuse de plus en plus lourde. Chaque fois que Miagrin tente de l’approcher, il le repousse. Celui-ci cherche pourtant Ă  le relever, Ă  l’éclairer sur les dangers de son attitude dĂ©couragĂ©e. Antone ne veut rien entendre, il lui rĂ©pond par des sarcasmes, refuse ses consolations, l’évite le plus qu’il peut. Le soir du Vendredi Saint, l’abbĂ© FramogĂ© prĂȘche sur la Passion. TrĂšs grand, la figure osseuse avec deux flammes au fond des orbites, la voix sĂšche et impĂ©rative, il Ă©tonne les enfants plus qu’il ne les Ă©meut. Il insiste sur la figure de Judas il le montre, non comme les peintres et les romanciers, sous les traits d’un homme Ă  la figure rĂ©pugnante et vile, respirant la faussetĂ© et la cupiditĂ©, mais au contraire sous l’aspect d’un jeune homme, ardent patriote, intelligent, beau de corps et de visage. Dans le groupe des disciples c’est un des plus dĂ©terminĂ©s aprĂšs la multiplication des pains, il a tentĂ© de faire Ă©lire roi le Christ ; c’est le plus habile, c’est lui qui tient l’argent de la petite troupe, qui prĂ©pare les relais de leurs incessants voyages ; c’est lui le plus intimement mĂȘlĂ© Ă  la vie du Christ c’est lui qui fait l’aumĂŽne au nom de son MaĂźtre ; c’est lui, sa main droite, la main des pauvres. Aussi la confiance qu’il inspire est telle qu’au moment oĂč le Christ dĂ©clare L’un de vous me trahira, » tous les disciples, loin de le soupçonner, prĂ©fĂšrent douter d’eux-mĂȘmes et demandent avec angoisse, non pas Seigneur, est-ce lui ? » mais Seigneur, est-ce moi ? » Sans transition, le sermonnaire dĂ©clare que des Ăąmes aussi viles peuvent se trouver mĂȘme dans un collĂšge chrĂ©tien, mĂȘme parmi des enfants de douze Ă  dix-huit ans. Il insiste sur la simplicitĂ© du dĂ©icide. Le plus grand criminel que la terre ait vu n’a fait qu’une action en soi peu sanguinaire, il n’a pas torturĂ© sa victime, il n’a eu ni les raffinements d’un NĂ©ron, ni la brutalitĂ© d’un DioclĂ©tien. Tout son crime consiste Ă  avoir dit au Christ MaĂźtre, je vous salue », et Ă  l’avoir embrassĂ© suivant la respectueuse habitude des disciples. Pourtant l’humanitĂ© l’a jugĂ© l’ĂȘtre le plus abject. Pourquoi ? Parce qu’il a trahi le Fils de l’Homme par ce baiser. Toute la Passion, les exĂ©crations de CaĂŻphe, les soufflets des valets, la rage du sanhĂ©drin, Pilate et sa lĂąchetĂ©, HĂ©rode et ses ignominies, les crachats, la flagellation, la couronne d’épines, le portement de croix, le calvaire, tout, jusqu’au dernier coup de lance au cƓur, est l’Ɠuvre de ce traĂźtre, car c’est la consĂ©quence de cette salutation sacrilĂšge et de cet immonde baiser. Un silence de crainte plane sur les enfants et vraiment on peut se demander si l’orateur n’exagĂšre pas lorsqu’il parle de ces enfants de nuit qui enseignent aux autres leur science tĂ©nĂ©breuse Nox nocti indicat scientiam » et qui donnent ensuite dans la communion le mĂȘme baiser de Judas, point de dĂ©part de toutes leurs trahisons, de tous leurs futurs reniements. Pourtant il y a une petite Ăąme en qui toutes ces paroles douloureusement rĂ©sonnent ; elle se rappelle un soir funĂšbre, le soir du livre de Lurel, et un autre plus funĂšbre encore, celui du prĂ©au plein d’ombre oĂč elle sentit la nuit tomber sur elle. Erat autem nox. » En vain l’abbĂ© FramogĂ© parle de ces rĂ©veils merveilleux qui Ă©tonnent les incrĂ©dules eux-mĂȘmes. Il semble, dit-il, que ce sĂ©pulcre enferme Ă  jamais le cadavre de la religion morte, le corps torturĂ© du Christ, mais autour de lui on prie, et, au matin de PĂąques, l’ange du Seigneur descendra et renversera la pierre “Et revolvit lapidem.” Alors le Christ surgira et la pierre renversĂ©e, la pierre du sĂ©pulcre proclamera son triomphe ». Mais ces derniĂšres paroles d’espoir ne pĂ©nĂštrent pas le sombre chaos de pensĂ©es lourdes, de regrets amers, de dĂ©couragement et de craintes d’Antone Ramon, Ă  jamais esclave. Le lendemain, Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, il aborde Miagrin Tu sais, lui dit-il, je veux faire mes PĂąques. – Eh ! bien, fais-les, » rĂ©pond Miagrin. Antone le regarde il y a une telle dĂ©cision dans le ton de sa voix qu’il n’arrive pas Ă  comprendre, il pressent un abĂźme et n’ose se pencher au-dessus. Il ne peut cependant rester sur cette rĂ©ponse pĂ©nible et hasarde Et toi, tu les fais tes PĂąques ? – Bien entendu. – Alors tu te confesses ? – Naturellement. » Cette aisance, ce calme dĂ©montent de plus en plus le petit Lyonnais. Il ne l’interroge plus. Voyons, Antone, reprend brusquement Miagrin, ne fais pas l’imbĂ©cile. Tu comprends aussi bien que moi. Penses-tu que je vais ĂȘtre assez simple pour me cafarder moi-mĂȘme ? Penses-tu que je te conseille d’aller raconter Ă  RibouldƓil que tu as lu le livre de Lurel, que tu as trichĂ©, que tu as menti au SupĂ©rieur ? Et le reste ? Non, mais on n’est pas idiot Ă  ce point-lĂ  ! Je croyais t’avoir Ă©clairĂ©. – Mais alors
, ose dire Antone effarĂ©. – Alors, mon cher, tĂąche de comprendre la vie. Maintenant tu n’es plus un niais. Il faut savoir se dĂ©fendre et ne pas aller soi-mĂȘme Ă  l’abattoir. Te vois-tu leur disant “Vous n’aviez rien vu, rien compris, je vous apporte la vĂ©ritĂ© ; c’est clair, vous n’avez plus qu’à me jeter Ă  la porte !” – Mais alors ma confession
 ma communion. – Ta confession. Et ton pĂšre, il se confesse ? – Oh ! papa
 – Évidemment c’est un homme. Eh ! bien, sois un homme, et dĂ©fends-toi ! AprĂšs tout tu n’as tuĂ© ni ton pĂšre, ni ta mĂšre, tu n’as volĂ© aucun porte-monnaie ? Alors ? Ne va donc pas te dĂ©noncer pour ĂȘtre, comme l’ñne de la fable, le pelĂ©, le galeux, sur qui tout le monde se jette. Et puis vas-tu me cafarder aussi ? – Tu sais bien qu’on ne doit pas donner de noms Ă  confesse et que tout reste secret. – Penses-tu que Perrotot ne t’ordonnera pas de rĂ©parer le tort fait Ă  MorĂšre, de te dĂ©noncer immĂ©diatement, de rompre avec ce camarade anonyme et qu’il ne dĂ©couvrira pas de qui tu lui parles ? – Ah ! je prĂ©fĂ©rerais ne pas faire mes pĂąques. – Ne les fais pas. – C’est vite dit ! Mais tout le monde s’en apercevra et ce sera comme si je disais “C’est moi qui ai trichĂ©.” – Ça c’est sĂ»r. Alors dis que tu es malade, va Ă  l’infirmerie. – Avec la sƓur Suzanne, ça ne servira de rien elle tournera toute la soirĂ©e autour de moi et demain matin sera trop heureuse de me faire communier Ă  sa petite chapelle. – Que veux-tu ? c’est bien malheureux que tu veuilles rester bĂ©bĂ© ! – Moi, je ne m’explique pas comment tout le monde te prend pour un modĂšle
 – Parce que je ne suis pas assez riche pour ĂȘtre libre ni assez bĂȘte pour me faire mettre Ă  la porte. Je ne suis pas comme toi, mon cher Antone. Si on te renvoie, tu iras dans un autre collĂšge voilĂ  tout. Mais moi
 Ah ! si tu savais ce que je sais
 tu ne dirais rien, tu ne te ferais pas tant de bile, et tu ferais tes PĂąques comme tout le monde. – Ça, non, jamais, jamais, je ne peux pas
 » Antone, acculĂ©, se rĂ©volte, il a trop de gĂ©nĂ©rositĂ© pour ne pas rĂ©pugner d’instinct Ă  toutes ces combinaisons d’esclave sournois et dĂ©pravĂ©. Soit ! dit Miagrin, viens, je vais te donner un moyen de tout concilier. Ça n’est pas bien malin. D’abord fais ton billet de confession Ă  Perrotot et quand on te l’apportera, reste en Ă©tude
 » Et il l’emmĂšne un peu Ă  l’écart pour lui parler Ă  voix basse. Il faut dire que du coup la joie remonte au visage d’Antone en mĂȘme temps que ses yeux expriment une grande admiration pour son camarade. Cette facilitĂ© de rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s l’étonne. En le quittant il tombe sur Georges MorĂšre qui l’observait de loin. Est-ce qu’on peut causer un moment ? » lui dit son ancien ami. C’était la premiĂšre fois depuis l’affaire de la narration qu’il lui adressait la parole en particulier. Que me veux-tu ? rĂ©pond Antone, la figure dĂ©fiante et l’attitude dĂ©jĂ  batailleuse. – Tu crois que je te hais, rĂ©pond Georges, non, je te plains. » Antone hĂ©site, puis soudain murmure Ă  voix basse C’est ta faute. » À ce moment accourt Miagrin qui depuis un mois n’abandonne jamais son esclave Viens voir, Antone. » Sa voix est brĂšve, impĂ©rieuse. Docile Antone le suit Que vas-tu faire avec MorĂšre ? lui dit-il, tu ne vois pas qu’il va te tirer les vers du nez ? Tous ceux qui sont pour toi finiront par croire que c’est lui qui a raison. » Georges reste surpris de ce brusque enlĂšvement. Ses soupçons se confirment C’est Miagrin qui le soutient. » CHAPITRE XIV – PÂQUES TRISTES Enfin c’est le matin de PĂąques. Le gai rĂ©veil dans l’aube claire d’une belle journĂ©e, la joie des enfants envahis par les bonheurs multiples de la rĂ©surrection aprĂšs les tristesses de la semaine sainte, de la libĂ©ration des travaux scolaires, de l’arrivĂ©e des vacances printaniĂšres. PĂąques, c’est la porte triomphale que tous, parents et maĂźtres, ouvrent devant eux. Aussi le recueillement de cette premiĂšre heure du jour n’a rien de monastique. Des prĂ©occupations de toilette se mĂȘlent, il faut l’avouer, aux sentiments religieux, et la vision du dĂ©jeuner plus copieux et plus fin aux splendeurs des grands souvenirs religieux. Beaucoup d’élĂšves s’habillent en hĂąte pour descendre Ă  la sacristie, revĂȘtir les soutanelles rouges et les aubes d’enfants de chƓur. Miagrin qui est pourtant maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » est le moins fĂ©brile. Soudain on entend un Ă©clat de rire au lavabo oĂč les troisiĂšmes se bousculent. Qu’est-ce que c’est ? interroge le surveillant Ă  qui l’abbĂ© Levrou demandait un enfant pour sa messe. – Ramon a failli s’étrangler, rĂ©pond CĂ©zenne. – Comment cela ? – Monsieur, en me lavant la bouche, je me suis engorgĂ©. – Vous n’avez pas avalĂ© d’eau au moins. – Si, Monsieur, un peu. – Bah ! si peu que ça ne compte pas ! une goutte peut-ĂȘtre, n’est-ce pas ? » Antone ne rĂ©pond pas il craint de se dĂ©couvrir en affirmant trop vivement qu’il a dĂ» absorber une bonne gorgĂ©e d’eau ; et en mĂȘme temps il a grand peur qu’on lui dise C’est insignifiant, vous pouvez communier ! » Son embarras Ă©meut l’abbĂ© Levrou. Toujours aussi Ă©tourdi ! lui dit-il. Enfin ne vous troublez pas. Vous avez avalĂ© une gorgĂ©e d’eau, n’est-ce pas ? – Oui, Monsieur l’abbĂ©, je crois
 – Eh bien ! vous communierez demain matin, Ă  ma messe, voilĂ  tout. TĂąchez de ne pas trop vous dissiper aujourd’hui. » Et il profite de la circonstance pour l’emmener immĂ©diatement comme servant. Antone le suit, tout interdit. Du moins il ne restera pas seul Ă  son banc, alors que tous ses camarades iront Ă  l’autel ; il ne verra pas communier Miagrin l’hypocrite, Miagrin le corrupteur. L’abbĂ© Levrou doit partir de bonne heure pour prĂȘcher Ă  AmbĂ©rieu. Aussi dit-il sa messe Ă  la chapelle de l’Infirmerie. Il n’y a pas de malades, car c’est la veille des vacances. De cette chambre solitaire et froide, Ă  force de soins mĂ©ticuleux, Antone Ă©coute le chant lointain des cantiques et de l’orgue, comme une rumeur souterraine dont vibre toute la maison. Debout Ă  la gauche de l’autel, triste de se voir isolĂ© comme une brebis contaminĂ©e, il entend l’abbĂ© Levrou lire d’un ton un peu trop dramatique l’évangile des Saintes Femmes. Et dicebant ad invicem Quis revolvet nobis lapidem
 Et respicientes viderunt revolutum lapidem. » Il comprend mal cette page latine lue un peu vite. Pourtant cette pierre qui ferme l’entrĂ©e du sĂ©pulcre, cette pierre Ă  rouler qui tourmente les trois femmes, l’abbĂ© FramogĂ© en parlait avant-hier le souvenir s’en rĂ©veille dans l’esprit d’Antone et l’application surtout s’impose Ă  lui. Ah ! s’il avait eu le courage de se confesser, en ce jour de PĂąques, la pierre qui l’écrase aurait roulĂ© loin de lui ! Il voit alors l’abbĂ© qui le regarde et semble attendre. C’est vrai il faut qu’il rĂ©ponde Laus tibi Christe ». Il ne sait plus, il se reprend et murmure n’importe quoi Et cum spiritu tuo ». L’abbĂ© revient au milieu de l’autel avec un long soupir et un lĂ©ger haussement d’épaules qui signifie clairement Quel Ă©tourdi ! » AprĂšs sa messe, tandis qu’il descend au rĂ©fectoire, il demande Ă  Antone d’aller lui chercher sa sacoche Ă  sa chambre et de bien refermer la porte Ă  clef. Ceux qui ont Ă©tĂ© au collĂšge, savent combien les Ă©lĂšves se rĂ©jouissent du moindre service que leur demande un professeur. Antone se hĂąte, il lui semble qu’il a gagnĂ© un peu la confiance de l’abbĂ© Levrou. Vous ne vous ĂȘtes pas trompĂ©, lui crie ce dernier en l’apercevant, ce n’est pas ma malle, ni le seau Ă  charbon que vous m’apportez ? Non, allons, un bon point. » L’abbĂ© voudrait bien lui parler de MorĂšre, mais il est trĂšs pressĂ©, et il craint de forcer la note cependant tout en avalant Ă  la hĂąte son bol de cafĂ©, il l’interpelle de son ton toujours un peu familier, un peu ironique Dites donc, mon petit, j’espĂšre que ça va finir aujourd’hui, cette histoire avec MorĂšre vous n’ĂȘtes pas obligĂ© de vous embrasser, mais enfin il ne faudrait pas vous regarder comme deux chiens de faĂŻence. Vous n’ĂȘtes pas un mauvais garçon, lui n’est pas un tigre. Allons, profitez de votre journĂ©e pour rejeter le mauvais pain fermentĂ©, moisi, comme dit saint Paul, et devenez bon comme du bon pain. Donnez-moi ma sacoche. Merci. » Et l’abbĂ© Levrou est dĂ©jĂ  en route, laissant derriĂšre lui Antone effarĂ©. La journĂ©e est toute ensoleillĂ©e. Les marronniers de la cour commencent Ă  dĂ©velopper leurs bourgeons qui, dans les rayons du matin, vibrent comme des essaims d’abeilles. Au loin le Revermont s’estompe d’une lĂ©gĂšre brume toute pĂ©nĂ©trĂ©e de lumiĂšre et, prĂšs de la Reyssouze, les peupliers et les trembles sont pleins de chamaillis d’oiseaux. À neuf heures l’orphĂ©on est Ă  la tribune pour la grand’messe solennelle, avec les flĂ»tes, les violons, et le piano qui remplace les harpes. L’abbĂ© ThiĂ©baut, claquant du pouce, fait entonner le Kyrie du pape Marcel, puis la sĂ©quence VictimƓ Paschali laudes », puis le Credo de la messe vraiment royale de Dumont, pendant que Jean Gallois, le meilleur pianiste, fait ricocher des arpĂšges, monte et descend des gammes chromatiques, saute d’accord en accord ou Ă©parpille les longues tenues en trilles indĂ©finiment perlĂ©s ; enfin c’est la vieille cantate HĂŠc est dies » d’un rythme un peu trop dansant, mais trĂšs populaire en ce traditionnel collĂšge. Toute cette joie ne rĂ©sonne pas dans l’ñme d’Antone. Il ne s’est pas confessĂ© et il lui faut demain faire ses PĂąques. À midi, il assiste Ă  la cĂ©rĂ©monie des poulets. Chaque table apporte le sien Ă  un professeur qui gravement le dĂ©coupe ; et les Ă©lĂšves comparent malignement l’habiletĂ© respective des divers couteaux. Puis paraissent les Ăźles flottantes », entremets sucrĂ©s, occasion de disputes et d’éclaboussures. Mais Antone ne participe guĂšre Ă  cette dĂ©tente des corps, Ă  cette reprise de la cuisine moins fade au lendemain du carĂȘme il songe qu’il lui faut demain faire ses PĂąques. AprĂšs midi, il revient Ă  la chapelle pour les vĂȘpres. Psaumes en faux-bourdon, Magnificat, en musique », Regina cƓli » de fantaisie, rappelant des airs de trompe, coup de soleil Ă  travers les vitraux jetant des taches multicolores sur les tĂȘtes blondes des premiers bancs, rien ne rĂ©veille son attention. Cependant il a un sursaut lorsqu’au Magnificat il voit le maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » et le thurifĂ©raire, s’avancer d’un pas Ă©gal, flĂ©chir en mesure les genoux devant l’autel, ensemble incliner leur front devant le cĂ©lĂ©brant pour l’encenser, toujours unanimes saluer le SupĂ©rieur, puis revenir cĂŽte Ă  cĂŽte face au collĂšge dans leur dĂ©marche grave et harmonieuse ; il s’irrite, car ces deux frĂšres jumeaux, ces deux archanges, semble-t-il, c’est Georges MorĂšre et Modeste Miagrin. D’un lĂ©ger mouvement de doigts Miagrin balance l’encensoir vers les Ă©lĂšves de droite, puis vers ceux de gauche, et Antone croit apercevoir derriĂšre les chaĂźnettes cliquetantes un demi-sourire et comprendre dans l’encensement prolongĂ© comme une flatterie mystĂ©rieuse et sacrilĂšge. L’encensoir s’abaisse, d’une lente inflexion du cou les deux lĂ©vites saluent gravement, et s’en retournent Ă  l’autel ; et nul n’oserait mettre de diffĂ©rence entre ces deux congrĂ©ganistes, si parfaits, si exemplaires, si intimement pĂ©nĂ©trĂ©s du respect de leurs fonctions sacrĂ©es ; nul, sauf Antone, qui sent un profond dĂ©goĂ»t lui monter aux lĂšvres et qui baisse son front, lourd de cette pensĂ©e il lui faut demain faire ses PĂąques. Les vĂȘpres chantĂ©es, on part pour la promenade, la derniĂšre promenade du trimestre. Qu’importe la route ! tous ces yeux d’enfants ne voient dĂ©jĂ  plus le paysage oĂč ils se meuvent, mais dans leur imagination se dresse comme un théùtre magique. Pour Marcel Sorin, c’est Saint-Étienne-du-Bois et sa combe au souple tapis de prairies ; pour Leroux, la dĂ©licieuse vallĂ©e du Suran ; pour Gendrot, le clocher octogone de Saint-AndrĂ© de BagĂ© ; pour Aubert, une ferme isolĂ©e entourĂ©e de trognards et de bouleaux, prĂšs d’un Ă©tang oĂč les nuages viennent se regarder en rĂȘvant ; pour Tahuret, une maison bourgeoise adossĂ©e Ă  la montagne de granit ; pour d’autres, un coin du Valromey oĂč tombe la poussiĂšre blanche d’une haute cascade, ou bien un plateau pelĂ© broutĂ© par des chĂšvres, mais d’oĂč l’on voit le soleil se lever derriĂšre le Grand-Colombier ; sites familiers, paysages des jeux de vacances, dĂ©cor qui charma les premiers regards, et toi, maison bĂ©nie de leur enfance, oĂč vivent les figures bien-aimĂ©es ! Seul Antone Ramon ne sent pas son cƓur bondir Ă  la pensĂ©e de revoir les gracieuses tours de FourviĂšres et le profond appartement de la place Bellecour ; un souci le hante il lui faut demain faire ses PĂąques. Maintenant l’habiletĂ© de Miagrin lui semble puĂ©rile et nulle ; car la vie scolaire est si rĂ©guliĂšre que toute infraction Ă  la rĂšgle, toute dĂ©rogation aux usages, toute abstention des exercices communs se remarque, s’explique et doit se rĂ©parer. Il est dans une impasse. Alors il se rappelle sa premiĂšre escapade, cette nuit oĂč Trophime Beurard l’a emmenĂ© dans le potager. Oui, mieux vaut se sauver ce soir, se laisser glisser de l’autre cĂŽtĂ© du mur, et rentrer Ă  Lyon dĂšs cette nuit. Mais n’est-ce pas un aveu ? Comment sera-t-il reçu par ses parents ? Maintenant qu’il a l’uniforme, le laissera-t-on passer Ă  la gare ? Il devra accumuler mensonges sur mensonges, et il envie l’aisance de Monnot Ă  se mouvoir dans ces perpĂ©tuelles difficultĂ©s. Vers six heures, le collĂšge rentre en Ă©tude ; les Ă©lĂšves doivent garder le silence, mais peuvent s’occuper comme ils l’entendent la plupart lisent quelque volume empruntĂ© ou rangent leur bureau. Antone achĂšve d’empaqueter les livres qu’il rapporta naguĂšre de Lyon. Il songeait moins Ă  lui qu’à Georges, alors
 Depuis, que d’évĂ©nements ! que de changements ! Ah ! si l’abbĂ© Perrotot n’avait pas Ă©tĂ© si confiant ; si son pĂšre, sa mĂšre, ses tantes, si tout le monde ne lui avait pas criĂ© Tu es incapable de mentir, tu es un innocent ! » il aurait peut-ĂȘtre avouĂ©, et il ne serait pas ce soir emmurĂ© dans le cachot Ă©touffant de ses mensonges. CHAPITRE XV – QUIS REVOLVET LAPIDEM ? À la fin de cette journĂ©e de compression et d’angoisse monte en son Ăąme un vague dĂ©sir de s’évader de cette geĂŽle secrĂšte, de s’arracher de dessous cette lourde masse. TantĂŽt il s’irrite non, il ne fera pas des PĂąques sacrilĂšges il ira trouver le PĂšre Levrou et lui dira nettement, sans explication Je ne veux pas communier ; laissez-moi tranquille. » TantĂŽt il s’effraie de cette dĂ©marche. Qu’en pensera l’abbĂ© ? Ne va-t-il pas m’accabler de questions ? » Alors il entrevoit la nĂ©cessitĂ© de tout lui avouer, et le voici arrĂȘtĂ©. Le poids Ă  soulever est trop lourd. OĂč trouver le courage de reparaĂźtre devant ses camarades, aprĂšs avoir reconnu qu’il les a tous trompĂ©s ? Que dire Ă  ses partisans, Ă  Henriet, Ă  CĂ©zenne, Ă  Gendrot, Ă  Beurard, Ă  Émeril ? Bah ! on le mettra Ă  la porte, il n’aura rien Ă  leur dire. C’est vrai, mais comment supporter la colĂšre et les reproches de son pĂšre, de sa mĂšre, de ses tantes ? Il Ă©prouve une triste joie dans son abaissement Ă  savoir son prĂ©cepteur disparu. Il n’aura pas Ă  rougir devant l’abbĂ© Brillet, qui l’a formĂ©, qui fut sa conscience vivante, qui fondait sur lui tant d’espĂ©rances, qui est mort en prononçant son nom. L’heure avance. Tout en rangeant, il flotte de l’horreur du sacrilĂšge Ă  la terreur de l’aveu. Ah ! si on ne lui demandait pas de se dĂ©noncer, de rĂ©parer, peut-ĂȘtre avouerait-il ? Il n’a pas l’air mĂ©chant, le PĂšre Levrou ! Et puis il ne sera pas Ă©tonnĂ©, il doit bien se douter de quelque chose. Oui, il se confesserait, il dirait tout
 tout ! et s’en irait en vacances, le cƓur allĂ©gĂ©. » Encore une demi-heure, et l’étude sera finie ce sera trop tard. Non, il n’ose pas, et son cƓur se tourmente. Il cherche un moyen terme forcer le PĂšre Levrou au silence et ne pas communier. Il a trouvĂ© ! Comment n’y a-t-il pas pensĂ© plus tĂŽt ? il se confessera et lui dĂ©clarera aussitĂŽt aprĂšs, qu’il ne veut pas se dĂ©noncer, par consĂ©quent qu’il est inutile de lui donner l’absolution et la communion. La voilĂ  la solution ! Il ne lui faut plus qu’un prĂ©texte pour sortir. Justement il ne m’a dit ni oĂč, ni quand il dit sa messe. Je vais l’avertir que je pars de bonne heure. » Maintenant que tout s’agence au grĂ© de son dĂ©sir, il hĂ©site, il n’a plus qu’un quart d’heure et il atermoie. Brusquement il se rappelle que le PĂšre Levrou doit officier au salut, s’il veut le voir il ne lui reste que dix minutes. Alors il se lĂšve de son banc, court au bureau du surveillant, demande la permission et sort de l’étude. Le voici au premier Ă©tage, dans la galerie prĂšs de la chambre de l’abbĂ©. Son cƓur bat Ă  se rompre. Pourtant sa visite n’a rien d’extraordinaire ; pourquoi avoir peur ? Il ouvre la premiĂšre porte, traverse une sorte de vestibule obscur et frappe discrĂštement Ă  la seconde porte Entrez ! fait une grosse voix chantante. C’est vous, Antone Ramon, qu’est-ce que vous avez encore oubliĂ© ? Votre tĂȘte ? Vos oreilles ? – En tout cas, ce n’est pas sa langue ! » riposte l’abbĂ© Russec. L’abbĂ© Russec est lĂ . Quelle dĂ©ception ! Antone espĂ©rait trouver le PĂšre Levrou seul ! La fatalitĂ© s’acharne sur lui. Tant pis, il sombrera ! Je venais vous demander, rĂ©pond-il en balbutiant, Ă  quelle heure est votre messe ? – Ah ! vous avez peur que je vous fasse manquer le train ? s’écrie l’abbĂ© d’un air railleur, tandis que son confrĂšre rit Ă  gorge dĂ©ployĂ©e. – Eh bien, Ă  quatre heures et demie, sera-ce assez tĂŽt ? » Et il continue de rire. L’enfant se balance sur ses hanches, comme une barque agitĂ©e par un violent remous. C’est peut-ĂȘtre trop tĂŽt, poursuit la voix ironique. À six heures, ça vous convient-il ? Bon. Nous monterons Ă  la chapelle de l’infirmerie. C’est entendu. – Merci, Monsieur l’abbĂ©. » Antone intimidĂ© se retire gauchement en se redisant intĂ©rieurement Tant pis ! » DĂ©jĂ  il a refermĂ© la porte derriĂšre lui et se retrouve dans le tĂ©nĂ©breux vestibule lorsque la voix de l’abbĂ© Levrou le rappelle Antone ! Antone ! » Il rentre aussitĂŽt et demande d’un ton accablĂ© Monsieur ?
 – Est-ce que vous avez Ă©tĂ© sage aujourd’hui ? – Oui, Monsieur. – Vous ne dites pas cela d’un ton bien assurĂ©, » reprend le prĂȘtre plutĂŽt par lĂ©gĂšre taquinerie que par sĂ©rieuse enquĂȘte. Mais tandis qu’il le regarde, il voit que l’enfant baisse le front et quoiqu’il n’aperçoive pas ses yeux, il devine comme une larme Ă  ses paupiĂšres ; d’un regard il fait signe Ă  l’abbĂ© Russec qui se retire prĂ©cipitamment sous le prĂ©texte de se prĂ©parer au salut. Une fois seul en face de l’enfant Mon petit, dit l’abbĂ© Levrou, vous avez quelque chose qui vous gĂȘne. » Il lui a pris la main qu’il sent trembler dans la sienne et devine plutĂŽt qu’il n’entend la voix implorante lui avouer Je ne me suis pas confessĂ©. » Merveille unique Ă  remplir d’étonnement les penseurs, quelle que soit leur religion, qu’il puisse se trouver des hommes pour diriger les consciences, non pas de haut et de loin, mais penchĂ©s sur chacune d’elle, Ă©coutant leurs intimes confidences ! Mais prodige plus admirable encore, que cette fonction puisse s’exercer auprĂšs de l’enfant Ă  l’ñge oĂč justement se forme sa volontĂ©, et qu’un prĂȘtre puisse recevoir ce que n’obtiendra jamais ni le pĂšre, ni la mĂšre. Quel levier pour l’éducation ! Et comment tous ceux qui rĂȘvent de former l’humanitĂ© selon leur idĂ©al n’en seraient-ils pas jaloux ? L’abbĂ© Levrou tout Ă  l’heure jovial et sarcastique laisse brusquement ses plaisanteries, son laisser-aller aprĂšs la fatigue de la journĂ©e, il redevient grave, attentif, amical, affectueux. Dans la chambre de tout prĂȘtre il y a un prie-Dieu pour les genoux repentants. Il y attire Antone, entre son bureau et sa bibliothĂšque, et murmure Restez lĂ , je vais chercher votre directeur. » Mais Antone lĂšve vers lui des yeux suppliants et brillants de larmes. 
 À moins que vous ne prĂ©fĂ©riez ?
 » L’enfant fait un geste d’assentiment. Et le prĂȘtre s’asseoit sur sa chaise prĂšs du prie-Dieu. À ce moment un pas retentit dans la galerie. Dites le Confiteor, » lui ordonne-t-il, pendant qu’il va demander au prĂ©fet de discipline de le faire remplacer pour le salut. L’abbĂ© Russec accepte sans une observation, tellement la chose lui semble naturelle. Maintenant le PĂšre Levrou est prĂšs d’Antone agenouillĂ©, il lui prend la tĂȘte dans son bras gauche Eh ! bien, mon enfant. – Mon pĂšre, j’ai trichĂ©, murmure Antone. – Voyons pourquoi avez-vous trichĂ© ? » demande affectueusement le prĂȘtre. Antone est un peu Ă©tonnĂ©. Était-ce simplement pour la gloire de lire un devoir en public ? » Antone ne rĂ©pond pas. Je suis certain, reprend l’abbĂ©, que vous n’avez pas obĂ©i Ă  ce sentiment de basse vanitĂ©. Voyons, il n’y a pas un peu de rancune, de froissement ? » Antone se sent dĂ©couvert, pĂ©nĂ©trĂ© ; en mĂȘme temps il comprend si clairement le dĂ©sir du prĂȘtre de lui faire du bien qu’il se laisse aller il avoue, il avoue sa dĂ©ception, sa jalousie furieuse, son amitiĂ© tournĂ©e en haine, puis ses conversations mauvaises, ses lectures, et alors, plein de trouble, sur de nouvelles questions, il reconnaĂźt qu’il a rencontrĂ© de pires condisciples, qu’il a cĂ©dĂ© Ă  de mauvaises suggestions. Le tout est obscur, car il sait qu’il ne doit pas mĂȘler de dĂ©nonciations Ă  ses aveux personnels. Mais l’abbĂ© qui sent cette petite Ăąme toute frissonnante, se garde bien de l’interrompre, il la laisse se vider, Ă©puiser pour ainsi dire toutes ces eaux qui l’étouffaient, qui la noyaient et l’écoute sans protester. C’est tout, mon pĂšre. » Bien, mon enfant. » Ce Bien » semble bizarre aprĂšs de tels aveux ; Antone a peur, il reprend. Mon pĂšre ?
 – Vous avez encore quelque chose qui vous gĂȘne, mon enfant ? – Mon pĂšre, ne me donnez pas l’absolution ! – Pourquoi, mon enfant ? – Parce que je ne peux pas me dĂ©noncer, mais je ne voulais pas faire un sacrilĂšge en communiant. » L’abbĂ© Levrou ne se trouble pas. Il serre davantage la tĂȘte d’Antone dans son bras et penchĂ© sur lui, murmure Vous ĂȘtes venu me trouver, mon cher enfant, vous vous ĂȘtes confessĂ© bien sincĂšrement, n’est-ce pas ? bien simplement ; savez-vous que vous avez Ă©tĂ© trĂšs courageux ? Oui, c’est bien, et je remercie Dieu de vous avoir donnĂ© une telle force, une telle grĂące. Maintenant, voyons, voulez-vous recommencer toutes ces vilaines actions ? – Oh ! non. – Eh bien, alors ? – Mais je ne peux pas me dĂ©noncer, j’aime mieux partir demain et ne plus revenir ici. – Au moins seriez-vous dĂ©cidĂ© Ă  laisser une lettre d’aveu et de repentir pour le SupĂ©rieur ? – Oh ! pourvu que je ne sois pas lĂ , ça m’est Ă©gal ! – C’est dĂ©jĂ  une solution. Pourtant, Ă©coutez-moi, et ne vous troublez pas. Vous ne ferez que ce que vous voudrez, personne ne peut vous faire violence, et moi moins que personne. J’examine avec vous. Voyons, vous avez fait tort Ă  Georges MorĂšre, lui en voulez-vous encore ? » Antone fond en larmes Non, dit-il, je suis trop malheureux. » L’abbĂ© s’arrĂȘte et le laisse pleurer, puis Écoutez-moi bien. Je suppose qu’il vous dise “Je te pardonne tout le mal que tu m’as fait !” ; accepteriez-vous la rĂ©conciliation ? – Oh ! moi, je veux bien, mais lui ne voudra pas. – Mon petit, il le veut, il n’aurait pu faire ses PĂąques ce matin, s’il ne vous avait pardonnĂ© sincĂšrement. Tout serait donc rĂ©glĂ© de ce cĂŽtĂ©. Maintenant, vous avez montrĂ© une longue obstination, inexplicable si vous n’aviez Ă©tĂ© poussĂ© par un mauvais camarade. Êtes-vous dĂ©cidĂ© Ă  rompre avec lui ? – Oui, mon pĂšre. – À ne plus jamais l’écouter ? – Oui, mon pĂšre. – TrĂšs bien, mon petit Antone. Il ne reste plus qu’un point Ă  dĂ©cider. » L’abbĂ© se recueillit, il sentait qu’il abordait le plus rude de la tĂąche. Comprenez-vous, poursuivit-il, que vous avez failli Ă  l’égard de vos condisciples, de Monsieur le SupĂ©rieur, de vos parents, aussi bien qu’à l’égard de Georges MorĂšre et de sa famille ? » Antone se prend Ă  sangloter, c’est Ă©videmment le poids qu’il sent le plus lourd, le bloc qui lui semble impossible Ă  soulever. Comprenez-vous, continue le prĂȘtre, que vous mĂ©ritez une punition ? – Oui ! murmure l’enfant. – Vous acceptez de ne plus revenir ici, je vous propose quelque chose de moins compliquĂ©. Si vous m’en donnez la permission, – vous m’entendez bien – j’enverrai Georges MorĂšre chez Monsieur le SupĂ©rieur
 Écoutez-moi jusqu’au bout il lui dira que vous ĂȘtes prĂȘt Ă  avouer votre faute, il intercĂ©dera pour vous, et demandera qu’on soit indulgent, et Monsieur le SupĂ©rieur ne vous infligera qu’une retenue de vacances. » Antone ne pleurait plus, il Ă©coutait de toute son Ăąme, retenant presque son souffle, visiblement inquiet, attendant la suite. Alors, vous Ă©crirez Ă  vos parents une lettre d’excuses que je porterai moi-mĂȘme. Ne craignez rien, je les disposerai Ă  vous recevoir comme l’enfant prodigue. – Mais, Monsieur le SupĂ©rieur ?
 fit Antone repris par les sanglots et ne pouvant achever. – Évidemment, il fera part Ă  vos camarades de votre aveu et de votre punition. – Ah ! » soupira l’enfant effrayĂ©. L’abbĂ© eut peur il voyait Antone se mordre les lĂšvres et garder le silence ; c’était l’instant critique. Bah ! reprit-il, qu’est-ce qui va se passer ? D’abord, vous n’y serez pas, puisque vous me servirez ma messe, et puis soyez sĂ»r que le SupĂ©rieur vous fĂ©licitera devant la classe de la franchise de vos aveux et de votre courage Ă  rĂ©parer votre faute. LĂ -dessus, tout le monde s’en ira en vacances et tout sera oubliĂ©. Georges MorĂšre au retour, si je le lui dis, sera le premier Ă  vous bien accueillir. Si vous acceptez, comme vous rĂ©parez ainsi le scandale, je vous donne la sainte absolution, vous redevenez le petit Antone de naguĂšre, et demain matin en communiant joyeusement, vous remercierez le Christ de vous avoir arrachĂ© Ă  la puissance du dĂ©mon. » Antone est tout stupĂ©fait de voir avec quelle bonhomie, quelle simplicitĂ©, et quel dĂ©vouement ce bon abbĂ© Levrou le dĂ©gage du chaos de ruines qui l’accablaient. Il accepte, il veut demander pardon Ă  Georges MorĂšre. Il est si heureux d’ĂȘtre dĂ©livrĂ©, qu’il refuse le secours de MorĂšre, et veut aller lui-mĂȘme tout avouer au SupĂ©rieur. Enfin le prĂȘtre se recueille et lorsqu’il a prononcĂ© les paroles de l’absolution Pour pĂ©nitence, lui dit-il, vous rĂ©citerez la belle priĂšre Ă  Saint-Michel “Sancte Michael Archangele defende nos in praelio”, et vous lui demanderez avec ferveur de refouler en enfer Satan et les autres Esprits mauvais qui rĂŽdent Ă  travers l’univers pour la perdition des Ăąmes “Satanam aliosque spiritus malignos qui ad perditionem animarum pervagantur in mundo
” » Le lendemain matin, aussitĂŽt aprĂšs la messe, le SupĂ©rieur entrait dans l’étude des troisiĂšmes tout Ă©tonnĂ©s Mes chers enfants, leur dit-il, il s’est passĂ© naguĂšre un scandale trop grave, pour que je vous laisse partir sans vous en rĂ©vĂ©ler les suites. Un de vos camarades, Antone Ramon, aprĂšs avoir trichĂ© en composition, obstinĂ©ment a niĂ© sa faute, accusant Georges MorĂšre de dĂ©nonciation calomnieuse. Hier soir, cĂ©dant bien tard Ă  de meilleurs sentiments, il est venu dans ma chambre s’avouer coupable. Son aveu volontaire, sa franche acceptation des plus sĂ©vĂšres punitions, la supplication de ses maĂźtres m’empĂȘchent de prononcer son renvoi. Antone Ramon sera privĂ© de deux jours de vacances. » Un murmure d’étonnement court sur tous les bancs. Le SupĂ©rieur poursuit Si grande que soit sa faute, j’espĂšre que vous comprenez tout le courage dont il a fait preuve en venant me l’avouer. Je l’espĂšre aussi, en bons camarades, vous Ă©viterez de divulguer cette pĂ©nible histoire, et saurez lui montrer par votre bienveillance, que, si vous avez l’horreur du mensonge, vous lui savez grĂ© de son Ă©clatante rĂ©paration et lui rendez votre estime. » Tous les yeux se tournent vers la place de Ramon, elle est vide. Georges MorĂšre Ă©coute, stupĂ©fait ; de l’autre cĂŽtĂ© de l’étude, Modeste Miagrin dĂ©vore cet affront en silence et se demande comment a pu se produire une pareille rĂ©volution, Ă  son insu, entre sept heures du soir et six heures du matin. La lutte dorĂ©navant est engagĂ©e entre lui et Georges MorĂšre ; l’un des deux certainement partira ; sera-t-il obligĂ©, dĂšs ce matin, d’user de ses derniĂšres armes ? Antone l’a-t-il dĂ©noncĂ© ? Presque aussitĂŽt Georges est appelĂ© par l’abbĂ© Levrou. En entrant dans la chambre de son directeur, il aperçoit Antone la mine confuse qui se jette sur lui en murmurant Georges, je te demande pardon
 – C’est bien, mon petit, interrompt l’abbĂ©, donnez-vous une poignĂ©e de main et que tout soit oubliĂ© ! – Oh ! moi j’oublie tout, rĂ©pond Georges MorĂšre, mais c’est ma pauvre maman ! – Allons ! allons ! pas de restriction, riposte le prĂȘtre, le pardon doit ĂȘtre plein. Antone a rĂ©parĂ© sa faute, si vous ne voulez pas ĂȘtre amis comme jadis, au moins soyez bons camarades. » MalgrĂ© sa honte, Antone Ramon ose lever les yeux vers Georges ; cherche-t-il encore un reste d’amitiĂ© ? Moi, dit MorĂšre, je ne demande plus Ă  ĂȘtre ton ami, je te demande seulement de ne plus accepter que Miagrin le soit ! » Antone froissĂ© de cette indiffĂ©rence et craignant des rĂ©vĂ©lations indiscrĂštes se hĂąte de riposter. Je n’ai pas le droit d’oublier les services qu’il m’a rendus. – Quels services ? » demande l’abbĂ© Levrou. À ce moment Luce Aubert vient prĂ©venir MorĂšre que l’appel pour Meximieux est fait. Antone continue C’est Miagrin qui en me prenant le roman de Lurel, m’a sauvĂ© du renvoi. – Lui, il a osĂ© te raconter cela ? Tu peux lui dire qu’il est un rude menteur. – Qui est-ce alors ? demande Antone. – Mais, c’est moi. – Voyons, Georges, hĂątez-vous de descendre, interrompt l’abbĂ© Levrou, vous allez manquer votre train. Dites Ă  vos parents que je ne puis les voir Ă  midi comme c’était convenu, mais seulement ce soir. – Ah ! si j’avais su, » murmure Antone avec dĂ©sespoir. CHAPITRE XVI – L’ART DE DÉFORMER LES CONSCIENCES En descendant Ă  la gare de Lyon, l’abbĂ© Levrou aperçut, au milieu des parents, deux grandes dames coiffĂ©es de capotes roses assez extravagantes. Elles se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt vers lui. Et Tonio ? OĂč est Antone ? Qu’avez-vous fait d’Antone ? – Il ne vient pas aujourd’hui, Mesdames. – Il ne vient pas ! Il est malade ? Ah ! le pauvre petit !
 C’est grave ?
 Pourquoi ne sommes-nous pas prĂ©venues ? Son pĂšre et sa mĂšre sont Ă  Nice ! Qu’allons-nous devenir, Mimi ?
 Nous devions les rejoindre ce soir. Ah ! mon Dieu ! que faire ? Envoyer un tĂ©lĂ©gramme ? Ça va en faire un coup Ă  CĂ©leste ! Le pauvre petit ! À quelle heure le prochain train pour Bourg ? C’est cela, allons Ă  Bourg ! » L’abbĂ© eut bien de la peine Ă  les empĂȘcher de reprendre le train d’une heure 18, en leur affirmant qu’Antone n’avait pas l’ombre d’une indisposition. Comme il avait des choses assez confidentielles Ă  leur dire, les deux tantes rentrĂšrent avec lui place Bellecour. Mais pourquoi n’est-il pas venu avec les autres ? – Vous connaissez sans doute, mesdames, l’histoire de la composition française et cette affaire de tricherie ?
 – Si nous la connaissons ! Quand je pense qu’on a osĂ© mettre en doute la parole de Tonio ! Permettez, Monsieur l’abbĂ©, si c’était mon enfant Ă  moi, vous m’entendez, il ne serait pas restĂ© dans votre maison une heure de plus, une minute de plus. – Soupçonner Antone, reprend tante Mimi, un enfant qui n’a jamais menti ! – Eh bien ! Madame, il aura menti une fois. – Comment mentir ! jamais un Ramon n’a menti. Ah ! Monsieur l’abbĂ© ! vous ne savez pas quel bonheur vous avez de ne pas avoir dit cela Ă  mon frĂšre. – Il aurait fait un malheur ! dĂ©clare tante Mimi, la figure tragique. Antone mentir ? – Mais la preuve ? interroge tante Zaza. Monsieur l’abbĂ©, on ne porte pas une accusation aussi monstrueuse sans preuve ! – Ah ! le pauvre enfant, s’écrie tante Mimi, comme il doit souffrir d’ĂȘtre soupçonnĂ©, lui si bon, si loyal, si dĂ©licat
 Oui, la preuve ? – La voici, dit l’abbĂ© nullement Ă©mu de ces dĂ©monstrations, et il prĂ©sente une enveloppe. – Qu’est-ce que c’est que ça ? – C’est la lettre d’Antone Ă  ses parents pour leur demander pardon d’avoir menti car il a tout avouĂ©. » Il croyait les trop crĂ©dules demoiselles confondues et s’attendait Ă  un silence douloureux sinon Ă  des excuses ; mais immĂ©diatement tante Zaza repart Il demande pardon ! ah ! le pauvre petit ! – SĂ»rement, sa mĂšre lui pardonne, ajoute tante Mimi ; il n’a pas voulu venir avant d’avoir obtenu son pardon ! – Il faut lui Ă©crire de venir. Si vous nous l’aviez dit Ă  la gare, on aurait tout de suite tĂ©lĂ©graphiĂ© “Je te pardonne, reviens.” – Non, Madame, interrompt l’abbĂ© un peu froissĂ©, il ne serait pas revenu
 – Pourquoi cela ? – Parce qu’il est privĂ© de deux jours de vacances, comme punition. – PrivĂ© de deux jours ! s’exclament les deux tantes d’un seul cri, d’un seul cƓur ! – Oui, Mesdames. – Deux jours pour une peccadille, un rien ! – Un rien, madame, un mensonge ! – Mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! repart impĂ©tueusement tante Zaza. – S’il avait fallu punir de deux jours tous nos mensonges de petite fille, il n’y aurait pas eu assez de jours dans l’annĂ©e ! – Chez un enfant ! Est-ce que ça compte ? – Mais, proclame tante Mimi, il y a dans le monde bien des honnĂȘtes gens qui ont fait pis et qui sont cependant de trĂšs honnĂȘtes gens. – Son pĂšre, ajoute tante Zaza, Ă  son Ăąge en faisait bien d’autres. Jamais on ne l’a puni pour de pareilles niaiseries. – Oh ! Madame, interrompt le prĂȘtre
 – Et c’est aujourd’hui un trĂšs honnĂȘte homme. – Madame
 – Je ne vous permettrai pas d’en douter, Monsieur l’abbĂ©. – Voulez-vous me
 – Non, Monsieur l’abbĂ©, je respecte en vous le caractĂšre de prĂȘtre, mais vraiment c’est trop fort, chez nous, douter de l’honorabilitĂ© de mon frĂšre !
 – C’est loin de ma pensĂ©e, Madame, mais
 – À la bonne heure. – Mais Antone pendant un mois s’est obstiné  – C’est parce qu’on n’a pas su le prendre, rĂ©plique tante Mimi d’une voix indignĂ©e et victorieuse. À nous, il a toujours dit la vĂ©ritĂ©. – C’est chez vous qu’il a appris Ă  mentir ! lance tante Zaza. – Permettez, Madame, Monsieur le SupĂ©rieur l’a pris
 – Il l’a intimidĂ© avec ses grands airs. – Son professeur
 insiste l’abbĂ© Levrou. – Qu’est-ce qu’il connaĂźt en dehors de son grec et de son latin ? – L’abbĂ© Perrotot, son directeur
 – Madame de Saint-EstĂšphe le connaĂźt celui-lĂ . Elle a raison, il n’est pas fort. – Enfin, dit tante Zaza, se levant furieuse, nous ne pouvons pas discuter indĂ©finiment. Oui ou non, allez-vous nous le renvoyer ce soir ? – Ce n’est pas en mon pouvoir, Madame ; Monsieur le SupĂ©rieur seul
 – Eh bien ! allons voir le SupĂ©rieur, Ă  la fin. – Il est absent, Madame. – Alors quoi ! cet enfant est abandonnĂ© ! – Non, Madame, il sera aux mains de l’abbĂ© Russec aujourd’hui et de l’abbĂ© ThiĂ©baut demain jusqu’à 5 heures. – C’est inouĂŻ. Eh bien ! nous irons le chercher quand mĂȘme. – Vous ne le verrez pas. – Si on nous le refuse, nous nous adresserons Ă  la gendarmerie. – Il faudrait un mot des parents. – Nous l’aurons. En tous cas vous pouvez ĂȘtre sĂ»r qu’il ne remettra plus jamais les pieds dans cette maison de malheur. » TrĂšs rouges, trĂšs droites, elle congĂ©diĂšrent l’abbĂ©, peu terrifiĂ© de ces grandiloquentes menaces. RestĂ©es seules, la situation leur parut moins simple. Elles regardaient la lettre avec embarras et curiositĂ©. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir lĂ -dedans ? Comment ce pauvre petit demandait-il pardon ? Et puis quel effet cela produirait-il sur ses parents ? Tu vas voir qu’ils vont nous gĂąter toutes nos vacances avec cette histoire ! » dit Mimi. Le lendemain, Antone revenait Ă  Lyon, par le train de 4 h. 30. Seul, confus, il se demandait quel accueil lui feraient ses parents. Il savait en effet son pĂšre trĂšs bon, mais trĂšs emportĂ©, sa mĂšre trĂšs faible, mais trĂšs sensible, et, maintenant qu’il approchait de Lyon, se rĂ©veillaient en lui la douleur, le repentir vrai, et tous ses bons sentiments endormis pendant ce trimestre ; il Ă©tait effrayĂ© des rĂ©percussions que sa conduite de collĂ©gien pouvait avoir sur ceux qu’il aimait. L’abbĂ© Levrou l’avait aidĂ© Ă  faire sa lettre d’excuses et l’avait devancĂ©, mais il n’avait pu taire le fait brutal de son mensonge et de son obstination. Oui, comme l’enfant prodigue, il se jetterait aux genoux de ses parents, il leur demanderait pardon de cette grande peine. En arrivant Ă  la gare, tandis que le train traversait lentement le quartier de la Croix-Rousse, il se pencha Ă  la portiĂšre et aperçut sur le quai tante Mimi et tante Zaza. Ni son pĂšre, ni sa mĂšre, n’avaient voulu sans doute venir pour ce fils qui les couvrait de honte ! et, peinĂ© de cette absence, il se prĂ©parait Ă  subir les justes reproches de ses tantes. Tiens ! le voilĂ , Mimi ! Mimi ! le voilĂ  ! » Comme deux ibis roses effarouchĂ©s, les deux tantes se prĂ©cipitĂšrent sur Antone avant mĂȘme qu’il ne fĂ»t sur le quai. Ah le pauvre petit, comme il est rouge ! Ne pleure pas ! Tonio, ne pleure pas. Faut-il qu’ils soient absurdes ! faire pleurer un enfant ! Ils sont peut-ĂȘtre intelligents, mais ils n’ont pas de cƓur. Viens vite Ă  la maison. » Et elles l’entraĂźnaient aveuglĂ© de caresses, ahuri de toutes ces consolations inattendues. Une fois dans la voiture, ce fut pis Tu sais, papa et maman ne sont pas lĂ  ; ils reviendront de Nice dans trois jours. Mais nous repartirons demain matin pour Sermenaz
 Ah ! ne nous dĂ©mens pas ! J’ai reçu ton abbĂ© Levrou, un homme sans tact. Il s’en souviendra de notre rĂ©ception. Mais laissons-le ! Tu comprends que nous n’avons pas envoyĂ© ta lettre Ă  papa. – Ah ! » fit Antone terrifiĂ© Ă  la pensĂ©e qu’elle lui serait remise Ă  son retour de Nice. Non, non, penses-tu, ton pĂšre qui a une maladie d’estomac, nous n’avons pas voulu lui faire un coup pareil au cƓur ! Nous l’avons dĂ©chirĂ©e, cette lettre. Il ne sera pas question de toutes ces fariboles ! Tu as Ă©tĂ© malade
 Tire la langue justement tu as la langue un peu chargĂ©e. Nous avons tĂ©lĂ©graphiĂ© que tu avais un peu de bronchite et que le mĂ©decin n’avait pas voulu te laisser partir de peur de complications. VoilĂ , tout est arrangĂ©, embrasse-moi ! » Et c’est ainsi que se dĂ©noue en famille la crise d’une conscience, Ă  cet Ăąge terrible de la quatorziĂšme annĂ©e. Trois jours aprĂšs ses parents revinrent, lĂ©gĂšrement inquiets de sa santĂ©. Antone avait, en effet, la mine un peu fatiguĂ©e. Il craignait surtout les questions et tremblait que tout Ă  la fin ne se dĂ©couvrĂźt. Mais dĂšs que la conversation se dirigeait vers ce terrain dangereux, avec un art profond, oĂč la rouerie se dissimulait sous les apparences de la plus naĂŻve simplicitĂ©, les deux tantes la ramenaient Ă  des sujets plus sĂ»rs et Antone apprenait Ă  leur Ă©cole tous les secrets de la plus fine diplomatie. Cependant, il Ă©tait sĂ©vĂšrement puni. Oui, il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© avoir tout avouĂ© et avoir retrouvĂ©, dans la petite ville de l’avenue Gravier, sa chambre d’enfant oĂč l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, il travaillait prĂšs du bon abbĂ© Brillet il aurait aimĂ© prier sur sa tombe oĂč une grande couronne rappelait les regrets de son Ă©lĂšve affectionnĂ©, et lui demander pardon de cette conduite indigne, de cet oubli si rapide ; car il l’avait oubliĂ© en mĂȘme temps que ses derniers conseils il n’avait pas cherchĂ© Ă  devenir un homme Ă©nergique et utile, un caractĂšre viril et chrĂ©tien ! Que devait penser le bon prĂ©cepteur de son Ă©lĂšve autrefois si pieux, si confiant, aujourd’hui enserrĂ© dans un tissu de mensonges qui se renouaient sans cesse autour de lui ? Et il rĂ©solut de tout rĂ©vĂ©ler Ă  sa mĂšre, de lui demander pardon et de lui promettre une meilleure vie. Le jour mĂȘme, il chercha Ă  la voir seule pour s’ouvrir Ă  elle mais on devait faire une promenade Ă  Neuville ; dans le tumulte des prĂ©paratifs, l’étourdissement des appels, comment trouver cinq minutes de recueillement ? La promenade fut belle. Au retour, serrĂ© dans la victoria entre sa mĂšre et tante Zaza, il prit la main de sa maman et la porta Ă  ses lĂšvres. Toute heureuse de cette splendide journĂ©e, elle lui tenait la tĂȘte dans ses bras comme s’il avait encore six ans et l’embrassait longuement. Et moi ! et moi ! » s’écriĂšrent coup sur coup les deux tantes. Mais Antone refusa Ă©nergiquement, malgrĂ© leur irritation et elles furent obligĂ©es de dĂ©verser leur tendresse sur le bon KhĂ©m, un petit fox-terrier qui, depuis le dĂ©part d’Antone, Ă©tait leur occupation favorite. Le soir, avant dĂźner, au petit salon, il espĂ©ra retrouver sa maman seule, l’emmener dehors sur le perron, puis dans une allĂ©e du parc, mais elle dĂ©clara que le temps avait fraĂźchi c’était imprudent. Elle ne comprenait pas ce besoin de tendresse et d’expansion, toute au souci d’une toilette pour le mariage prochain du jeune Bossarieu, un cousin. Toute la semaine il chercha, mais en vain, l’heure de ses confidences. DĂšs que s’approchait la joie d’une conversation seul Ă  seule, le pĂšre ou une tante survenait subitement, la mĂšre distraite et inconsciente se levait, proposait une promenade, se rappelait une visite Ă  faire, ou tout simplement se mettait au piano. Le samedi, elle allait Ă  Lyon pour des essayages de robe. Antone la supplia de l’emmener, mais elle se mit Ă  rire Un grand garçon comme toi, voyons, je ne peux plus t’avoir toujours dans mes jupes, comme Ă  sept ans ! » Malheureuse, craignez plutĂŽt le jour oĂč ce sera votre fils qui ne voudra plus rester dans vos jupes ! L’incident de la composition Ă©tait clos comme par un traitĂ© secret ; personne n’en ouvrait la bouche. Antone, rebutĂ©, renonça. Il s’échappait parfois, mais avec difficultĂ©, pour faire des excursions Ă  bicyclette. Son pĂšre, sa mĂšre, les tantes surtout, craignaient toujours un accident, et limitaient sĂ©vĂšrement ces heures de sortie. Il descendait la cĂŽte de Sermenaz puis se dirigeait vers Lyon ou Montluel. Dans ces promenades solitaires il songeait Ă  Georges MorĂšre et Ă  sa mĂšre. Il se rappelait cette femme en noir, si grave et si douce, telle qu’il l’avait vue au parloir ; il revoyait Georges si affectueux pour elle et entendait encore ses derniĂšres paroles Oh ! moi j’oublierai tout, mais c’est ma pauvre maman
 » Il avait compris que dĂ©sormais, il n’aurait plus l’amitiĂ© de Georges, Ă  moins que
 mais il n’osait suivre sa pensĂ©e ou plutĂŽt son imagination lĂ  oĂč elle le conduisait nĂ©cessairement. Et bientĂŽt il rentrait Ă  Sermenaz tout attristĂ© par le souvenir de cette amitiĂ© brisĂ©e et qui ne pourrait plus se renouer. CHAPITRE XVII – ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIÉS AprĂšs avoir quittĂ© les demoiselles Ramon, l’abbĂ© Levrou reprenait le train et descendait Ă  Meximieux, oĂč il Ă©tait reçu trĂšs cordialement par Georges. Une heure aprĂšs son arrivĂ©e, l’abbĂ© avait dĂ©jĂ  conquis toute la famille MorĂšre par sa bonne humeur, ses plaisanteries Ă  l’adresse de la petite Bridgette, la simplicitĂ© de ses maniĂšres. D’ailleurs il Ă©tait messager de joie, il venait rassurer les parents, confirmer la nouvelle des aveux d’Antone. L’abbĂ© Buxereux, le doyen de Meximieux, le retint longtemps Ă  bavarder tout en fumant quelques cigares, heureux de pouvoir lui parler de Georges. L’abbĂ© Levrou ne tarissait pas d’éloges. Cependant, disait le curĂ©, il y a un point qui m’inquiĂšte, c’est cette raideur, cette duretĂ© de caractĂšre, cette fiertĂ©, sans jactance, mais qui n’en est que plus obstinĂ©e. – Et qui lui a fait bien du mal, ajouta l’abbĂ© Levrou. Certes s’il avait Ă©tĂ© plus souple, plus amical avec ce petit Antone, il eĂ»t Ă©vitĂ© tous ces ennuis et l’eĂ»t gardĂ© de bien mauvaises compagnies. – C’est vrai », rĂ©pondit le doyen. Il se rappelait, en effet, les fameuses promesses exigĂ©es aux vacances du jour de l’an, et trop bien tenues. C’est vrai mais Ă  cet Ăąge ils ne sont pas encore assez formĂ©s eux-mĂȘmes, pour qu’on les croie capables de former les autres. J’ai toujours suivi les principes des PĂšres JĂ©suites et de Mgr Dupanloup sur les amitiĂ©s particuliĂšres. Vous savez que ce dernier veut qu’on les poursuive impitoyablement, qu’on les rende impossibles par tous les moyens, mĂȘme par le ridicule, mĂȘme par le renvoi. – Sans doute, c’est une matiĂšre trĂšs dĂ©licate, mais lorsqu’on a affaire Ă  deux Ăąmes dont l’une est trĂšs forte, trop dure mĂȘme, l’autre trĂšs mallĂ©able, n’est-ce pas exagĂ©rer que d’empĂȘcher toute amitiĂ© ? Or, c’est le cas de Georges et Antone. Remarquez que c’est ce petit nouveau qui le premier avait donnĂ© toute sa confiance Ă  son condisciple plus ancien et qu’il admirait naĂŻvement. C’est le plus jeune qui recherchait le plus ĂągĂ©, chose rare ! Brusquement au retour des vacances de janvier, Georges lui dĂ©clare qu’il ne veut plus de confidences, plus de conversations particuliĂšres, plus d’amitiĂ© en un mot. Il l’a froissĂ©, l’autre s’est rejetĂ© sur les pires et mĂȘme a voulu se venger de ses dĂ©dains. C’était fatal. J’étais de votre avis naguĂšre. Aujourd’hui je crois qu’on ne peut poser aucune rĂšgle absolue. Certains enfants ont besoin de trĂšs bonne heure d’une Ă©ducation sentimentale, et un bon ami de collĂšge peut ĂȘtre pour eux le salut. À mon sens Georges fera bien de panser ces blessures et de tĂ©moigner un peu d’amitiĂ© Ă  ce camarade sensible comme une petite fille, surtout lorsqu’il le verra rentrer des vacances, effarĂ© de l’accueil qu’on lui rĂ©serve. Convenez avec moi que vous vous ĂȘtes trompĂ©. » Le curĂ© hochait la tĂȘte En Ă©ducation je suis pour la prĂ©servation Ă  outrance. Georges est un bon enfant. L’autre m’apparaĂźt au contraire comme trop dĂ©veloppĂ©, trop affinĂ© et capable d’assez mauvaises actions, si j’en crois l’histoire de son obstinĂ© mensonge. Par consĂ©quent que Georges le tienne Ă  distance ; sans malveillance, ni dĂ©dain Ă©videmment. – Et c’est ce qui est impossible, reprit le professeur. Si Georges ne se montre pas un peu affectueux vis-Ă -vis d’Antone Ramon, celui-ci croira nĂ©cessairement Ă  une rancune persistante. Je pense au contraire qu’en le chargeant de former un peu cet enfant, on habituerait Georges Ă  prendre de l’ascendant sur ses amis, Ă  faire de l’apostolat, Ă  s’affermir dans cette pensĂ©e que les bons ne doivent pas ĂȘtre bons seulement pour eux, mais surtout pour les autres. – On les pousse Ă  l’orgueil. Le rayonnement de l’exemple est encore le meilleur apostolat. – Sans doute, mais la nature humaine est trop portĂ©e Ă  dĂ©couvrir les petits cĂŽtĂ©s, les travers, les ridicules, pour se laisser entraĂźner dans la bonne voie par le seul exemple. Nous vivons Ă  une Ă©poque oĂč je voudrais voir les bons enfants s’afficher dĂšs leurs premiĂšres annĂ©es comme les champions du bien. – Et si vos champions font des chutes et des scandales ? – Il y en aura toujours. Du moins les dĂ©faillances et les dĂ©fections apparaĂźtraient de bonne heure ce qu’elles sont, c’est-Ă -dire des oublis ou des lĂąchetĂ©s, et les autres concluraient Ă  plus de dĂ©fiance d’eux-mĂȘmes, c’est vrai, mais aussi Ă  la nĂ©cessitĂ© d’une action plus virile et plus conquĂ©rante
 » Longtemps les deux prĂȘtres discutĂšrent mais sans se convaincre. Le curĂ© de Meximieux rĂ©pĂ©tait sans cesse Dangereux ! dangereux ! » ; l’abbĂ© Levrou, sans nier le danger, montrait quelle sĂ©rie de gĂ©nĂ©rations de foi anĂ©miĂ©e on avait depuis soixante ans et rappelait non sans amertume les plaintes de Montalembert. Il partit le soir mĂȘme aprĂšs avoir souhaitĂ© de bonnes vacances Ă  Georges et lui avoir fait entrevoir les difficultĂ©s d’un rĂŽle dĂ©licat mais utile auprĂšs d’Antone. CHAPITRE XVIII – UNE PROMENADE À BICYCLETTE On Ă©tait au mercredi 9 avril, veille de la rentrĂ©e, Antone vint trouver tante Mimi. Il voulait aller Ă  Montluel Ă  bicyclette. Quinze kilomĂštres, s’écriait la tante, jamais ton papa ne voudra. – Si tu voulais, tu saurais bien le faire vouloir. » FlattĂ©e, la tante mit tout en Ɠuvre pour arracher la permission. Monsieur Ramon objectait que c’était le dernier jour, le temps n’était pas sĂ»r il faisait trop chaud, ça finirait par un orage, enfin le but Ă©tait un peu lointain. Une Ă  une, elle leva toutes les difficultĂ©s. Il fallait lui laisser ce dernier plaisir de libertĂ© avant ses classes, la route Ă©tait coupĂ©e de villages et de fermes, sĂ»rs abris en cas de pluie ; enfin il reviendrait par le train s’il Ă©tait fatiguĂ©. Surtout, dit-elle Ă  Antone, sois de retour pour six heures et demie, avant la nuit ; tu sais qu’on mange Ă  sept heures et demie, trĂšs exactement. – Oui, Mimi chĂ©rie. – Ne te fatigue pas trop ! Prends ton manteau
 Veux-tu un peu de brioche ? – Ah ! – Avec un petit flacon de malaga ? – Encore ! Non
 non. » Et sautant en selle, tant il avait peur d’ĂȘtre retardĂ©, Antone s’enfuit Ă  toute allure vers Neyron en criant Au revoir ». Pas si vite ! criait tante Mimi, prends garde aux voitures ! » Mais enfin libre, lancĂ©, tout Ă  la joie du dĂ©part, Antone ne l’écoutait pas, il chantait Ă©perdĂ»ment la romance chĂšre Ă  sa famille Plus blanche que la blanche hermi-i-i-ine
 » Et le vent remportait ces bouffĂ©es de musique joyeuse aux oreilles de la tante. Toutes les barriĂšres Ă©taient retirĂ©es, toutes les difficultĂ©s vaincues. Libre ! enfin libre ! AprĂšs avoir gagnĂ© la route de Lillieux – Mas Rillier, il avait brusquement tournĂ© Ă  droite et par Petite CĂŽte descendait Ă  toute vitesse les lacets rapides vers la grand’route de Montluel. Épanoui d’indĂ©pendance, il courait, comme un jeune poulain qui sort d’écurie, Ă  la fin de l’hiver, et revoit devant lui les grands prĂ©s oĂč il va pouvoir s’ébattre en libertĂ©. En quelques minutes, il atteignit la route et fila sur Miribel, toujours chantant. Alors qu’il passait devant l’HĂŽtel-de-ville, il entendit une haleine essoufflĂ©e derriĂšre lui. ÉtonnĂ© il se retourna et vit KhĂ©m, le malheureux KhĂ©m, qui, tirant la langue, les regards Ă  terre, suivait sa roue d’arriĂšre. Allons bon ! il ne manquait plus que ça. Veux-tu t’en aller ? » Il s’arrĂȘta, menaça le pauvre fox qui, stupĂ©fait de cette colĂšre, se sauva, puis il remonta sur sa bicyclette et repartit. À la sortie de la grand’rue, comme il doublait la vieille Ă©glise et son cimetiĂšre il aperçut devant lui, sur la route, une ombre inquiĂ©tante qui se mĂȘlait Ă  la sienne. C’était KhĂ©m, le bon KhĂ©m qui avait fait tranquillement le tour de Miribel et avait rattrapĂ© Antone hors du bourg. Sale bĂȘte ! sale animal ! veux-tu
 veux-tu t’en aller ? » KhĂ©m s’enfuit, mais, Ă  trente mĂštres, il s’arrĂȘte et regarde son bon maĂźtre. Alors Antone, furieux, lui lance des pierres KhĂ©m s’en va plus loin, mais non sans espoir de retour. Le bicycliste le comprend bien. Furieux, il remonte sur sa machine et se met Ă  le poursuivre Ă  toute vitesse, en l’agonisant d’injures et de menaces Sauve-toi ou je te tue ! » KhĂ©m dĂ©tale, dĂ©tale, poursuivi par la roue vertigineuse. Alors le voyageur vire, et Ă  fond de train s’élance vers Montluel pour mettre rapidement une trĂšs grande distance entre le fox et lui. Aux pieds des mamelons bordĂ©s de maisons et de vignes, la route large et sa colonnade de platanes s’ouvre toute droite avec des ondulations souples de montagnes russes. Il file, malgrĂ© les ressauts, traverse Saint-Martin, puis Saint-Maurice Beynost, arrive Ă  la Boisse. Soudain il entend derriĂšre lui une dispute de chiens, une mĂȘlĂ©e de grognements et d’aboiements, et reconnaĂźt Ă  ses hurlements de douleur le pauvre KhĂ©m. Il l’aperçoit, en effet, se dĂ©battant derriĂšre lui contre deux Ă©normes danois. Ému il s’arrĂȘte, jette des pierres aux bĂȘtes assaillantes et dĂ©livre le fox qui, l’oreille saignante, boitant quelque peu, vient se rĂ©fugier prĂšs de lui. C’est bien fait, ça t’apprendra ; tu ne pouvais pas rester Ă  Sermenaz ? qui est-ce qui t’a dit de me suivre ? Hein ! c’est intelligent de m’avoir suivi ! Tant pis pour toi, tu as voulu faire des kilomĂštres, fais-en. » Sans plus s’obstiner Ă  chasser le fox-terrier, il se remet en selle et dĂ©passe Boisse. À quatre heures, il entre dans Montluel. Il n’est pas en retard, il n’a plus qu’à revenir. Cependant dĂšs qu’il entend sonner les quatre coups au clocher de l’église, il presse l’allure. À la rue Saint-Étienne, prĂšs de la place, il croit reconnaĂźtre un air de flĂ»te bien connu jouĂ© par deux artistes, mais le bruit d’un tombereau Ă©touffe la mĂ©lodie. Il se hĂąte, le voici sur la route de Pont d’Ain. Il est clair que son but n’est pas Montluel, mais Meximieux. Qui va-t-il retrouver si loin ? Georges MorĂšre ? Peut-ĂȘtre. HĂ©las ! il connaĂźt sa faiblesse ; demain il rentrera comment se dĂ©fendra-t-il contre Miagrin, si Georges ne vient pas Ă  son secours, ne l’aide pas Ă  repousser les manƓuvres enveloppantes du mielleux sacriste ? Il est facile de rompre, mais se convertir exige un long labeur. La route devenait mauvaise. Toujours suivi du fidĂšle KhĂ©m, il avait passĂ© Dagneux, et apercevait les contreforts des Alpes, quand un grand vent le poussa par derriĂšre et subitement il vit fuir devant lui un nuage de poussiĂšre. Puis des grondements profonds et sourds comme une lointaine artillerie, croulĂšrent, et une clartĂ© blafarde succĂ©da bientĂŽt Ă  la grande lumiĂšre du soleil. À quatorze ans on ne doute de rien Antone s’imagina gagner l’orage de vitesse, et le corps presque soulevĂ©, le front sur son guidon, il se reprit Ă  filer de tous ses muscles entre les grands arbres alignĂ©s. Le vent lui Ă©tait favorable et la route descendait d’une façon sensible. Il atteignit la Valbonne, Pont Dangereux, puis la Grande Dangereuse, aux sinistres lĂ©gendes de malles-postes attaquĂ©es, et il apercevait au loin le clocher de PĂ©rouges, quand de grosses gouttes Ă©claboussĂšrent la route ; en mĂȘme temps au-dessus de lui, comme une armĂ©e en dĂ©route, de lourds nuages noirs, Ă©pouvantĂ©s, se sauvĂšrent, illuminĂ©s parfois d’un brusque Ă©clair ; les platanes rĂ©sistaient au vent, solides comme des athlĂštes. Antone prĂ©cipitait sa course fiĂ©vreuse, et, brusquement, comme une Ă©cluse qui s’ouvre, la pluie et la grĂȘle s’abattirent en torrent sur les champs, la route et le maigre coureur. Il s’obstinait ; l’averse rebondissait sur la chaussĂ©e, le piquait aux mollets, ruisselait sur son dos. La prudence commandait de s’arrĂȘter, de s’abriter dans la premiĂšre bicoque venue. MalgrĂ© la boue et les flaques d’eau il persĂ©vĂ©rait dans la fuite. C’est qu’il venait de voir sur une borne Meximieux, 4 kilomĂštres. Cependant un coup de tonnerre retentit si prĂšs, un tel dĂ©luge s’effondra sur lui qu’il se dĂ©tourna vivement vers la route des Brosses, et s’arrĂȘta Ă  la premiĂšre maison. Il frappa et entra plus ruisselant que s’il sortait du RhĂŽne. Trois fillettes pressĂ©es Ă  la fenĂȘtre le regardĂšrent stupĂ©faites. L’aĂźnĂ©e avait onze ans, la plus jeune six. Leur papa, roulier, travaillait ; leur maman Ă©tait Ă  PĂ©rouges. Elles l’examinĂšrent en silence. Maintenant qu’à l’abri, il entendait les rafales, le crĂ©pitement de la grĂȘle sur les vitres, le gargouillis de l’eau dans les gouttiĂšres, Antone se demandait comment il avait pu rester dehors par un temps pareil. Soudain la petite fille poussa une exclamation de surprise, les autres se retournĂšrent vers l’inconnu de ses pieds une mare d’eau s’élargissait peu Ă  peu dans la chambre et menaçait de s’étendre jusque sous le lit. L’aĂźnĂ©e se prĂ©cipita sur les torchons et en bonne petite mĂ©nagĂšre se mit Ă  Ă©ponger le carreau. Antone tout honteux ne savait comment arrĂȘter ce dĂ©sastre. Il se rĂ©signait Ă  son ruissellement et regardait avec impatience la pluie tomber, tomber toujours. Du ciel, d’abord noir d’encre, puis moins sombre, l’eau descendait en stries serrĂ©es, rĂ©guliĂšres, monotones. Une heure aprĂšs, la chute d’eau Ă©tait aussi abondante. Que faire ? Attendre la premiĂšre accalmie et reprendre au plus tĂŽt le train pour Lyon Ă  la station de la Valbonne. De toute maniĂšre il ne serait pas rentrĂ© pour six heures et demie. Immobile Ă  la fenĂȘtre, il regardait la forĂȘt de lances de l’orage peu Ă  peu, l’eau de ses vĂȘtements le pĂ©nĂ©trait, son linge mouillĂ© se refroidissait, il frissonna. À ce moment la petite fille dit Ă  mi-voix Il y a un chien qui se plaint Ă  la porte. » Antone alors se rappela KhĂ©m, et ouvrit vivement au pauvre fox qui boueux, mouillĂ©, entra en se secouant et en toussant. Vers cinq heures et demie la pluie s’arrĂȘta. Antone songea Ă  l’inquiĂ©tude maternelle, Ă  la colĂšre de son pĂšre et malgrĂ© lui tournant le dos Ă  Meximieux, il se dirigea vers la Valbonne. Au bout d’un kilomĂštre il interpella un paysan qui revenait la tĂȘte couverte d’un sac Ă  blĂ©. Pourriez-vous me dire Ă  quelle heure part un train pour Lyon ? – Pas avant sept heures et demie, » rĂ©pondit l’homme. Sept heures et demie ! c’était l’heure Ă  laquelle il devait ĂȘtre arrivĂ© ! Il ne pouvait plus espĂ©rer ĂȘtre chez lui avant huit heures et demie. Il rĂ©flĂ©chit, et, sans qu’il s’en doutĂąt, se laissa entraĂźner Ă  son caprice. Son plan Ă©tait simple il avait le temps d’aller chez Georges ; il pouvait donc reprendre la direction de Meximieux, envoyer de la poste une dĂ©pĂȘche pour tranquilliser ses parents et reprendre le train de sept heures et demie. Sans plus dĂ©libĂ©rer, il tourna le dos Ă  la Valbonne, fila sur la route lavĂ©e, faisant jaillir des fusĂ©es de boue, Ă©vitant Ă  peine les larges flaques d’eau oĂč les arbres renversĂ©s ondulaient comme des hydres. À six heures, Ă  l’embranchement de PĂ©rouges, une queue d’orage le força de s’abriter encore sous un hangar, mais obstinĂ© comme un enfant gĂątĂ©, rĂ©solu d’aller jusqu’au bout, sentant que le soir tombait, il repartit sous la pluie battante ; aux premiĂšres lampes, il entra dans Meximieux et traversa la place Vaugelas. CHAPITRE XIX – FIN DE PROMENADE La maison des MorĂšre s’élevait au-delĂ  de la ville, non loin d’une madone, au milieu d’un jardin ; une grille, entre deux acacias, la sĂ©parait de la route. Antone chercha longtemps enfin il remarqua des fers de lance Ă  travers lesquels on apercevait une pelouse et deux corbeilles de primevĂšres ; derriĂšre, la coquette maison Ă©levait au-dessus de la porte du cellier sa masse blanchĂątre et son toit de tuiles qui brillaient aux clartĂ©s du couchant. Il s’arrĂȘta ; c’était lĂ  ; son cƓur battait d’émotion. Maintenant qu’il n’avait plus qu’à sonner, il n’osait. Il se regarda couvert de boue, trempĂ© de la tĂȘte aux pieds, serait-il assez hardi pour se prĂ©senter en cet Ă©tat ? De quel droit venait-il chez Monsieur MorĂšre ? Il aurait dĂ» prĂ©venir au moins son ami. Et il attendait dehors Ah ! si Georges sortait, entrait ou paraissait Ă  une fenĂȘtre, il l’appellerait et tout s’arrangerait. » PrĂšs de lui KhĂ©m, tout boueux, se secouait avec frĂ©nĂ©sie, toussait, le regardait et bĂąillait Ă  grand bruit. Les derniĂšres lueurs blanches s’éteignirent derriĂšre la ville entre deux nuages noirs. Un vent frais s’éleva, Ă©goutta les arbres de la route et les sureaux du jardin dĂ©jĂ  en feuilles. Antone frissonna, mais il ne se dĂ©cidait pas, arrĂȘtĂ© par une crainte absurde et inattendue. Une lampe brilla derriĂšre les rideaux, puis apparut au premier Ă©tage. Une fenĂȘtre s’ouvrit ; une jeune fille ferma les persiennes, puis les autres, puis les autres, et bientĂŽt toutes les fenĂȘtres furent closes. La maison semblait se dĂ©rober Ă  l’indiscret et, dans la nuit de plus en plus sombre, gardait un silence hostile. Antone maintenant grelottait dans ses vĂȘtements. Une toux obstinĂ©e le piquait Ă  la gorge. Mais la maison n’entendait pas. Une horloge sonna. Furieux, il se demanda si ce n’était pas la demie ; il n’avait alors que le temps de retourner Ă  la station, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©tait-il trop tard ? La rage d’ĂȘtre venu jusque lĂ  pour rien lui donna du courage. TrĂšs lĂ©gĂšrement il tira la sonnette, qui retentit Ă  son grand effroi comme un appel aux armes. La porte s’ouvrit, une voix de femme demanda du perron Qui est lĂ  ? – Moi, rĂ©pondit Antone anĂ©anti. – Qui vous ?
 – Un camarade de Georges. » Il n’osait dire son nom. Ah ! pardon ! fit la voix. Marthe ! apporte de la lumiĂšre. » Antone entendit chausser des galoches, puis les pas s’approchĂšrent sur le gravier. C’était Madame MorĂšre. Je vous demande pardon, Ă  la nuit on craint toujours les rĂŽdeurs !
 Mais, vous n’ĂȘtes pas seul ? – Si, Madame, je suis venu Ă  bicyclette. – Par ce temps affreux ! » Antone appuya sa bicyclette Ă  la maison et entra dans le vestibule Ă©clairĂ© oĂč attendaient Bridgette, Marthe et Marie-ThĂ©rĂšse. Toutes les trois en le voyant poussĂšrent un cri de stupĂ©faction et Madame MorĂšre joignit les mains dans un geste d’horreur. À ce cri, un grand Monsieur aux moustaches grises, sortit du salon oĂč flambait un grand feu de bois. C’était Monsieur MorĂšre. Je suis un peu mouillĂ©, dit Antone tout honteux. – Mais d’oĂč venez-vous ? interrogea le pĂšre Ă©pouvantĂ©. – De Sermenaz, » rĂ©pondit Antone confus et aussitĂŽt il ajouta Georges va bien ? – Il est chez son oncle Ă  Montluel. » M. MorĂšre ne comprit pas la dĂ©ception d’Antone. L’enfant se rappelait maintenant le duo de flĂ»te entendu un instant, c’était Georges MorĂšre et son oncle ! comment ne l’avait-il pas devinĂ© ? Quelle fatalitĂ© ! Mais mon petit ami, poursuivit M. MorĂšre, vous avez reçu tout l’orage sur la tĂȘte ? – Oh ! pas tout, rĂ©pondit Antone secouĂ© soudain d’une quinte de toux. – Malheureux enfant, reprit la mĂšre, c’est risquer la mort ! Vous ne pouvez pas rester ainsi il faut changer de linge tout de suite. Bridgette, dis Ă  la cuisine qu’on fasse un grog trĂšs chaud. Et vous, mon petit ami, montez bien vite avec moi Ă  la chambre de Georges. Albert, donne-nous une flanelle. » Ce fut immĂ©diatement le branle-bas. Antone Ă©tait conduit au premier par Madame MorĂšre, tandis que Marie-ThĂ©rĂšse tirait les vĂȘtements de l’armoire, que Bridgette s’élançait vers la cuisiniĂšre et que Monsieur MorĂšre chauffait une chemise devant le feu du salon. Mais vous ĂȘtes trempĂ© jusqu’aux os ! Quelle imprudence ! Ne toussez pas ! » LĂ -dessus le mari rentra. Il fait froid ici, dit-il, il faut du feu. Le plus simple, continua-t-il, c’est qu’il se mette au lit. – C’est cela ! Mettez-vous au lit ! – Oh ! non ! je ne peux pas, Monsieur
 – Pourquoi ? – Il faut que je reprenne tout de suite le train pour Lyon. – Le train de sept heures vingt-deux ? Mais il y a un quart d’heure qu’il est parti, votre train. – C’est que papa m’attend. – Bah ! votre papa sait que vous veniez ici. AprĂšs cet orage, il se doutera bien qu’on vous a retenu. » Mais Antone Ă  demi dĂ©shabillĂ©, baisse la tĂȘte et avoue Non, il ne sait rien. » Madame MorĂšre laisse tomber ses bras. Comment ils ne savent rien ! Ah ! dans quelle inquiĂ©tude ils doivent ĂȘtre. » Antone grelotte
 et bĂ©gaie Je ne pensais pas arriver si tard. – Voyons, reprend M. MorĂšre, vous frissonnez et vous toussez, mettez-vous d’abord au lit. Nous allons aviser. Hop ! » L’enfant obĂ©it et bientĂŽt se glisse entre les draps. Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse ! crie Madame MorĂšre du haut de l’escalier, apportez du bois. – Maintenant, conclut le pĂšre, je vais tĂ©lĂ©phoner Ă  votre papa. Comment vous appelez-vous donc ? – Antone Ramon. » Antone Ramon. À ce nom les deux Ă©poux se regardent sans une parole, les yeux dans les yeux. Quelle est l’adresse de vos parents ? demande M. MorĂšre avec vivacitĂ©. – ChĂąteau de Sermenaz par Miribel. » Marthe est rentrĂ©e dans la chambre avec Marie-ThĂ©rĂšse, tandis que le papa descend rapidement l’escalier. Antone tousse sans discontinuer. On allume le feu, on va chercher une boule d’eau chaude pour les pieds. Enfin Bridgette elle-mĂȘme remonte de la cuisine avec le grog, en Ă©quilibre sur un plateau. RelevĂ© sur un coude, Antone boit Ă  petits coups, harcelĂ© par la maman qui insiste pour qu’il avale le plus chaud possible. De temps en temps, lorsqu’il est secouĂ© par une quinte, Madame MorĂšre se hĂąte de le dĂ©barrasser et lui rend la tasse aprĂšs l’accĂšs. Elle fronce les sourcils et contemple avec une Ă©motion douloureuse cet enfant qui lui semble bien dĂ©licat. Elle songe Ă  l’inquiĂ©tude de son pĂšre et de sa mĂšre, et, certes, pardonne Ă  Monsieur Ramon ses aigres paroles dans le cabinet du SupĂ©rieur. Elle n’ose parler, car le petit malade est lui-mĂȘme trĂšs songeur Sans doute, croit-elle, il pense Ă  la colĂšre de ses parents et Ă  la rĂ©primande trop justement mĂ©ritĂ©e. » Des craintes passent et repassent visiblement sur le front d’Antone qui regarde avec ennui Marthe attiser le feu, comme s’il attendait son dĂ©part. Il demande enfin Est-ce que Georges revient ce soir ? » Madame MorĂšre Ă©tonnĂ©e d’une pareille prĂ©occupation rĂ©pond doucement Non, mon petit ami, demain matin. – Ah ! rĂ©pond Antone trĂšs contrariĂ©, Ă  quelle heure ? – Je ne sais, mais vous feriez mieux de songer Ă  la peine que fait Ă  vos parents votre escapade. » Le petit Lyonnais comprend la leçon, il se tait ; le feu prend et une lumiĂšre joyeuse danse sur tous les meubles. Bridgette apporte une boule d’eau chaude. Tenez, mettez le moine sous vos pieds. – Ce n’est pas trĂšs catholique, remarque l’enfant en souriant. – Ce l’est encore moins, riposte Madame MorĂšre, de faire une course pareille Ă  l’insu de son papa et de sa maman. Maintenant couvrez-vous bien les Ă©paules, n’ayez pas peur de la transpiration, mais ne parlez plus nous allons vous laisser reposer. Je reviendrai tout Ă  l’heure. » Elle emporte la tasse, met la lampe en veilleuse et sort avec ses filles. Antone est irritĂ©, il eĂ»t voulu se trouver seul avec Madame MorĂšre, et ne l’a pas Ă©tĂ© un instant. Puis, curieux, il examine la chambre de Georges. Ni gravures anglaises, ni rĂątelier d’armes, ni tĂȘte de cerf, ni loriot empaillĂ©, ni meubles de marqueterie, mais les photographies de ses parents encadrĂ©es, trois rayons surchargĂ©s de livres de prix et de livres de classe et deux gravures Ă  la maniĂšre noire, reprĂ©sentant l’une Notre-Dame de FourviĂšres, l’autre le chien du RĂ©giment dont deux soldats bandent la patte blessĂ©e, pendant que leurs camarades continuent de fusiller l’ennemi. Tandis qu’il contemple ces simples objets, ses idĂ©es se brouillent, les images se succĂšdent dans son esprit malgrĂ© lui, et lentement il glisse au sommeil. Lorsqu’il s’éveille en toussant, une pĂąle veilleuse de porcelaine blanche a remplacĂ© la lampe. Il doit ĂȘtre tard. Une forme noire se meut doucement dans la pĂ©nombre une main fluette prend sur la table une potion et lui fait absorber une cuillerĂ©e sirupeuse d’un calmant. C’est vous, Madame ? demande-t-il. – Chut ! rĂ©pond la voix basse, Ă  peine distincte, ne parlez pas renfoncez-vous et dormez. » En mĂȘme temps on lui palpe le poignet ; il doit avoir la fiĂšvre, sa bouche est sĂšche et sa respiration difficile il tousse encore, mais comme il a pris la main de Madame MorĂšre, il ne la lĂąche pas, et, quand l’accĂšs est passĂ©, il la porte Ă  ses lĂšvres et murmure Je vous demande pardon de vous avoir fait de la peine. » Madame MorĂšre troublĂ©e, l’interrompt. Chut ! mon petit ami, ne vous agitez pas, dormez bien ! » Mais il insiste Est-ce que vous me pardonnez ? – Oui, mon enfant, je vous pardonne. » Elle s’approche de lui et le baise au front. Oh ! alors, demandez Ă  Georges de rester mon ami. – Nous verrons ; ne parlez plus, vous vous fatiguez, dormez. » Elle est plus touchĂ©e qu’elle ne veut l’avouer de cette dĂ©marche d’Antone, de cette confiance en son fils, et de cette naĂŻvetĂ© conservĂ©e mĂȘme aprĂšs des fautes qui semblaient prouver une rouerie prĂ©coce. Tandis qu’Antone se rendort, elle songe Ă  cette histoire de composition et ne peut croire que ce soit ce maigre enfant qui ait causĂ© tant de troubles depuis le commencement de l’annĂ©e scolaire. FatiguĂ©e, peu Ă  peu elle s’assoupit elle-mĂȘme dans le fauteuil prĂšs du lit de Georges, oĂč dort maintenant, d’un sommeil plus tranquille, Antone Ramon. CHAPITRE XX – L’ÂGE INGRAT Jusqu’à quatre heures et demie, Ă  Sermenaz on fut sans inquiĂ©tude. Seule, tante Mimi Ă©tait ennuyĂ©e de ne plus retrouver KhĂ©m. DĂšs que l’orage gronda les deux tantes s’affolĂšrent ; Zaza impitoyable accablait sa sƓur de reproches. Mais toutes deux pensaient qu’Antone Ă©tait arrivĂ© Ă  Montluel. À six heures, malgrĂ© l’éclaircie, Antone ne revint pas. L’inquiĂ©tude gagnait les parents et M. Ramon dĂ©clarait qu’il ne lui permettrait plus jamais de sortir Ă  bicyclette. À sept heures, avec la nuit les angoisses redoublĂšrent. Lorsqu’une voiture entra dans la propriĂ©tĂ©, ce fut une flamme de joie. Le voilĂ  ! le voilĂ  ! c’est lui ! » criĂšrent les deux tantes. Mais, au premier tournant de l’allĂ©e montante elles reconnurent le landau de l’oncle Brice. L’inquiĂ©tude devint de l’épouvante. On parlait de tĂ©lĂ©graphier Ă  la gendarmerie, de lancer Firmin Ă  la recherche d’Antone. M. Ramon sonna de la trompe pour rappeler l’enfant. Bah ! dit l’oncle, ne vous frappez donc pas, que diable ! Ă  quatorze ans, on est capable de se dĂ©brouiller, on n’est plus au maillot. Je parie que ce gamin va nous faire manger un poulet brĂ»lĂ©. – Une poularde, s’il te plaĂźt, rectifia M. Ramon. – Une poularde de Bresse ! c’est sacrĂ© on n’a pas droit Ă  une minute de retard ; Ă  table ! » Et il entraĂźna tout le monde au salon. On servit. Mais toutes les oreilles Ă©taient attentives aux bruits du dehors ; tous les visages guettaient la porte et la conversation manquait d’entrain, malgrĂ© les efforts de l’oncle Brice. Brusquement, la sonnerie du tĂ©lĂ©phone se mit Ă  appeler. M. Ramon, qui affectait le plus grand calme et la plus ferme assurance, courut Ă  l’appareil, suivi de sa femme et de ses sƓurs. Allo ! Comment ? Meximieux
 Vous vous trompez, Monsieur
 C’est Ă  M. Ramon que vous parlez ?
 Lui-mĂȘme
 Ah ! Comment ! mon fils est chez vous ?
 CouchĂ© !
 Il est malade ?
 Un peu de rhume
 Ce n’est pas grave ?
 SĂ»rement ?
 Pourquoi alors ne pas revenir par le train de dix heures ?
 Il a reçu toute l’averse !
 Ah ! le petit misĂ©rable ! comme je suis confus, Monsieur
 Si, si, vraiment ; il a agi avec un sans-gĂȘne
 J’en suis honteux
 Si
 allo ! si je ne craignais de vous troubler
 allo ! allo !
 je partirais immĂ©diatement
 Ce n’est pas la peine
 Bien
 Dites-lui combien je suis irrité  Vraiment, il n’y a pas lieu d’ĂȘtre inquiet ?
 Merci
 DĂšs demain, Ă  la premiĂšre heure, je serai chez vous
 Je vous fais toutes mes excuses, Monsieur et croyez
 allo !
 allo !
 Pardon voulez-vous me rappelez votre nom, je crains d’avoir mal entendu
 Monsieur MorĂšre, c’est bien Monsieur MorĂšre ?
 Encore une fois, Monsieur, je suis confus et vous fais tous mes remerciements pour vos soins si bons
 et toutes mes excuses
 Si vous pouviez tĂ©lĂ©phoner demain matin
 J’abuse vraiment, mais vous comprenez les inquiĂ©tudes d’un pĂšre
 Merci bien, Monsieur
 Merci ! » La mĂšre, l’oncle, les deux tantes, tout le monde Ă©coutait cette moitiĂ© de conversation. Eh ! bien, dit CĂ©leste Ramon, que s’est-il passĂ© ? – Antone est allĂ© non pas Ă  Montluel, mais Ă  Meximieux. – À Meximieux ! – Oui, chez un Monsieur MorĂšre. – Comment ! Ce monsieur MorĂšre dont le fils l’a accusĂ© de tricherie ? – Mais non, tu te trompes, CĂ©leste. Ce n’est pas MorĂšre. – Je t’affirme que c’est MorĂšre. – C’est absurde, c’est idiot, c’est impossible ! – J’en suis sĂ»re. – Tu confonds, je t’en prie, ne t’obstine pas. – Si, si, relis la lettre du SupĂ©rieur. » M. Ramon cherche sur son bureau et retrouve la fameuse lettre C’est bien MorĂšre
 et son fils Georges. Si j’y comprends quelque chose je veux ĂȘtre pendu. Et ce papa qui n’avait pas l’air de savoir Ă  qui il parlait ! Eh bien ! je vais en faire une tĂȘte d’imbĂ©cile, demain matin !
 » Mais la mĂšre interrompt Enfin, comment se trouve-t-il chez eux ? Quelle idĂ©e d’aller chez ces gens-lĂ  ? – Monsieur MorĂšre vient de me dire qu’Antone est venu voir son fils Georges. Comme il est arrivĂ© mouillĂ©, ce monsieur a craint qu’il n’attrapĂąt une bronchite et a jugĂ© plus prudent de le faire coucher avec un bon grog et d’attendre demain, pour nous le renvoyer. – Il n’est pas malade ? – Non ; franchement, il tousse un peu, dit-il, mais ce n’est pas sĂ©rieux
 VoilĂ  ! Pour une Ă©quipĂ©e, c’est une Ă©quipĂ©e. Qui diable m’expliquera cette idĂ©e d’Antone ? – Et KhĂ©m ! demande tante Zaza. – Ah ! KhĂ©m, laissez-nous la paix avec votre KhĂ©m. – Quarante kilomĂštres, il y a de quoi le tuer, mon pauvre fox ! – Mais pourquoi s’en est-il allĂ© chez ce MorĂšre ? Vraiment je crois qu’en effet, vers quatorze ans, les enfants deviennent crĂ©tins. À quoi rime ce voyage ? – Bah ! ton gamin se dĂ©niaise un peu, rĂ©pond l’oncle Brice. À son Ăąge nous en faisions bien d’autres. Te rappelles-tu, en 1875 ? Un jour
 » Et il raconte pour la centiĂšme fois qu’à douze ans, il Ă©tait parti sans rien dire pour la pĂȘche Ă  six heures du matin et n’était rentrĂ© chez lui qu’à sept heures du soir. À peine le dĂźner est-il fini que les deux tantes disparaissent. Dans la chambre de Zaza recommence une discussion passionnĂ©e. Tu avais bien besoin de le laisser partir Ă  bicyclette ! – C’était bien utile de dĂ©chirer la lettre Ă  son pĂšre ! – Si tu ne l’avais pas poussĂ© Ă  cette promenade, la lettre Ă©tait enterrĂ©e. – Si tu n’avais pas dĂ©chirĂ© la lettre l’affaire s’expliquerait toute seule. » Survient CĂ©leste Ramon, inquiĂšte de cette longue absence. Qu’y a-t-il encore ? On me cache quelque chose ? – Ah ! c’est bien simple, il vaut mieux tout t’expliquer. » Et tante Mimi raconte la rĂ©ception de l’abbĂ© Levrou, la suppression de la lettre d’Antone, et l’impasse oĂč les a mises Zaza, car c’est Zaza qui est cause de tout. Mon Dieu ! pourquoi vous mĂȘlez-vous toujours de ce qui ne vous regarde pas ? » s’exclame Madame Ramon irritĂ©e. Que je suis malheureuse d’aimer ton enfant ! s’écrie tante Zaza. – Nous sommes bien avancĂ©es ! Qu’est-ce que va dire Armand ? » reprend CĂ©leste en se promenant tout agitĂ©e. Au bout d’une heure Armand apparaĂźt. Brice s’en va ! il voudrait bien vous prĂ©senter ses hommages. Vous n’avez pas fait grands frais pour lui ce soir. – Qu’il est assommant, celui-lĂ  ! » s’écrie CĂ©leste, et elle descend rapidement. Comment ! dĂ©jĂ , vous partez ? – Oui, parce qu’Armand prend le train de bonne heure ! – Ah ! quelle corvĂ©e, mon pauvre ami ! rĂ©pond Armand, et on parle des familles nombreuses. Je te fĂ©licite d’ĂȘtre cĂ©libataire ! – Merci, mon ami, observe CĂ©leste froissĂ©e. – Bah ! c’est l’ñge ingrat, » rĂ©pond l’oncle Brice avec un Ă©goĂŻsme tranquille et souriant. Oui, mais ça commence de bonne heure, cet Ăąge lĂ , et personne n’a jamais su quand ça finissait. » Enfin l’oncle est parti. Monsieur Ramon rentre au salon et, changeant subitement de ton Maintenant, dit-il Ă  sa femme et Ă  ses sƓurs, j’espĂšre que vous allez m’expliquer ce mystĂšre car il y a trop longtemps que je vous sens au courant de l’entreprise de mon garnement. » CĂ©leste rĂ©vĂšle toute l’affaire, interrompue, rectifiĂ©e, complĂ©tĂ©e perpĂ©tuellement par les deux tantes. Alors c’est Antone qui avait trichĂ©, et vous me laissez faire un pareil pas de clerc ? Non, mais c’est inouĂŻ, c’est inimaginable ! Me voyez-vous demain matin, devant ce Monsieur ! Si vous trouvez cela drĂŽle, vous n’ĂȘtes pas difficiles. Et quel besoin a-t-il eu d’aller chez ces gens qu’il a embĂȘtĂ©s pendant tout un trimestre ? Ma parole, il y a des moments oĂč je me demande s’il ne devient pas idiot. Il nous prĂ©pare d’heureux jours, ce gaillard-lĂ . Aussi je m’en vais le secouer d’importance. – Armand ! Armand ! supplie Madame Ramon. – Il n’y a pas d’Armand qui tienne. Je ne le laisserai pas galvauder mon nom. D’abord je vais y aller demain matin et puisqu’il s’est moquĂ© de nous et d’eux il faudra qu’il se mette Ă  genoux, qu’il leur demande pardon devant moi, ou je donne ma parole d’honneur que je l’enferme dans une maison de correction, je l’envoie Ă  Mettray labourer la terre. – Armand ! – Oui, oui, il la-bou-re-ra-la-terre ! » reprend Armand d’une voix saccadĂ©e, tandis que Madame Ramon se jette Ă  ses genoux et que les deux sƓurs, Ă  cette tragique menace, se serrent Ă©pouvantĂ©es l’une contre l’autre. AprĂšs cette scĂšne, Monsieur Ramon rentre dans sa chambre, endosse un pyjama, allume une cigarette, et, renversĂ© dans son fauteuil, examine la question avec moins de frĂ©nĂ©sie son opinion se rĂ©sume en ces exclamations Quelle sale corvĂ©e ! Quelle tĂȘte vais-je faire devant ce Monsieur ! Si j’envoyais CĂ©leste ?
 Mais non, elle ferait encore des sottises. » Le lendemain, il monta dans le train de sept heures trente, un train omnibus. À neuf heures il arrivait enfin Ă  Meximieux. L’air trĂšs digne, il pĂ©nĂ©tra dans le vestibule de Monsieur MorĂšre Avant tout, Monsieur, lui dit-il, je tiens Ă  vous rĂ©vĂ©ler que par suite de la faiblesse de mes sƓurs, je n’ai appris qu’hier soir la conduite inqualifiable d’Antone Ă  votre Ă©gard et Ă  l’égard de votre fils Georges. J’entends qu’il vous demande pardon
 – Mais c’est dĂ©jĂ  fait, c’est pour cela qu’il Ă©tait venu, le pauvre petit ! Ne vous troublez pas, Monsieur
 » Heureux de ce dĂ©but, Monsieur Ramon respire. Vous avez dĂ» le bien gronder, continue M. MorĂšre, pour l’amener Ă  une si pĂ©nible dĂ©marche. » Monsieur Ramon ne proteste pas, il se rengorge mĂȘme, son attitude signifie clairement Ah ! vous savez chez nous, ça ne fait pas un pli, l’enfant doit marcher droit, ou sans cela
 » Je regrette, continue Monsieur MorĂšre, de ne pouvoir vous donner des nouvelles aussi rassurantes qu’hier soir. – Il est malade ? s’écrie Monsieur Ramon. – Il a de la fiĂšvre, et Madame MorĂšre, qui l’a veillĂ© toute la nuit, l’a trouvĂ© trĂšs agitĂ©. Le mĂ©decin, venu il y a deux heures, ne nous cache pas que nous sommes en prĂ©sence d’une bronchite. » Monsieur Ramon n’écoute plus, il cherche des yeux la chambre oĂč se trouve son fils. Monsieur MorĂšre l’y conduit aussitĂŽt en le suppliant de ne pas ĂȘtre sĂ©vĂšre. PrĂ©caution bien inutile. Ah ! mon Antone, comment te trouves-tu ? – Bien, rĂ©pond l’enfant tout Ă©mu de cette douceur inaccoutumĂ©e. – Remercie Monsieur MorĂšre de t’avoir reçu aussi cordialement au lieu de te mettre Ă  la porte comme un vagabond. » Les yeux d’Antone se remplissent de larmes, et tandis que Monsieur MorĂšre intervient pour attĂ©nuer les reproches Nous rĂ©glerons cela quand tu seras debout, dit le pĂšre, tire la langue. » La langue est chargĂ©e, le pouls trĂšs vif, le front brĂ»lant. Monsieur Ramon descend aussitĂŽt pour tĂ©lĂ©phoner Ă  sa femme et au docteur Bradu, doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon, un ami de la famille Pourvu que nous n’ayons pas de pneumonie, » murmure-t-il en allant Ă  la poste. À dix heures Georges revient de Montluel ; il est tout Ă©tonnĂ© de la figure de ses sƓurs. Une surprise, dit Bridgette, il y a une surprise pour toi, viens. » Et elle le prĂ©cĂšde dans l’escalier jusqu’à sa chambre. Il entre et reste stupĂ©fait, tandis que Bridgette Ă©clate de rire. Ah ! bien, celle-lĂ  est bonne ! » dĂ©clare-t-il les yeux fixĂ©s sur Antone. AussitĂŽt ses traits se contractent et d’une voix altĂ©rĂ©e Tu n’es pas malade au moins ? » Dans la surprise les premiĂšres paroles, moins que cela mĂȘme, les premiĂšres expressions de physionomie rĂ©vĂšlent le fond de notre cƓur. Antone a senti du coup tout l’intĂ©rĂȘt affectueux de son ami. Il veut rĂ©pondre, mais la grande Marthe est lĂ  Le docteur lui a dĂ©fendu de parler, dit-elle ; voilĂ , il a un peu de rhume, mais avec de bons soins ça s’en ira comme par enchantement. » Et elle lui raconte l’arrivĂ©e d’Antone sous l’orage. Et pourquoi es-tu venu ? – Ça, rĂ©pond Marie-ThĂ©rĂšse, c’est le secret de maman, elle a refusĂ© de nous le dire. À toi on le dira peut-ĂȘtre ! – Je peux le demander ? » interroge Georges. Antone fait un signe de tĂȘte affirmatif, et Georges va sortir lorsque rentre Monsieur MorĂšre suivi de Monsieur Ramon. Mon ami, lui dit ce dernier, je tiens Ă  ce qu’Antone vous demande pardon devant moi de son abominable conduite Ă  votre Ă©gard. – Mais il m’a dĂ©jĂ  demandĂ© pardon Ă  Bourg. – Ça ne fait rien, j’ai jurĂ© Ă  sa mĂšre qu’il vous demanderait pardon Ă  vous et Ă  votre pĂšre devant moi. » Antone n’a nulle envie de rĂ©sister, et c’est bien pour cela que Monsieur Ramon insiste tant. Il se tourne vers eux et prononce Ă  mi-voix Je vous demande pardon d’avoir
 » Une toux involontaire l’arrĂȘte ; aussitĂŽt M. Ramon, les trois jeunes filles, Georges et Monsieur MorĂšre se prĂ©cipitent sur la potion, et lui offrent la cuillerĂ©e tout en lui dĂ©fendant de parler. À midi et quart arriva le docteur Bradu avec Madame Ramon, et les deux belles-sƓurs naturellement. L’entrevue, grĂące Ă  l’autoritĂ© du docteur, fut courte. Antone avait en effet une forte bronchite, il ne fallait pas songer Ă  le ramener Ă  Sermenaz avant une huitaine de jours, ni le renvoyer au collĂšge avant trois semaines. D’ailleurs tout danger grave Ă©tait Ă©cartĂ© grĂące aux bons soins de Madame MorĂšre et du premier mĂ©decin. La reconnaissance de la famille Ramon s’exprima aussitĂŽt en phrases dĂ©bordantes. Ah ! Madame, c’est vous qui l’avez sauvĂ©, comment vous remercier ! J’espĂšre qu’aux grandes vacances vous nous enverrez vos enfants, et votre grand fils Georges. Nous serions si heureux qu’Antone rĂ©parĂąt un peu sa sottise. Au moins avec votre fils, il ne risquera plus de si folles Ă©quipĂ©es. » Antone Ă©coute toutes ces paroles avec dĂ©lices. Devant lui s’ouvre une vie nouvelle. Ainsi, par son acte de franchise il a tout rĂ©parĂ© au lieu de tout confondre ses parents sont rĂ©conciliĂ©s avec les parents de MorĂšre. Mais Georges voudra-t-il reprendre avec lui l’amitiĂ© d’autrefois ? C’est lĂ  son inquiĂ©tude secrĂšte. AprĂšs dĂ©jeuner il le voit revenir pour faire ses derniers prĂ©paratifs de dĂ©part, car c’est le jour de la rentrĂ©e. Mon petit Antone, dit Georges, tu vois, je n’ai pas trouvĂ© ce nouveau moyen de prolonger mes vacances, il faut que je parte. Je suis bien content de t’avoir revu, car j’ai rĂ©flĂ©chi pendant les vacances ; oui, tout ce qui est arrivĂ©, c’est un peu de ma faute. Ne parle pas tous les docteurs te le dĂ©fendent. Je pars en avant, mais tu nous rejoindras bientĂŽt, n’est-ce pas ? » Et s’asseyant prĂšs de lui sur le lit Promets-moi, continue-t-il, de ne plus jamais voir Miagrin, mais jamais c’est un trop sale type. – Jamais, rĂ©pond fermement Antone, les prunelles dilatĂ©es. – Alors nous reprendrons comme avant le premier de l’an. Tant pis pour ceux qui s’offusqueront. » Une vive Ă©motion empourpre soudain les joues d’Antone, il voudrait parler, mais Georges lui impose silence. Seulement, il faudra prouver qu’avec moi, ça va mieux qu’avec les autres. Il est peut-ĂȘtre un peu tard, cependant tu peux encore donner un vigoureux coup de collier. Tu verras qu’on peut rattraper le temps perdu. Allons au revoir, laisse-toi soigner surtout ! » Et il ajoute C’est le SupĂ©rieur qui va ĂȘtre Ă©tonnĂ© en apprenant tout cela ! Et la classe donc ! » Antone se tait, le visage illuminĂ© d’un bon sourire il recueille toutes ces paroles, les renferme dans son cƓur et contemple son ami avec une joie entiĂšre. Enfin, c’est l’heure de la sĂ©paration. Ils se serrent longtemps la main, Georges promet de lui Ă©crire bientĂŽt. À peine est-il parti que Bridgette rentre dans la chambre. C’était donc Ă  vous le petit chien blanc qu’on a retrouvĂ© ce matin. – KhĂ©m ! rĂ©pond Antone qui avait complĂštement oubliĂ© son compagnon de voyage. – Il ne faudra pas dire que je vous l’ai dit, reprend Bridgette, d’un ton important et mystĂ©rieux il a passĂ© la nuit dehors, et on l’a trouvĂ© ce matin mort. » Antone s’assombrit, c’est un nuage sur sa joie reconquise. Il est cause de la mort de KhĂ©m. TROISIÈME PARTIE – LA CLOCHE CHAPITRE I – CONVALESCENCE Depuis trois semaines Georges attend le retour d’Antone. Sa mĂšre d’abord lui a envoyĂ© des nouvelles. Il va mieux. Il a conquis la famille par son obĂ©issance, son repentir, sa gentillesse. L’abbĂ© Buxereux s’était promis de le gronder, mais devant sa grĂące et sa naĂŻvetĂ©, il a dĂ©sarmĂ©. Puis on l’a ramenĂ© Ă  Sermenaz et depuis, la maison semble plus triste. Bridgette le regrette beaucoup. C’est ensuite Antone lui-mĂȘme qui met son ami au courant de sa vie de convalescent une imprudence retarde l’heure de son retour et le docteur Bradu l’a envoyĂ© Ă  Nice. Il proteste de son amitiĂ©, aspire Ă  le revoir, et lui raconte ses espiĂšgleries avec Bridgette Maman t’aime beaucoup ; il est convenu que tu passeras les grandes vacances avec moi ; mais comme c’est loin ! » Et c’est une avalanche de cartes postales signĂ©es Ton ami. Georges voudrait lui rĂ©pondre affectueusement ; il n’ose ses lettres seront lues en effet par le SupĂ©rieur ; s’il demandait au PĂšre Levrou de les envoyer comme naguĂšre celles qu’il adressait Ă  sa mĂšre Ă  l’époque de sa premiĂšre communion. Mais non, ce n’est plus la mĂȘme chose. Il est sur la limite indĂ©cise oĂč l’on ne sait si l’on agit par honte ou par pudeur ; il se contente dans sa lettre Ă  Antone de reproches sur son imprudence, de dĂ©tails scolaires, de conseils de grand’pĂšre. Et voici qu’en se relisant il s’aperçoit qu’il l’a tutoyĂ©. Que pensera le SupĂ©rieur qui malgrĂ© l’habitude gĂ©nĂ©rale proteste toujours contre cette familiaritĂ© de mauvaise Ă©ducation ? Il n’a ni le temps ni le courage de recommencer. Alors il corrige les tu en vous. Parfois il oublie des retouches et les phrases deviennent bizarres Vous me dites sur ta derniĂšre carte
 Soigne-vous bien. » La lettre partie il est bourrelĂ© de remords Comme il va me trouver glacial ! » Et il attend la rĂ©ponse avec inquiĂ©tude. Enfin elle arrive Mon cher Georges, tu ne peux savoir le plaisir que tu m’as fait. C’est bien toi, ton courage, ton amitiĂ© dĂ©vouĂ©e. » Georges a peur. Évidemment, c’est de l’ironie. Mais non, jusqu’au bout, jusqu’à l’au revoir la lettre est toujours aussi joyeuse, aussi confiante. Georges s’étonne, car il ne sait pas que les mots ont exactement la valeur sentimentale que nous leur donnons. Il n’a pas eu d’explication avec Miagrin. À quoi bon ? Il a percĂ© Ă  jour la faussetĂ© de cet Ă©lĂšve modĂšle. Il sait bien qu’à l’arrivĂ©e d’Antone, ce sera la lutte entre eux deux, mais il ne le craint pas, il l’attend, dĂ©cidĂ© Ă  dĂ©fendre son ami de toutes ses forces. D’ailleurs Miagrin affecte l’indiffĂ©rence la plus complĂšte. On croirait que vraiment les vacances ont tout effacĂ©, pourtant une crainte terrible hante l’esprit du sacriste. Ah ! s’il pouvait empĂȘcher le retour d’Antone ou faire renvoyer Georges, puisqu’il n’a pu rĂ©aliser ses plans et que ses espĂ©rances, il le voit, sont dĂ©sormais brisĂ©es ! Lui aussi pressent la lutte ! Enfin un soir de mai l’étude des moyens est brusquement agitĂ©e, comme la cime des forĂȘts par le vent. MalgrĂ© les coups de rĂšgle du surveillant, la mĂȘme exclamation se rĂ©pĂšte et se propage de banc en banc Ramon ! c’est Ramon ! Ramon ? » Tout heureux et souriant, bronzĂ© comme un jeune Napolitain, les yeux vifs, la dĂ©marche sautillante, Antone est rentrĂ© et, rapide, monte Ă  la chaire, ainsi qu’un chamois sur un roc. De cette position Ă©levĂ©e, il tourne aussitĂŽt les yeux vers l’angle d’oĂč Georges MorĂšre le contemple ravi. Il lui fait des signes d’intelligence, en Ă©coutant le surveillant qui le sermonne et le renvoie Ă  sa place. Mais hardiment il demande la permission d’aller parler Ă  MorĂšre, il affirme que sa mĂšre lui a donnĂ© quelque chose de trĂšs important et de trĂšs pressĂ© Ă  lui remettre. Soit ! mais faites vite. » Antone bondit, se dĂ©gage de ses condisciples qui l’arrĂȘtent, brave les hum ! narquois des Beurard et Patraugeat, et prolonge tellement ce premier bonjour que le surveillant le rappelle discrĂštement par quelques coups de crayon sur sa table. Tiens, de la part de maman. » Il est retournĂ© Ă  sa place en riant, et Ă  peine assis, examine la figure de son ami. Georges dĂ©noue mĂ©ticuleusement les ficelles, et dans une boĂźte dĂ©couvre un porte-carte de cuir vert ornĂ© de son chiffre en argent. Sa surprise rĂ©jouit fort Antone. Son regard dit clairement Ta mĂšre est trop bonne ! Pourquoi ce cadeau ? » Mais Antone continue de l’examiner avec une impatience fĂ©brile. Georges ouvre le portefeuille, rougit de plaisir, et le referme prĂ©cipitamment ; il contient la photographie d’Antone. Si quelque Beurard indiscret l’apercevait ! quel dĂ©goĂ»t Ă  la pensĂ©e de son sourire railleur et idiot. Le soir au rĂ©fectoire et surtout le lendemain Ă  la rĂ©crĂ©ation, Antone est entourĂ© et fĂȘtĂ©. C’est une chose charmante que cet intĂ©rĂȘt des collĂ©giens pour un camarade enfin de retour. Leur babil d’oiseaux est intarissable. Il faut bien lui donner les nouvelles. On n’a plus qu’une semaine Ă  gagner pour avoir la promenade de classe. – Tu sais qu’on joue Britannicus Ă  la fĂȘte du SupĂ©rieur. Il y aura, paraĂźt-il, de trĂšs jolis costumes. – MorĂšre a Ă©tĂ© vainqueur Ă  la course Ă  pieds. » Et des compliments ! Trente kilomĂštres sous la pluie, tu n’as pas peur ! – Et pour aller voir MorĂšre ! dit une voix aigre. – Il n’en valait pas la peine ! » appuie lourdement Patraugeat. Antone est heureux. Il ne reconnaĂźt plus la maison. Sa grande façade lourde avec son fronton ornĂ© d’un blason sculptĂ©, resplendit toute blanche en cette belle matinĂ©e de mai. Les sureaux et les fusains se sont ennuagĂ©s d’une fine et lĂ©gĂšre verdure, les marronniers de la cour soutiennent l’opulence de leur royal feuillage oĂč les grappes blanches, les pains de hanneton, pointent comme des aigrettes persanes. Le Revermont a perdu ses brumes tristes et grises ; dans la lumiĂšre frissonnent ses champs de maĂŻs, et sa vieille tour de Jasseron Ă  demi Ă©croulĂ©e se dore comme la tant vieille tour du More de la romance. Et puis Georges est lĂ . Antone lui raconte les soins que sa mĂšre lui a donnĂ©s et il ne tarit pas de souvenirs sur ses sƓurs et surtout sur les malices de Bridgette. Il est de la famille. Le soir, c’est la surprise du mois de Marie. On s’en va en procession Ă  la chapelle, on passe Ă  cĂŽtĂ© des rouges corbeilles de pivoines, tandis que, dans le jardin cher au SupĂ©rieur, Vulcain le jardinier sĂ©vĂšre et boiteux rafraĂźchit de sa pompe les rosiers et les plates-bandes de giroflĂ©es. On Ă©coute une brĂšve louange des vertus de la Sainte-Vierge, heureux quand il arrive quelque accident, comme l’avant-veille Ă  l’excellent Perrotot. Il exaltait la bontĂ© de la Sainte Vierge Marie qui, disait-il, a pitiĂ© des plus mauvais prĂȘcheurs ». Ce lapsus avait excitĂ© les rires et les rires dĂ©sarçonnaient le sermonnaire qui, malgrĂ© ses terribles regards Ă  droite et Ă  gauche, n’avait pu retrouver la suite de sa phrase. Pour couper court Ă  son silence prolongĂ© l’abbĂ© FramogĂ© avait commandĂ© Prenez le cantique Ă  la page 35 Au secours, Vierge Marie, Au secours, viens sauver mes jours. » Alors Feydart toujours malin avait introduit une variante que rĂ©pĂ©taient aussitĂŽt ses voisins Au secours, finis mon discours. » L’exercice terminĂ©, on restait en rĂ©crĂ©ation tant que durait le jour. Mais il fallait jouer. Recommandation bien superflue ! AprĂšs des journĂ©es si chaudes cette douceur du soir ranimait les enfants et au premier signal ils s’égrenaient dans la cour comme un sac de perles. Une partie de chat coupĂ© s’organisait spontanĂ©ment. Avec des cris d’hirondelles qui rasent la terre et entremĂȘlent les lignes fantasques de leur vol, ils couraient les uns aprĂšs les autres, filaient comme des flĂšches entre le poursuivi et le poursuivant, obligeant le limier Ă  prendre le change, se grisaient d’audace et de mouvement. Ce jeu trop puĂ©ril, qui le jour les eĂ»t rebutĂ©s, alors les soulevait de plaisir. L’air Ă©tait souple comme un bain tiĂšde, les poitrines, haletantes de la course, aspiraient les senteurs des sureaux, des seringats et des proches lilas. Peu Ă  peu la lumiĂšre se faisait plus mauve et plus mystĂ©rieuse. Antone s’en donnait Ă  cƓur joie, tout entier Ă  la crainte enfantine de se laisser atteindre, et dans les mille dĂ©tours de la poursuite, content de retrouver l’élasticitĂ© de ses membres, heureux de la bonne camaraderie d’Émeril, de CĂ©zenne, d’Aubert, de tous. Il s’élançait Ă©perdĂ»ment, s’efforçait de toucher Georges et soudain se voyait obligĂ© de courir aprĂšs Miagrin qui s’était glissĂ© entre eux deux. DĂ©jĂ  les carreaux de l’étude s’éclairaient de la lueur des lampes [que] les rĂ©glementaires allumaient dans les galeries. Implacable la cloche sonnait. Alors la claquette de l’abbĂ© Russec avertissait les plus acharnĂ©s, ceux qui ne veulent pas se laisser prendre, mĂȘme aprĂšs le signal, mĂȘme quand ça ne compte plus. » Le visage rouge, le front en sueur, la gorge encore toute palpitante, Antone reprenait sa place. Ah ! cette cloche qui rappelle Ă  chaque instant, comme il lui en veut d’interrompre le jeu du soir. En vrai gamin, il lui montre le poing, au milieu des rires de ses camarades. Vous courez trop, vous ĂȘtes tout en sueur vos parents vous ont pourtant bien recommandĂ© de faire attention. » C’est l’abbĂ© Russec qui passe sa main dans le col d’Antone et le gronde. Il a raison. Mais allez donc forcer un enfant Ă  l’immobilitĂ©, quand les autres jouent, quand il n’a pas jouĂ© lui-mĂȘme depuis un mois. On rentre. DerriĂšre eux, dans les cours larges et vides le calme s’étend comme une nappe ; les lourds feuillages s’assombrissent et dans le crĂ©puscule s’agitent les blanches aigrettes des marronniers, heurtĂ©es par les Ă©lytres bruissantes des hannetons rĂŽdeurs. CHAPITRE II – ANTONE S’ÉPANOUIT, GEORGES S’INQUIÈTE Le lendemain Antone s’est levĂ© avec un point de cĂŽtĂ©. Il a dĂ» voir le docteur Thanate Ă  la visite. DĂ©cidĂ©ment il n’est pas tout Ă  fait guĂ©ri puisqu’on l’oblige Ă  garder l’infirmerie pendant les rĂ©crĂ©ations. AussitĂŽt Miagrin en a profitĂ© pour essayer de le relancer. Mais dĂšs les premiers mots, son ancien esclave lui a brutalement signifiĂ© Non, c’est fini, laisse-moi la paix. – Alors c’est le lĂąchage ; tu t’en repentiras. – Assez. – Tu sais quand je le voudrai, ton Georges sera mis Ă  la porte. » Mais Antone sourit et rĂ©pond FlĂ»te. » Miagrin comprend l’allusion ; il riposte Tu n’as aucune preuve en main, rien moi ce n’est pas la mĂȘme chose, aussi je te conseille de garder cela pour toi. » À ce moment rentre Charles Cathelin, Ă©lĂšve de seconde qui devait tenir le rĂŽle de Britannicus, et qui est tombĂ© malade ; Monsieur Berbiguet s’informe de sa santĂ© ; impossible de le prendre avant quinze jours. Homme de dĂ©cision brusque, le professeur se tourne vers Antone, tandis que Miagrin disparaĂźt. Vous, qu’est-ce que vous avez appris au dernier trimestre ?
 Andromaque ? bon, rĂ©citez le commencement. » Antone obĂ©it et d’une voix rapide, incolore et mĂ©canique, il dĂ©coupe ainsi les premiers vers Oui-puis-je-retrouver, un ami-si-fidĂšle. Ma-fortune-va-prendre, une face-nouvelle. Et dĂ©jĂ -son-courroux, semble-s’ĂȘtre-adouci. Depuis-qu’elle-a-pris-soin, de-nous-rejoindre-ici. Voyons, dĂ©clare M. Berbiguet, vous avez pourtant l’air intelligent. Qu’est-ce que cette rĂ©citation ! Oreste et Pylade sont deux amis qui se revoient aprĂšs six mois de sĂ©paration, et vous croyez qu’ils se parleront sur ce rythme de manivelle ? » Et il explique “Oui”, dit Oreste, – avec certitude et ravissement, – “puisque je retrouve un ami”, – trĂšs lent, cela s’impose, et un arrĂȘt pour dĂ©tacher avec tendresse les deux derniers mots “si fidĂšle”. Sentez-vous qu’à ce moment il doit lui serrer la main pour le remercier. “Ma fortune va prendre une face nouvelle”, – il le croit et par consĂ©quent, c’est un vers plein d’espĂ©rance qui doit sonner joyeusement. “Et dĂ©jĂ  son courroux”, d’un ton plus sombre ; ce courroux, c’est la fatalitĂ© antique, c’est l’oracle qui lui a ordonnĂ© de tuer sa mĂšre ! Cependant la confiance l’emporte et il murmure harmonieusement avec abandon la fin “semble s’ĂȘtre adouci, Depuis qu’elle a pris soin, comme une mĂšre, de nous rejoindre ici”. Et il l’embrasse, Ă©videmment. Comprenez-vous un peu ? – Oui, Monsieur. – Eh ! bien, rĂ©pĂ©tez maintenant. » Un peu intimidĂ© et en s’appliquant, Antone reprend les autres vers. Il dĂ©taille l’ami si fidĂšle » avec un peu d’exagĂ©ration et module le dernier vers de sa voix la plus caressante. Vous y ĂȘtes, s’écrie M. Berbiguet. Avec du travail, ça sera parfait. » Et le voici qui s’asseoit prĂšs d’Antone, ouvre son Racine, le commente. L’enfant charmĂ© dĂ©couvre tout un trĂ©sor de beautĂ©s qu’il ne soupçonnait pas. Il faut qu’il apprenne quatre scĂšnes en dix jours. Cela ne l’effraie pas. Il est si heureux d’avoir Ă©tĂ© distinguĂ©, choisi, initiĂ© par M. Berbiguet. Il brĂ»le de lui montrer combien il le comprend. Et puis quelle gloire de jouer devant tous les Ă©lĂšves et leurs parents ! Tout de suite, il Ă©crit Ă  sa mĂšre. DĂšs le lendemain il peut rĂ©citer les deux premiĂšres scĂšnes sans dĂ©faillance de mĂ©moire. De temps en temps, M. Berbiguet rĂ©unit les acteurs dans sa chambre ; quand la rĂ©pĂ©tition a bien marchĂ©, pour les rĂ©compenser, il les laisse se percher sur tous les meubles et lui-mĂȘme, renversĂ© dans un fauteuil, leur lit quelques pages de la LĂ©gende des SiĂšcles, des PoĂšmes Barbares, de Sagesse ou des Jeux Rustiques et divins. Et voici la FĂȘte-Dieu. Le chanoine Raynouard a voulu rĂ©compenser la conduite d’Antone pendant les vacances de PĂąques, il l’a dĂ©signĂ© pour faire partie de l’escorte d’honneur Ă  la procession. Il portera une de ces jolies lanternes dorĂ©es, mobiles sur une hampe. À droite et Ă  gauche les Ă©lĂšves font la haie et chantent sous la direction de l’abbĂ© ThiĂ©baut au milieu, resplendissent les cuivres de la fanfare, puis viennent les tout petits couronnĂ©s de roses, en soutanelles rouges avec des corbeilles pleines de pĂ©tales qu’ils jettent au coup de claquette du cĂ©rĂ©moniaire. Ensuite s’avancent les thurifĂ©raires et, enfin, le dais de drap d’or dont les bĂątons sont portĂ©s par les Ă©lĂšves de philosophie et les cordons tenus par les Premiers Communiants. Au chant des cantiques, sous les marronniers ensoleillĂ©s, Antone Ramon accompagne l’ostensoir vermeil que porte l’archiprĂȘtre de la cathĂ©drale, le vĂ©nĂ©rable Monsieur Destailles. Il mĂȘle sa voix aux voix des petits communiants, son souffle au souffle embaumĂ© des encensoirs, son Ăąme aux roses que les menottes enfantines jettent gauchement avec la crainte de n’en plus avoir pour la fin. Il s’épanouit, il s’offre comme les hauts reposoirs multicolores qui surgissent parmi les ombrages avec leurs fleurs et leurs flammes dansantes, au dĂ©tour de la VallĂ©e Suisse, au fond de la grande allĂ©e des tilleuls, Ă  l’entrĂ©e des jardins ou sous les quinconces qui bordent la Reyssouze. Sa foi s’exalte au contact de toutes ces fois. Est-ce la prĂ©sence de Georges dirigeant les mouvements des thurifĂ©raires ? est-ce l’approche du vieux prĂȘtre chargĂ© de sa lourde chape dorĂ©e quittant parfois le dais pour poser l’ostensoir sur la tĂȘte des petits frĂšres et des petites sƓurs ? est-ce cette fĂȘte du printemps dont les verdures s’harmonisent avec tous ces ors, toutes ces pourpres, toutes ces blancheurs ? Il ne saurait le dire, il ne s’analyse pas, mais s’abandonne Ă  ce flux d’adorations et de priĂšres. Des dĂ©sirs de vie plus pure montent de son cƓur. Il rĂȘve d’ĂȘtre un chef, un hĂ©ros, qui dĂ©fend les siens, donne sa vie, sauve les innocents, brave les Ă©chafauds. Tandis qu’agenouillĂ©, au moment de la bĂ©nĂ©diction, les yeux suivent quelque sauterelle errante parmi les brins d’herbe, son imagination, surexcitĂ©e par son cƓur, invente des scĂšnes tragiques oĂč s’affirment son courage et sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Puis les tambours battent, on se relĂšve, et, dĂ©veloppant sa longue thĂ©orie, la procession revient Ă  la chapelle par les cours et le perron. De la cour du cloĂźtre, Antone aperçoit, par la porte grande ouverte, dans une pĂ©nombre profonde et fauve, le maĂźtre autel, magnifique brasier de cierges. La foule chante le Te Deum et les Ă©lĂšves se hĂątent pour faire retentir sous les voĂ»tes de la nef la rafale de joie du Per singulos dies » Aujourd’hui, tous les jours, Seigneur, nous te bĂ©nissons. » La cloche lĂ -haut s’unit Ă  cette allĂ©gresse et sonne Ă  toute volĂ©e la rentrĂ©e du cortĂšge. Antone chante Ă  plein gosier, soutenu par les grandes ondes de l’orgue, et mĂȘlant sa voix Ă  la clameur triomphale des enfants, Ă  la sonnerie de la cloche. Car cette fois les portes ne sont pas fermĂ©es, l’autel n’est plus endeuillĂ© de violet, ni les prĂȘtres de noir comme aux Rameaux ; la voĂ»te n’a plus le retentissement lugubre des caves ni des prisons non, c’est la chapelle de l’allĂ©gresse exultante, de l’épanouissement, de la joie parfaite ; aujourd’hui encore, c’est vraiment la chapelle de son Ăąme. Pourtant, Ă  cette mĂȘme heure, par ces mĂȘmes chemins enivrĂ©s, Georges est envahi de nouveaux scrupules. Tout en rĂ©glant les mouvements des thurifĂ©raires, il a vu son ami radieux prĂšs du dais ; il n’a pas perdu une note de ses cantiques et Ă  mesure que cette voix montait, il s’inquiĂ©tait lui-mĂȘme de la douce voluptĂ© qu’il goĂ»tait Ă  l’entendre, de ces regards qui se posaient naĂŻvement sur lui avec tant d’insistance. Ce concert de parfums, de chants, et de regards n’est pas simplement pieux. Antone s’ignore peut-ĂȘtre, mais Georges se demande si ce n’est pas sa prĂ©sence qui le fait vibrer ainsi et une crainte religieuse le saisit. Est-ce qu’il attirerait Ă  lui cette ferveur ? Est-ce qu’il Ă©tendrait le crĂ©puscule de son amitiĂ© entre cette Ăąme et le soleil de justice ? VoilĂ  pourquoi Georges MorĂšre est si grave, pourquoi parfois, il ferme les yeux afin de ne pas rencontrer les yeux d’Antone. Il craint de trop s’abandonner Ă  cet attrait. Le samedi suivant, la classe de troisiĂšme triomphe. Elle a obtenu son troisiĂšme Ă©loge de classe et, solennellement, le SupĂ©rieur dĂ©clare qu’elle a droit Ă  une promenade pendant une journĂ©e de travail. Les applaudissements ont Ă©clatĂ© sur tous les bancs. Antone songe Ce sera une bonne journĂ©e avec Georges ! » Le mĂȘme soir Georges va trouver le PĂšre Levrou ; il lui raconte son trouble ; Antone l’inquiĂšte, il le voudrait moins exagĂ©rĂ© il le craint. Il est ce qu’il est, rĂ©pond l’abbĂ© ; mais prenez garde. Si vous lui battez froid vous le relancez dans les aventures. La premiĂšre expĂ©rience suffit, ne recommençons pas. Qu’il soit trĂšs expansif et par suite dangereux, vous le sentez vous-mĂȘme. Alors, que vous dirai-je ? Consultez-vous. Si son amitiĂ© vous domine et vous alanguit, coupez court. – Je ne veux pas l’abandonner. – Si vous vous croyez capable de rĂ©sister Ă  cet enveloppement, continuez. Vous pouvez en effet avoir une trĂšs grande et trĂšs heureuse influence sur lui, mais Ă  une condition. – Laquelle ? – C’est de vous mĂ©fier de son imagination et de sa sensibilitĂ© et de l’amener Ă  une vue plus sĂ©rieuse de la vie. – Mais le moyen ? – N’allez pas trop vite, restez d’abord l’ami un peu grave et le guide patient. Si votre camaraderie peut subsister ainsi simple et loyale jusqu’à l’annĂ©e prochaine, elle deviendra alors une solide amitiĂ©, car il n’y a pas de vĂ©ritable amitiĂ© avant quinze ans. Voyons, est-ce que cela ne mĂ©rite pas quelques efforts ? Vous n’ĂȘtes plus un enfant, vous ? – J’ai peur de moi. – Tant mieux on n’est jamais trop humble, mais ayez confiance en Dieu, et quel meilleur moyen de vous affermir dans le bien que de travailler Ă  y affermir les autres ? Au lieu d’ĂȘtre un suiveur servile, ne voulez-vous pas ĂȘtre un entraĂźneur d’ñmes ? Eh ! bien, commencez dĂšs maintenant. » CHAPITRE III – DANS LES COULISSES La tradition dans cette vieille maison veut que la fĂȘte du SupĂ©rieur soit une surprise, bien que, huit jours avant, la Cour des Pluies retentisse sous les coups de marteau des ouvriers installant le théùtre. Le vendredi 6 juin les deux plus jeunes enfants vont prĂ©venir le bon chanoine qu’on le demande Ă  la salle des exercices. La tradition exige encore que juste Ă  ce moment, chapeau en tĂȘte, parapluie en main, il s’apprĂȘte Ă  sortir. Aussi refuse-t-il. Les deux benjamins insistent ; il leur demande leur raison, mais ceux-ci minaudent et ne veulent pas livrer le secret. Enfin le chanoine suit ses deux messagers qui se rĂ©jouissent de sa figure effarĂ©e lorsqu’à son entrĂ©e le collĂšge Ă©clate en applaudissements. Et aussitĂŽt commence le dĂ©filĂ© des compliments français, grecs, latins, allemands, anglais, que le SupĂ©rieur absorbe avec bienveillance et auxquels il rĂ©pond aimablement, du mieux qu’il peut, dans les langues qu’il sait. Mais le grand attrait de cette fĂȘte, c’est la reprĂ©sentation dramatique du lendemain soir. Cette fois Monsieur Huchois fait jouer Le MĂ©decin malgrĂ© lui », mais M. Berbiguet tente l’épreuve d’une tragĂ©die classique avec rĂŽles de femmes. Britannicus doit ĂȘtre reprĂ©sentĂ© sans retouches et intĂ©gralement Ă  quelques vers prĂšs. À 7 heures, les acteurs montent s’habiller Ă  la salle de musique, sous la surveillance des deux professeurs. On se dispute les costumes multicolores, robes de pourpre, blouses de paysan, pourpoints, cuirasses, toges blanches. On rit de Dubled qui s’efforce d’endosser la cuirasse de Burrhus sens devant derriĂšre. On s’exclame devant les figures grimĂ©es devenues mĂ©connaissables, devant GrĂ©tat, comique cĂ©lĂšbre dans tout le collĂšge, en Sganarelle, sa bouteille Ă  la main. Antone revĂȘt son costume de Britannicus, maillot, cuirasse de cuir, avec appliques d’or, tunique violette brodĂ©e de clinquant. Les grands l’entourent. Chamouin croise les ganses de ses sandales, Varageon lui tend un verre de punch, Dubled drape son manteau Ă  l’antique. Antone habituĂ© aux cĂąlineries de ses tantes s’abandonne Ă  leurs soins. Monsieur Berbiguet ne laisse pas le coiffeur l’enlaidir de fards Ă©pais et de perruques. MalgrĂ© les protestations d’Antone qui voudrait barbe et moustache, il se contente de faire accentuer les sourcils, ombrer les paupiĂšres, carminer les lĂšvres. La reprĂ©sentation du MĂ©decin commence. Antone, restĂ© avec deux ou trois tragĂ©diens, Ă©prouve des apprĂ©hensions nouvelles Pourvu qu’il se rappelle son rĂŽle ! » Chamouin dĂ©clare qu’il faut ĂȘtre un peu parti » pour bien jouer. Il l’emmĂšne au rĂ©fectoire oĂč les autres acteurs boivent le grog, et lui en fait avaler deux grands verres. Le premier acte de la comĂ©die est fini, les artistes reviennent. GrĂ©tat furieux s’exclame Comment jouer proprement avec cet imbĂ©cile de Chouroux qui rĂ©cite une leçon et fait rater tous les effets ! » Antone s’effraie N’aura-t-il pas l’air de rĂ©citer sa leçon ? » Dubled a devinĂ© ses craintes Ça ne va pas, lui dit-il, viens donc Ă  la cuisine ; » et il l’entraĂźne vers le sous-sol par le large escalier de pierre. La grosse sƓur Archangel bougonne et les chasse Allez-vous en, vous savez bien que vous ne devez pas venir ici. » Dubled tient bon Ma sƓur, c’est Monsieur Berbiguet qui m’envoie. Le petit Ramon est un peu fatiguĂ©, il va jouer, vous n’auriez pas un peu de grog pour le remonter ? – Il n’y en a plus, » rĂ©pond sĂšchement la sƓur. Mais Dubled insiste. Tout en remettant sur le fourneau sa vaste marmite, la sƓur a tournĂ© un Ɠil vers Antone. C’est vrai qu’il est gentil dans son costume de jeune Imperator, avec son manteau agrafĂ© Ă  l’épaule, ses bras nus, ses jambes fines enrubannĂ©es. La bonne sƓur oublie un peu ses casseroles et ses chaudiĂšres, elle s’excuse, elle regrette. Rien qu’un peu de grog, ma sƓur, » supplie Antone, de sa voix cĂąline et timorĂ©e. Et cette canaille de Dubled insiste encore, plaide toujours. La vieille sƓur se sent prise aux entrailles quand mĂȘme par cette grĂące gamine que rajeunit le travesti. Elle le regarde en vraie grand-mĂšre. Comment vous appelez-vous donc ? – Antone Ramon. – J’aurais dĂ» le deviner ! comme vous ressemblez Ă  votre papa ! » C’est sa manie de reconnaĂźtre dans les Ă©lĂšves actuels les enfants des Ă©lĂšves d’autrefois. Monsieur Ramon n’a jamais mis le pied dans les classes du collĂšge, mais elle se le rappelle trĂšs bien. C’est son pĂšre trait pour trait. Il Ă©tait si gentil ! » Et toute attendrie elle lui offre bientĂŽt une tasse de cafĂ© brĂ»lant, vivement moulu et Ă©chaudĂ© par Bresson et Laurent. Antone les remercie et remonte avec Dubled, suivi des regards maternels de la bonne sƓur. Hein ! j’ai Ă©tĂ© gentil, » fait remarquer Dubled, et il s’approche de l’enfant sous prĂ©texte de remettre une agrafe. Antone se laisse faire, et le vertueux Burrhus lui murmure Tu sais que tu es gentil Ă  croquer ? » Mais Antone le voit venir et se hĂąte de regagner les coulisses
[3] Le rideau tombe sur la fin du MĂ©decin malgrĂ© lui. Les applaudissements cessent. Et le théùtre est livrĂ© aux machinistes pour le changement de dĂ©cors. Les comiques redescendent au rĂ©fectoire avec des cris, des exclamations et des rires Ah mon vieux, s’écrie GrĂ©tat d’un air important, je ne savais pas un mot de mon rĂŽle ; tu vois, ça a Ă©tĂ© tout de mĂȘme ! Et Brizot qui se trompe et rentre dans mon dos, pendant que je dis “Ah ! je te vois venir !” La salle se roulait. » Monsieur Huchois se roule un peu moins. Vieil entraĂźneur, il sent que, par suite de ces fautes, la piĂšce n’a pas eu le dixiĂšme du succĂšs des autres fois. À son tour, M. Berbiguet se dĂ©mĂšne, passe la revue de la troupe, donne les derniers conseils Approchez-vous de la rampe, et parlez dis-tinc-te-ment. » Les nouveaux acteurs remontent sur le plateau, se dissimulent derriĂšre les portants. On frappe les trois coups, et aussitĂŽt l’orchestre attaque une ouverture grave composĂ©e par l’abbĂ© ThiĂ©baut. Allez. » Lentement le rideau se lĂšve sur une scĂšne Ă  demi plongĂ©e dans l’obscuritĂ©. Agrippine attend immobile et muette, les yeux fixĂ©s sur la porte de NĂ©ron. L’orchestre interprĂšte les mouvements tumultueux de son Ăąme, tandis que le jour peu Ă  peu grandit et fait sortir de l’ombre les colonnes de porphyre de l’atrium et les blanches statues des empereurs. Survient Albine, inquiĂšte, et lorsque la derniĂšre note de musique se meurt, la grave tragĂ©die commence. Quoi ! tandis que NĂ©ron s’abandonne au sommeil
 » Antone dĂ©sirerait voir l’auditoire mais il a peur d’ĂȘtre aperçu ; bientĂŽt l’immobilitĂ© lui pĂšse, il s’agite, il voudrait remuer, marcher, tromper son inquiĂ©tude. De la coulisse opposĂ©e le professeur impose le calme, arrĂȘte les bruits. La salle Ă©coute avec cette froideur attentive qui semble d’abord ne pas comprendre et menace Ă  chaque instant de se dĂ©courager. Agrippine-Varageon cependant a de la prestance, un organe sonore, et dĂ©taille bien le rĂ©cit de sa disgrĂące. Dubled attention ! » C’est le tour de Burrhus. Il entre un peu gauchement, sa voix de basse dissimule mal sa timiditĂ©. Qu’adviendra-t-il d’Antone si Dubled a le trac ! Pourtant la scĂšne s’anime, Agrippine s’irrite PrĂ©tendez-vous longtemps me cacher l’empereur ? » Sans souci des effets futurs, Varageon donne tout ce qu’il peut ; la salle s’ébranle. Enfin Ă©clatent les premiers applaudissements ; les jeunes acteurs sentent un poids s’évanouir. Monsieur Berbiguet sourit et donne des ordres plus nets À la rampe, Ă  la rampe. » Maintenant ses yeux cherchent Antone PrĂ©parez-vous. » BientĂŽt Burrhus se tourne vers le fond et s’écrie Voici Britannicus, je lui cĂšde ma place. » Il faut bien que Britannicus paraisse. Va donc, » lui crie Brizot, et Antone s’avance les yeux Ă©garĂ©s, la dĂ©marche incertaine Approchez, crie Monsieur Berbiguet
 encore
 Ă  la rampe. » Mais une terreur folle le prend. La rangĂ©e des becs de gaz l’éblouit. Le cadre lumineux de la scĂšne forme comme l’ouverture d’un vaste tunnel entĂ©nĂ©brĂ©, une brume bleue flotte au-delĂ  de cette ligne de feu et dans cette brume il devine plutĂŽt qu’il n’aperçoit une foule moutonnante, une multitude de fronts luisants qui lui semblent hostiles. Il n’ose regarder, il se demande avec angoisse s’il va pouvoir parler, se rappeler. Agrippine l’interpelle Prince, oĂč courez-vous ? Que venez-vous chercher ? » Ce que je cherche ? Ah ! dieux ! » a-t-il rĂ©pondu d’un ton tremblotant. Mais c’est la note exacte de la scĂšne. Le voilĂ  parti. Il entend la voix de M. Berbiguet Bien ! moins vite
 » Et docile, il dĂ©clame les vers, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de se rappeler les indications tant de fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Agrippine se retire, il est seul avec Narcisse À la rampe ! » Il s’approche, il ose enfin regarder devant lui. Aux premiers rangs, il distingue Monsieur le CurĂ© de Bourg, Monsieur le SupĂ©rieur, et entre eux, un prĂ©lat au visage Ă©maciĂ©, aux mains blanches, c’est Monseigneur Foritte, Ă©vĂȘque in partibus » de Lalice. AuprĂšs d’eux, le colonel de Saint-EstĂšphe, la colonelle, le docteur Thanate, d’autres prĂȘtres aux yeux rĂ©jouis. Tous le contemplent avec de bonnes figures souriantes ; il n’ose pourtant soutenir leur regard et plonge plus loin. Et tout de suite, il aperçoit trois tĂȘtes de femmes, trois chapeaux en perpĂ©tuel mouvement, des yeux qui l’aspirent c’est maman, c’est tante Mimi, c’est tante Zaza. Parties par le train de quatre heures 59, elles sont arrivĂ©es juste Ă  temps pour la reprĂ©sentation. Antone n’ose se tourner vers elles, il craint qu’elles ne cherchent Ă  se faire reconnaĂźtre, ne le troublent et ne le rendent ridicule. Vivement il lĂšve les paupiĂšres vers le fond, se repose dans cette obscuritĂ© de plus en plus opaque oĂč sont pressĂ©s tous ses condisciples, oĂč se trouve MorĂšre, Georges MorĂšre ! Quelles Ă©motions le secouent Ă  ce souvenir ! il module la douce plainte du jeune prince Que vois-je autour de moi, que des amis vendus, Qui sont de tous mes pas les tĂ©moins assidus, Qui, choisis par NĂ©ron pour ce commerce infĂąme, Trafiquent avec lui des secrets de mon Ăąme !
 Comme toi, dans mon cƓur, il sait ce qui se passe. Et la musique en est si suave, si harmonieuse, si pĂ©nĂ©trante qu’on n’applaudit pas, mais que le silence se fait soudain plus profond, plus attentif, plus Ă©mu le charme de Racine opĂšre. Le premier acte est achevĂ©, les applaudissements bondissent, le rideau tombe. Dubled, Chamouin, Varageon se prĂ©cipitent vers Antone Tu y es ! c’est tout Ă  fait cela. » Monsieur Berbiguet passe TrĂšs bien ! trĂšs bien ! » Il fait venir de la cuisine un broc d’eau chaude et renouvelle ses observations, tout en dĂ©bouchant une bouteille de rhum pour prĂ©parer de nouvelles rations de grog. Maintenant le trac s’est dissipĂ©. Antone Ramon est sĂ»r de lui. Au second acte, la salle est plus vibrante. Junie, c’est-Ă -dire RĂ©villou, enlĂšve tous les suffrages, et rien n’est charmant et terrible Ă  la fois, comme la scĂšne des deux fiancĂ©s, de Britannicus plein d’espoir, et de Junie terrifiĂ©e tandis qu’on voit s’agiter la tapisserie derriĂšre laquelle NĂ©ron les Ă©pie. Antone s’est piquĂ© au jeu, il veut attirer les regards, enlever les applaudissements. Enfin le voici Ă  l’acte troisiĂšme. Il se plaint Ă  son confident, au traĂźtre Narcisse, quand soudain survient Junie. On a un peu Ă©courtĂ© cette scĂšne d’amour, sa scĂšne, mais il lui en reste assez pour faire valoir sa voix chaude et gĂ©nĂ©reuse, sa grĂące vraiment impĂ©riale, la souplesse de son jeune corps et la tendresse de sa voix ardente. Il se jette aux pieds de Junie et NĂ©ron apparaĂźt. Alors commence le duel des deux frĂšres, alors se dĂ©chaĂźne la colĂšre du monstre tout puissant, devant la rĂ©volte fiĂšre et ironique de l’adolescent, ses ripostes cinglantes, ses gestes provocateurs, toute l’effervescence imprudente de son cƓur blessĂ© qui ne veut plus se contenir ; puis c’est la brutale frĂ©nĂ©sie du despote, l’appel aux gardes, l’arrestation de Britannicus, les reproches Ă  Burrhus et la menace Ă  Agrippine. Ah ! cette fois Antone a bien conquis la salle elle applaudit, elle se lĂšve, le vieux colonel Ă©mu de son courage crie Bravo » ; sa maman et ses tantes pleurent en riant, le fond de la salle Ă©clate avec fracas, et le rideau tombĂ©, les Ă©chos un peu assourdis continuent longtemps, longtemps. La partie est gagnĂ©e, » s’écrie Monsieur Berbiguet dans l’enivrement de la victoire, et GrĂ©tat lui-mĂȘme, l’égoĂŻste GrĂ©tat, vient trouver Chamouin et Ramon Vrai, vous Ă©tiez merveilleux tous les deux. » C’est la gloire, c’est la joie ; Antone a les yeux brillants, les ailes fines de son nez se dilatent, ses joues rougissent de bonheur, il boit les louanges de tous les pores de son ĂȘtre encore, encore, vous ne lui en donnerez pas assez. Il les reçoit de tous ; de Dubled qu’il aurait souffletĂ© tout Ă  l’heure, de Laurent qui n’a rien compris, mais qui a regardĂ© par un trou de la toile de fond, de la bonne sƓur Archangel qui, elle, n’a rien vu et est remontĂ©e de sa cuisine pour remporter son broc. Antone absorbe tout ; cette cour, ces adulations lui semblent dues. Le colonel viendrait le fĂ©liciter, Monseigneur Foritte entrerait qu’il n’en serait nullement Ă©tonnĂ©. Il est tombĂ© dans ce hideux cabotinage dont la vue chez les autres nous inspire un si profond dĂ©goĂ»t ! DĂ©jĂ  il possĂšde tous les secrets de raviver l’éloge, et il en use ! Alors, je n’étais pas ridicule ? Vraiment, ça n’a pas Ă©tĂ© trop mal ? » Et il se baigne dans les compliments emphatiques ; il se fait redire et rĂ©pĂ©ter Ă  satiĂ©tĂ© Non, le mieux, c’est quand tu disais
 » Il ne peut se douter que ce qui a Ă©mu le colonel, l’évĂȘque, ses tantes, toutes les mĂšres, tous les hommes et mĂȘme inconsciemment ses camarades, c’est le timbre de sa voix, la beautĂ© de sa jeune tĂȘte au profil antique, les lignes fiĂšres et souples de son corps vibrant d’adolescent ; et que cette voix, cette beautĂ©, ont fait accepter les gaucheries et les inexpĂ©riences de son jeu. Mais voici l’épreuve. Pendant tout le quatriĂšme acte il ne paraĂźt pas. Maintenant qu’on s’occupe des autres, qu’on applaudit les autres, il sent une dĂ©tresse infinie, la souffrance aiguĂ« de l’abandon soudain, de l’isolement. Il rentre dans les coulisses, il suit ses condisciples ; un peu plus, il se montrerait nĂ©gligemment, pour rien, pour se faire voir, pour rappeler l’attention. Toutes les fois qu’on rĂ©pĂšte le nom de Britannicus il Ă©prouve un soulagement on complote de le tuer, Burrhus cherche Ă  le dĂ©fendre, Narcisse pousse Ă  l’empoisonner. S’il n’est plus en scĂšne, on parle de lui, toujours de lui, rien que de lui c’est un peu de baume sur sa blessure, c’est ce qui l’empĂȘche de s’aigrir contre Dubled et les autres acteurs. Et soudain, dans les coulisses, il entend derriĂšre lui une voix le fĂ©liciter timidement. Il tressaille. C’est Miagrin, Miagrin qui s’est Ă©chappĂ© de la salle. Il l’écoute, il accepte ses fĂ©licitations, il le suit et revient avec lui au rĂ©fectoire. LĂ , l’onctueux paysan renouvelle tous ses compliments, lui apporte l’écho de la salle, l’admiration de ses condisciples Tu as eu des attitudes superbes, des regards surtout ! Tu es bien supĂ©rieur Ă  NĂ©ron. Émeril, qui ne t’aime pas beaucoup applaudissait Ă  tout rompre. Et moi, je n’étais pas en reste avec lui. » Antone sourit, Antone l’écoute ; il oublie son antipathie, il oublie sa promesse Ă  MorĂšre, il oublie MorĂšre, tellement il est enivrĂ©. La voix du sacriste se fait plus humble, plus mĂ©lancolique, plus implorante et glisse vers le rappel des souvenirs, vers une catastrophe, peut-ĂȘtre. Les applaudissements annoncent brusquement la chute du rideau et rompent ce dangereux tĂȘte-Ă -tĂȘte. Enfin, c’est le dernier acte. Antone reparaĂźt dans une scĂšne douce, de confiance lĂ©gĂšre et d’amour chevaleresque. Mais pourquoi M. Berbiguet a-t-il supprimĂ© deux vers ici, quatre vers lĂ  ? Pourquoi Racine n’a-t-il pas montrĂ© le fatal banquet ? Dubled a raison contre M. Berbiguet, ç’eĂ»t Ă©tĂ© bien mieux. Quel effet n’aurait pas produit Ramon-Britannicus en tombant tout Ă  coup, pĂąle, inanimĂ©, aprĂšs avoir bu le poison ! Tout le monde aurait pleurĂ© ! Si seulement on le rapportait mort sur la scĂšne. Quel dommage qu’il n’y ait pas pensĂ© plus tĂŽt ! Cela aurait fait un trĂšs beau tableau final, sans qu’on fĂ»t obligĂ© de toucher au texte de Racine que M. Berbiguet dĂ©clare sacré  La tragĂ©die est terminĂ©e. On baisse le rideau, puis tous les acteurs se pressent sur la scĂšne. Britannicus et Junie en occupent le milieu. On applaudit encore. Monseigneur se lĂšve et remercie les artistes, puis son Ă©loge va aux maĂźtres dĂ©vouĂ©s, Ă  cette maison qui sait, tout en dĂ©veloppant les jeunes intelligences, en les ouvrant aux beautĂ©s de nos grands gĂ©nies, former les cƓurs et les volontĂ©s. Antone sourit Ă  tous les Ă©loges et il espĂšre qu’en finissant le prĂ©lat va revenir Ă  lui. Mais non, c’est sur la patrie et l’Église que s’achĂšve cette allocution. Les rangs se dĂ©font ; les parents s’approchent. Antone est dĂ©jĂ  dans les bras de sa mĂšre, et de ses tantes. Le colonel de Saint-EstĂšphe et sa femme le fĂ©licitent ; les autres mĂšres regardent jalousement Madame Ramon et son fils. Et l’évĂȘque, avant de sortir, leur donne sa bĂ©nĂ©diction. Quel triomphe maternel, triplement maternel, car on ne pourrait deviner quelle est la mĂšre parmi ces trois femmes, jeunes, Ă©lĂ©gantes, et dont la joie fait rayonner la beautĂ©. Soudain, comme elles vont le quitter, les Ă©clats vainqueurs des cuivres retentissent dans la cour. Tu viens, Ramon, dit Émeril en passant. – OĂč cela ? – Sous les quinconces au feu d’artifice. » La fanfare, en effet, s’est rassemblĂ©e et entraĂźne tout le monde acteurs, spectateurs, enfants et parents, Ă  travers les galeries et les cours jusqu’aux grands arbres du parc qu’éclairent des feux de Bengale. Antone, dit M. Berbiguet, allez vite, et prenez un flambeau. – Couvre-toi bien, lui crie la maman. – Ah ! je n’ai pas froid. » Il s’échappe tant il a peur qu’une des tantes lui mette un manteau sur son beau costume. En cercle sous les arbres, la fanfare attaque la troisiĂšme marche aux flambeaux de Meyerbeer, tandis que les feux rouges succĂšdent aux feux verts. C’est un spectacle inattendu et dĂ©fiant toutes les fantaisies nĂ©roniennes. Agrippine, une joue plissĂ©e, l’autre gonflĂ©e, claironne dans un petit bugle et se penche sur GĂ©ronte pour suivre sa partie, Narcisse s’épuise dans une contrebasse, Burrhus et Sganarelle, cĂŽte Ă  cĂŽte, poussent avec ensemble la coulisse de leur trombone. PrĂšs d’eux Junie, Martin, Lucas, Britannicus les Ă©clairent avec des ballons oranges. Et au milieu, la haute silhouette fantomatique de l’abbĂ© ThiĂ©baut se baisse, se relĂšve, se dĂ©mĂšne, surveille les Ă©clats des trombones, marque la mesure aux altos, appelle vigoureusement les barytons et les basses, et modĂšre les ra » et les fla » de NĂ©ron, premier tambour. CHAPITRE IV – RIEN NE SE PERD Au coup de cloche du matin, Antone s’est rĂ©veillĂ© trĂšs fatiguĂ© et, comme il est naturel, aprĂšs les grandes exaltations, dĂ©couragĂ©, plein d’amertume. Ainsi c’est fini il faut se remettre au travail, aux versions, aux thĂšmes, aux problĂšmes. Il revient sur son triomphe, comme on Ă©carte des cendres pour retrouver quelque Ă©tincelle. Il se rappelle qu’il n’a pas vu Georges MorĂšre. Dans cette fĂȘte, Ă  aucun moment son ami ne lui a serrĂ© la main, ne l’a fĂ©licitĂ© ; Émeril est venu, CĂ©zenne est venu, Miagrin mĂȘme est venu mais lui, pourquoi s’est-il abstenu ? Pourquoi ? Enfin, il a honte de lui-mĂȘme Ă  la pensĂ©e qu’il s’est laissĂ© approcher par Miagrin, qu’il a Ă©coutĂ© Miagrin, qu’il n’a pas tenu sa promesse. Il espĂšre revoir son ami Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, car le matin il se complaĂźt dans le babil gĂ©nĂ©ral, oĂč dĂ©jĂ  pourtant des apprĂ©ciations le blessent ; les uns lui prĂ©fĂšrent Junie, ou Narcisse, d’autres trouvent cette tragĂ©die assommante et exaltent le MĂ©decin malgrĂ© lui » un homme qui boit, qui est battu et qui dit du mauvais latin, c’est plus qu’il n’en faut pour leur faire affirmer la supĂ©rioritĂ© de MoliĂšre sur Racine. Georges grondĂ© gentiment l’assure qu’il l’a applaudi et qu’il est toujours le mĂȘme. Mais quoi ? l’amitiĂ© n’est-elle pas une confiance absolue de deux amis dans leurs sentiments mutuels ? » Il a raison, mais Antone est un peu froissĂ© de son peu d’empressement. Georges voudrait bien lui dire qu’il y a quelque chose de plus important dans la vie que les succĂšs de théùtre, mais il a le bon sens de comprendre que ce n’est pas le jour. Trois fois dans la journĂ©e, Miagrin a tentĂ© de l’aborder en souriant, pour reprendre la conversation des coulisses, mais trois fois Antone l’a laissĂ© brusquement pour retrouver Georges MorĂšre. C’est Ă©tonnant, remarque CĂ©zenne, qu’on ferme les yeux sur eux. Ah ! si c’était moi ! » N’aie pas peur, a rĂ©pondu Miagrin, il faudra bien qu’on les ouvre. » Et il ajoute de vagues menaces. Si la jalousie fielleuse n’était pas une passion, elle saurait attendre, mais il arrive un moment oĂč le poids est trop lourd, l’attente insupportable. Un adolescent de quinze ans peut avoir le caractĂšre et les instincts d’Iago ou de Tartuffe, il n’en possĂšde pas encore la patience scĂ©lĂ©rate, ni la fourbe dextĂ©ritĂ©. Miagrin est Ă  bout de rage. La promenade de classe devait avoir lieu le 18 juin. Les grandes fĂȘtes Ă©taient passĂ©es et les troisiĂšmes aspiraient ardemment Ă  ce jour de libertĂ©. Quatre jours avant, un nouvel incident Ă©mut le SupĂ©rieur. En sortant de la sacristie, aprĂšs la messe, il aperçut Ă  terre un papier pliĂ©. Son Ă©tonnement fut grand d’y lire ce fragment de lettre de l’écriture trop reconnaissable de MorĂšre D’abord ne te soucie pas de Patraugeat ; comment peux-tu ravaler notre amitiĂ© Ă  s’occuper de cet imbĂ©cile. Et d’ailleurs que nous importe l’opinion des autres. Je connais tes sentiments, cher Antone, tu n’ignores pas les miens. Il faut que notre amitiĂ© dĂ©daigne ces railleries bĂȘtes et ces manƓuvres d’idiots. MĂȘme si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut rĂ©sister au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement
 » La suite manquait, mais au verso des bribes de phrase de mĂȘme nature confirmaient le SupĂ©rieur dans ses soupçons Aie confiance en moi, laisse-moi te conduire, ne crains rien, quoi qu’on te dise, cher Tonio, et ne te laisse pas abattre
 » Le Chanoine, homme de principes sĂ©vĂšres, fit immĂ©diatement venir Georges et sans lui donner le temps de se reconnaĂźtre l’accabla de ses rĂ©primandes. Georges eut beaucoup de peine Ă  Ă©claircir cette accusation, il reconnut la lettre du premier de l’an. Antone, appelĂ© Ă  son tour en prĂ©sence de Georges fut Ă©tonnĂ© de revoir la lettre qu’il avait crue dĂ©chirĂ©e par Miagrin. TransportĂ© de fureur et comprenant ce coup dont le sacriste l’avait menacĂ©, il Ă©clata en injures contre lui. En vain le SupĂ©rieur voulut l’arrĂȘter. Antone poursuivit ses rĂ©vĂ©lations, raconta les roueries de Miagrin. Comme le SupĂ©rieur restait incrĂ©dule il s’exaspĂ©ra C’est un hypocrite, criait-il, et si vous voulez savoir celui qui a bouchĂ© la flĂ»te de Georges MorĂšre Ă  la Sainte CĂ©cile, eh ! bien, c’est lui, il me l’a dit. » Le chanoine eut un fugitif sourire. L’accusation Ă©tait tellement extravagante et inattendue qu’elle en devenait drĂŽle. Il se reprit aussitĂŽt et, d’un ton sĂ©vĂšre, lui rappela qu’il ne lui appartenait pas d’accuser les autres de mensonge, qu’il voulait bien oublier ces paroles de colĂšre, mais qu’il lui demandait de se rappeler ses promesses du jour de PĂąques, promesses de travail et de conduite exemplaires, et il les renvoya aprĂšs les avoir avertis qu’il se ferait renseigner sur leur attitude. Une fois dans l’escalier Tu sais, dĂ©clara Antone Ă  Georges, c’est vrai tout ce que j’ai dit au SupĂ©rieur. Et il lui rĂ©vĂ©la les menaces de Miagrin. – Alors, soyons prudents, rĂ©pondit Georges, car Miagrin a toute la confiance du SupĂ©rieur, et il est capable de tout. » CHAPITRE V – MIAGRIN SE VENGE Mardi 18 juin ! C’est le grand jour, le jour de la Promenade de classe. Sous la conduite de M. Pujol et de M. Perrotot, car le rĂšglement exige au moins deux professeurs, les troisiĂšmes se dirigent vers la gare de Bourg pour prendre le train de Nantua. On leur a bien recommandĂ© de garder le silence en passant prĂšs des Ă©tudes oĂč leurs condisciples apprennent leurs leçons, mais allez faire comprendre ce dĂ©licat sentiment Ă  Émeril, Ă  CĂ©zenne, Ă  d’Orlia, Ă  Patraugeat ! Leur premiĂšre joie fut au contraire de crier sous leurs fenĂȘtres Ah ! quel beau temps pour une promenade. » Le train arrive ils prennent d’assaut les voitures, se disputent fĂ©rocement les coins des compartiments, trĂ©pignent de joie au coup de sifflet du dĂ©part. Cette fois, ça y est ! » Comme dit le vieux d’AubignĂ© L’aise leur saute au cƓur et s’épand au visage. Patraugeat fait d’ironiques adieux au collĂšge, et soudain toute la classe attaque la marche aux Flambeaux de Meyerbeer
 Antone s’est fait envoyer sa lorgnette et Rousselot son appareil photographique. Mais Rousselot s’occupe Ă  couper un morceau de la courroie de la portiĂšre, comme souvenir, et Antone, juste en face de Georges, n’a cure du paysage. Dans le compartiment voisin M. Pujol se moque de CĂ©zenne qui avoue n’avoir jamais visitĂ© l’Église de Brou depuis quatre ans qu’il est Ă  Saint-François-de-Sales. Et, plus loin, Feydart Ă©coute M. Perrotot expliquant que l’acide prussique est un poison si violent qu’une goutte sur la langue d’un chien, ça tue un homme ! » Le train dĂ©passe CeyzĂ©riat, contourne le Mont July, descend dans la vallĂ©e du Suran, dĂ©passe Simandre Rousselot, ton appareil ? » Rousselot se prĂ©cipite. Tiens ! prends ce coin-là
 non, attends, celui-là
 Non, par ici. » Rousselot dĂ©blaie le passage, Ă©crase des pieds, hĂ©site d’une portiĂšre Ă  l’autre, se prĂ©pare et au moment prĂ©cis oĂč il va faire jouer le dĂ©clic, le train disparaĂźt dans un tunnel. Toute la classe Ă©clate de rire. Rousselot se fĂąche et menace ses camarades Allons, du calme ! » Soudain la dispute s’arrĂȘte. Le train vient de sortir de terre. Comme s’il avait peur de troubler la splendeur du paysage qu’il dĂ©couvre, de le faire Ă©vanouir par la laideur de son apparition et la brutalitĂ© de ses bruits de ferraille, lentement il traverse la profonde vallĂ©e de l’Ain, en plein ciel, sur un pont de rĂȘve. Les enfants courent d’une portiĂšre Ă  l’autre ; ils regardent au fond de l’abĂźme le torrent fuyant vers Cize, les roches boisĂ©es de Jarbonnet, puis, Ă  leur droite, les Ă©normes masses calcaires qui se dressent en murs triomphants avec leurs reliefs baignĂ©s de lumiĂšre, leurs blancheurs attĂ©nuĂ©es de mille irisations, grĂące aux fines buĂ©es, au voile impalpable qui monte sans cesse de la riviĂšre. Antone, soulevĂ© de joie Ă  chaque instant, attire Georges pour lui faire partager ses admirations. De Nurieux, le train file en droite ligne sur la Cluse et bientĂŽt ils aperçoivent le lac de Nantua reflĂ©tant dans son large miroir un cirque de montagnes blanches et de montagnes boisĂ©es, et, de l’autre cĂŽtĂ©, la bordure dentelĂ©e de la ville. À la Cluse, ils s’embarquent sur la Ville de Nantua » et passent la matinĂ©e Ă  faire le tour du lac. Lorgnette en main, Feydart s’efforce de dĂ©couvrir la fameuse roche de la Maria Matre, tandis qu’Antone raconte Ă  Georges son voyage sur mer, de Nice Ă  la Spezzia. CĂ©zenne s’intĂ©ressait Ă  un pĂȘcheur, cormoran immobile Ă  la pointe d’un tablier sur pilotis, un tiens-toi bien » ou tintĂ©ben » comme disent les gens du pays, quand une clameur retentit. Pierre Leroux a conçu, ainsi que le poĂšte Pour l’eau bleue et profonde un indicible amour, et, en se penchant trop sur le bastingage, a fait tomber sa casquette. Cet incident paraĂźt tellement extraordinaire, que la joie devient du dĂ©lire. La beautĂ© du lac, les ombrages merveilleux, l’étagement des bandes calcaires, la voluptĂ© mĂȘme du souple mouvement du bateau, tout disparaĂźt devant l’intĂ©rĂȘt qu’offre la casquette de Pierre Leroux, minuscule bouĂ©e qui flotte Ă  la surface de l’onde et diminue de plus en plus. Émeril, CĂ©zenne, Beurard oublieront tout de la promenade, tout, sauf la casquette de Leroux. AprĂšs avoir visitĂ© Nantua, ses rues, sa vieille Ă©glise, ils entrent Ă  l’hĂŽtel du Lac, chez Jeantet, oĂč les attend un somptueux banquet commandĂ© de Bourg. La table est installĂ©e sous les arbres de la terrasse. Chacun se place suivant ses affinitĂ©s Ă©lectives, Feydart prĂšs de l’abbĂ© Perrotot et, naturellement, Antone prĂšs de Georges. Depuis le matin il marche vivant dans son rĂȘve Ă©toilĂ© » ; ils ne sont plus au collĂšge, il leur semble qu’ils ont reconquis la libertĂ©. L’appĂ©tit aiguisĂ© par cette promenade matinale, ils font honneur aux mets Ă©chattous du lac, quenelles de Nantua, gigot, charlotte russe, crĂšme, ananas au kirsch et desserts variĂ©s, le tout arrosĂ© d’un petit vin gris qui met l’esprit en verve, puis d’un champagne pĂ©tillant sinon authentique. Au dessert on fait chanter d’Orlia, Émeril et Beurard qui risque une romance provençale. Alors CĂ©zenne Ă©moustillĂ© dĂ©clare qu’il va rĂ©citer une poĂ©sie. On l’encourage. Debout, bien campĂ©, aprĂšs s’ĂȘtre essuyĂ© la bouche, Paul CĂ©zenne lance le titre d’une voix sonore La GrĂšve des Forgerons, par François CoppĂ©e. » Un silence recueilli l’écoute. D’une voix emphatique il commence Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. VoilĂ . » Il s’arrĂȘte, regarde devant lui, porte sa main droite Ă  sa bouche, puis les sourcils contractĂ©s, cherche la suite dans les nuages. DĂ©jĂ  quelques applaudissements ironiques de ses camarades se prĂ©parent. Mais il les arrĂȘte du geste Je suis mal parti, dit-il, je recommence La GrĂšve des Forgerons, de François CoppĂ©e Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà
 » L’arrĂȘt fatal se reproduit exactement aprĂšs le mĂȘme mot et cette fois les rires Ă©clatent avec fracas. Gendrot, Leroux, Henriet, Rousselot s’écrient Bis ! Bis ! » Mais CĂ©zenne Ă  qui le champagne et le cafĂ© ont enlevĂ© toute timiditĂ© rĂ©pond, sans se dĂ©concerter Je ne me rappelle plus le milieu. En tous cas, voici le dernier vers Et si vous m’envoyez Ă  l’échafaud, merci ! » Des bravos ironiques accueillent cette finale. On rĂ©pĂšte Merci, merci ! » Pour un bavard comme vous, votre histoire est Ă©tonnamment brĂšve, conclut en riant Monsieur Pujol. Allons, en route pour le lac de Sylans. – Est-ce qu’on peut fumer ? demande Émeril. – DĂ©fense absolue, il nous faudrait un service de porteurs pour ramener les malades. » Mis en gaĂźtĂ© par le banquet, le champagne et le soleil, les groupes se resserrent et montent vers les Neyrolles en chantant le chƓur de charbonniers d’Offenbach, souvenir de la Sainte CĂ©cile, et la Marche aux Flambeaux de Meyerbeer
 Aux Neyrolles la gorge se resserre, on hĂąte le pas. Les groupes s’espacent de plus en plus, les conversations succĂšdent aux chants. De temps en temps, Feydart, Émeril, d’Orlia, mĂȘme le sage Aubert et le grave Boucher se retournent vers CĂ©zenne et lancent d’une voix aiguĂ« Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà
 » Antone marche Ă  cĂŽtĂ© de Georges et lui raconte en dĂ©tails toute l’aventure de sa lettre aux mains de Miagrin ; il lui avoue qu’il l’a revu le soir de Britannicus, et lui redit les menaces du sacriste. Georges comprend tout ce qu’il y a de sensibilitĂ© et d’imagination exaltĂ©e dans l’ñme de son camarade. Il se rappelle les indications prĂ©cises du PĂšre Levrou et s’efforce de l’entraĂźner sur un sujet moins irritant Tu prends trop les choses Ă  cƓur, lui dit-il, laisse donc Miagrin de cĂŽtĂ©. – C’est plus fort que moi, rĂ©pond Antone, quand je pense qu’il est congrĂ©ganiste de la Sainte Vierge ! Tu sais, moi je n’aime pas beaucoup ce groupe-là
 – Tu as tort, interrompt Georges, si en effet tu Ă©tais plus pieux
 » Mais Antone proteste violemment, dĂ©clare qu’il a un culte d’amour pour l’ImmaculĂ©e, qu’il l’aime plus que toute la CongrĂ©gation. Je suis allĂ© l’annĂ©e derniĂšre Ă  Lourdes avec le bon abbĂ© Brillet. Si tu savais comme c’est beau, comme on prie
 Je me souviens qu’un soir
 » et il tire de ses secrets trĂ©sors les souvenirs les plus prĂ©cieux, il lui dĂ©voile tranquillement ses enthousiasmes d’enfant et ses joies intimes. Georges Ă©coute, ravi. Il voudrait bien aller Ă  Lourdres. Nous irons, je veux y retourner cette annĂ©e avec toi », s’écrie l’impĂ©tueux Antone. Dans la joie de ces confidences ils oublient la route, les rochers et leurs camarades. Comme ils sont bien seuls dans cette bande d’enfants tapageurs ! Enfin on dĂ©bouche prĂšs de vastes hangars de bois ce sont les glaciĂšres de Sylans. Le lac apparaĂźt dans sa vasque de montagnes. Mais l’heure est mal choisie. Sous le jour aveuglant le lac en feu miroite comme un bouclier d’or. C’est ça Sylans ! s’écrie Rousselot déçu, je prĂ©fĂšre la Dombe ; » mais songeant Ă  l’hiver, CĂ©zenne interprĂšte de la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale dĂ©clare Ça doit faire une fameuse patinoire. » Au pied de la haute cascade de la Planchette, s’engage une longue discussion sur les mĂ©rites respectifs des chutes d’eau de l’Ain et de la Savoie. M. Pujol interrompt Maintenant, il est trop tard pour aller au lac Genin. Nous allons grimper Ă  bonne allure de la gare de Charix Ă  Lalleyriat ; il y a un joli chemin sous bois ; nous gagnerons ainsi Nantua par les Neyrolles et le train de cinq heures onze nous ramĂšnera pour dĂźner Ă  Bourg Ă  sept heures et demie. – DĂ©jĂ  ! s’écrient CĂ©zenne et Émeril. – Allons, les entraĂźneurs, entraĂźnez, car nous avons juste le temps. » Qu’est-ce qu’une montagne pour des enfants, sinon une occasion de grimper ? Georges MorĂšre prend la tĂȘte avec Rousselot, Leroux, Pradier, les meilleurs coureurs, et Antone. Pas si vite ! » implorent CĂ©zenne, Émeril et ceux dont l’idĂ©e de retour alourdit les jambes. On traverse la voie ferrĂ©e, on gravit des cĂŽtes un peu raides, mais oĂč, du moins, l’on est Ă  l’abri du soleil sous les sapins. Une fois sur les crĂȘtes, le groupe se dirige vers les Neyrolles. M. Pujol laisse les enfants s’espacer Ă  leur guise, il demande seulement qu’on ne s’écarte pas du chemin et que les premiers arrivĂ©s Ă  la route des Neyrolles attendent les autres. Georges est reparti en tĂȘte avec Antone pour reprendre leur conversation interrompue Ă  Sylans. Antone l’écoute si docilement qu’il veut en profiter pour l’éclairer et l’assouplir. Par un instinct de secrĂšte pudeur, ils ont pris un peu d’avance sur leurs camarades. Miagrin a bien essayĂ© tout d’abord de les dĂ©ranger, puis il s’est ravisĂ© et maintenant les laisse distancer de plus en plus le groupe. Nul ne les trouble, ni ne les Ă©coute. Le pĂšre Levrou n’a-t-il pas raison, dit Georges, de te trouver trop petite fille. Tu vas avoir quatorze ans et tu t’irrites du moindre obstacle, tu t’abats au moindre Ă©chec. – C’est vrai, reconnaĂźt Antone, je voudrais ĂȘtre comme toi. – Oh ! moi je ne suis pas un modĂšle, mais il me semble qu’à ta place, je laisserais lĂ  ces maniĂšres d’enfant cĂąlin et que je songerais davantage Ă  l’avenir. » Et il ose lui rappeler des paroles trop doucereuses, des miĂšvreries agaçantes. Antone rougit et donne ses excuses C’est vrai, mais tu sais, au fond, je t’aime beaucoup. » Qu’est-ce que tu penses faire plus tard ? interroge Georges. – Et toi ? demande Antone. – Moi ? si je peux, j’entrerai Ă  St-Cyr. Je veux ĂȘtre officier, mais, tu sais, pas un officier de garnison, j’irai oĂč l’on se bat, en Afrique, Ă  Madagascar, n’importe oĂč. – Eh ! bien, moi aussi, dĂ©clare Antone, je trouve qu’il n’y a rien de plus beau que d’ĂȘtre officier de cavalerie. » Georges rit Tu es toujours le mĂȘme, tu vois ton cheval, ton uniforme, mais il faut d’abord passer des examens. C’est plus sĂ©rieux. – N’aie pas peur, je les passerai je passerai tout avec toi ; nous travaillerons ensemble, nous entrerons dans le mĂȘme rĂ©giment. Quel dommage que je n’aie pas de sƓur ! Tu l’aurais Ă©pousĂ©e et moi j’épouserais Bridgette elle est trĂšs gentille et nous nous entendions trĂšs bien. AprĂšs nous partirions pour l’Afrique tous les deux. » Antone s’exalte. Il se voit dĂ©jĂ  avec Georges, comme Marchand avec Baratier. Il reprend Fachoda aux Anglais, soumet tout le continent noir, conquiert le Tchad, plante partout le drapeau français. Surtout il se rĂ©jouit Ă  l’idĂ©e qu’il vivra dĂ©sormais avec Georges, qu’il sera toujours son ami, son seul ami. Georges de son cĂŽtĂ© n’a pu se dĂ©fendre d’une grande joie devant cette perspective. L’abbĂ© Levrou a raison. Plus tard cette amitiĂ© sera leur force Ă  tous deux, elle les soutiendra, Ă  Saint-Cyr, dans l’armĂ©e, dans la vie. Et il part de lĂ  pour donner de nouveaux conseils Ă  Antone. Oui, mais d’abord il faudra se montrer des hommes rĂ©solus. À Saint-Cyr ce n’est pas comme ici. C’est alors que nous aurons besoin de nous serrer l’un contre l’autre
 » Pendant ce temps, la colonne avançait lentement derriĂšre eux. Une fois dĂ©jĂ  M. Pujol l’avait arrĂȘtĂ©e et fait des reproches Ă  Émeril et Ă  Beurard qu’il avait surpris s’attardant en arriĂšre pour fumer. Plus loin, au cri de Rousselot, tous les Ă©lĂšves Ă©taient accourus pour contempler prĂšs d’une flaque d’eau deux espĂšces de petits lĂ©zards de velours noir coupĂ© de raies orangĂ©es Ce sont des salamandres », dĂ©clarait l’abbĂ© Perrotot. De grandes disputes s’étaient engagĂ©es. Arthur Feydart voulait les mettre sur un feu de bois pour voir si vraiment les salamandres vivaient dans les flammes, CĂ©zenne voulait au contraire les emporter pour voir si la nuit elles n’étaient pas phosphorescentes, en rĂ©alitĂ© pour les glisser dans le lit de son ami Émeril. Miagrin ne cessait de demander de nouvelles explications sur les transformations des tĂȘtards, si bien qu’au moment de repartir, il fit remarquer Ă  M. Pujol qu’il Ă©tait dĂ©jĂ  trĂšs tard. Ce fut l’occasion d’une scie nouvelle Il est tard, il est tĂȘtard. » Tout en devisant, Georges et Antone avaient pris une longue avance sur la classe. Ils avaient rencontrĂ© la route des Neyrolles et selon les prescriptions de M. Pujol attendaient, sous les derniers sapins, la classe attardĂ©e. Antone dĂ©bordait de reconnaissance ; il lui rappelait quels camarades il avait rencontrĂ©s Patraugeat, Beurard, ces goinfres, Lurel et Monnot, ces menteurs, Miagrin, cet hypocrite. Enfin il possĂ©dait un vĂ©ritable ami, franc, loyal. DĂ©sormais il allait travailler vaillamment, il voyait un but, il se prĂ©parerait Ă  cette vie hĂ©roĂŻque, ambition et rĂȘve de toutes les Ăąmes de treize ans. Des souvenirs d’histoire et de lĂ©gende, de chevalerie et de camaraderie guerriĂšre tressaillaient en lui. Nous serons deux frĂšres d’armes, disait-il, comme Roland et Olivier. – Oui, rĂ©pondait Georges, mais n’oublie pas que c’étaient de robustes soldats ; il faut devenir virils comme eux. – Tu as raison, il faut que je change, que je devienne un homme ; je te promets d’ĂȘtre viril. » Dans la forĂȘt l’atmosphĂšre est chaude, l’arome des sapins rĂŽde autour d’eux, la solitude les enveloppe. Un ressaut du sentier les empĂȘche de voir le long chemin qu’ils viennent de parcourir. Au loin, Ă  travers les sapins, ils aperçoivent vaguement l’autre cĂŽtĂ© du lac. Vois-tu, poursuit Antone, le bras sur l’épaule de Georges, je n’ai ni sƓur, ni frĂšre. Eh ! bien, c’est toi qui seras mon frĂšre, mon vrai frĂšre. Tu m’avertiras, tu me conseilleras, tu me soutiendras. Tu veux bien, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas savoir comme je t’aime, ajoute-t-il, dans une exaltation de tendresse croissante. Maintenant, c’est Ă  la vie Ă  la mort. Oui, je voudrais donner ma vie pour toi. J’ai chez moi un tableau d’un peintre italien, il reprĂ©sente Tobie conduit par RaphaĂ«l, je l’aime beaucoup, sais-tu pourquoi ? parce que RaphaĂ«l te ressemble. Tu seras mon RaphaĂ«l. – Tu exagĂšres, Antone, interrompt Georges, soyons simplement, comme tu le dis, deux frĂšres ayant les mĂȘmes espĂ©rances. – Le mĂȘme cƓur, chante Antone. – Oui, le mĂȘme cƓur et le mĂȘme idĂ©al, rĂ©pond Georges, celui des chevaliers Dieu et patrie. » Alors Antone saisit Georges au cou, l’étreint avec une joie enfantine et le baise Ă  pleines joues. Georges surpris hĂ©site un instant, puis conquis par tant de confiance, de naĂŻvetĂ© et d’affection vraie, il pose Ă  son tour ses lĂšvres sur la joue vermeille d’Antone ravi. Presque aussitĂŽt ils entendent un pas lourd, un paysan paraĂźt dans le chemin. Quelle heure est-il donc ? se demande Georges. – Quatre heures et demie, rĂ©pond Antone tirant sa montre. – Mais le train part dans une demi-heure, jamais nous n’arriverons pour cinq heures Ă  Nantua. On ne les entend plus. – Pardon, Monsieur, fait Antone, qui salue le paysan, vous n’avez pas rencontrĂ© nos camarades ? – Que si, reprend l’homme, voilĂ  dĂ©jĂ  une demi-heure qu’ils sont descendus vers Charix, en chantant. Si vous voulez les rattraper pour le train, vous n’avez que le temps, c’est Ă  cinq heures moins dix. Tenez, prenez donc lĂ -bas, voyez-vous, Ă  travers les sapins, cette coursiĂšre ; elle vous ramĂšnera juste Ă  la station quand vous aurez coupĂ© deux sentiers, mais dĂ©pĂȘchez-vous. – Combien y a-t-il ? interroge Georges avec angoisse. – Trois Ă  quatre kilomĂštres, mais ça descend Ă  peu prĂšs toujours. – Pas gymnastique ! crie Georges Ă  Antone. – Non ! dit Antone, mieux vaut aller Ă  Nantua, c’est plus prĂšs. – Mais on nous attend Ă  Charix et l’on ne partira pas sans nous. – Alors tant mieux. – Tant mieux ! et si nous leur faisions manquer le train ! Non, non, pas gymnastique sur Charix ! » Et les voici courant Ă  travers les sapins vers le sentier entrevu, coupant les chemins, dĂ©valant vers le lac, les coudes au corps, la tĂȘte levĂ©e ; ils vont Ă  toute vitesse, au mĂ©pris du principe qu’une longue course doit ĂȘtre faite Ă  une allure modĂ©rĂ©e et rĂ©guliĂšre. À chaque tournant Georges se demande s’il ne va pas apercevoir les Ă©lĂšves, mais rien. Alors il se retourne, appelle Antone, l’excite, l’éperonne, malgrĂ© la chaleur Ă©touffante, malgrĂ© l’air lourd de la sapiniĂšre. Georges se sent hors de la rĂšgle, contre la rĂšgle, il n’a plus sa raison, il s’affole, il est incapable des rĂ©flexions qu’une certaine insouciance permet encore Ă  son ami. Soudain il s’arrĂȘte, il arrive Ă  une carriĂšre, c’est une impasse. Ils ont dĂ» se tromper, vite il revient sur ses pas, enlĂšve Antone, cherche sa voie, la retrouve enfin et s’y lance Ă  une allure de plus en plus accĂ©lĂ©rĂ©e, tourne les sapins, saute de rocher en rocher. Sais-tu que nous risquons d’ĂȘtre renvoyĂ©s ? » Cette terreur obscurcit son Ăąme. Il songe au SupĂ©rieur. Il ne voit ni le visage rouge de son ami, ni sa poitrine haletante, ni ses vains efforts pour se maintenir Ă  son pas. Plus vite ! commande-t-il, plus vite ! » Mais Antone commence Ă  s’essouffler, le lĂąche petit Ă  petit et soudain s’écrie Je n’en peux plus. » Georges le regarde dĂ©solĂ©. Il entend le sifflet strident d’une locomotive. Encore un effort, implore-t-il, voyons Antone, nous devons ĂȘtre tout prĂšs. » Docile, Antone reprend le pas gymnastique la sueur inonde son visage, ruisselle sur son cou, colle sa chemise Ă  son corps ; ses oreilles bourdonnent ; sa gorge est en feu. Ferme la bouche et lĂšve la tĂȘte », lui rĂ©pĂšte Georges, qui accĂ©lĂšre l’allure Ă  mesure que la descente devient plus rapide. Depuis prĂšs d’un quart d’heure, Antone court ainsi, horriblement oppressĂ©, s’obstinant parce que Georges est effarĂ©, perd la tĂȘte et redoute ce retard comme une catastrophe. Enfin la douleur est trop vive. Je ne peux plus, lui dit-il, j’ai un point de cĂŽtĂ©. » Il s’est remis au pas de route, et, tout soufflant, serre sa hanche de sa main droite. Georges le regarde. Doit-il prendre les devants pour prĂ©venir le groupe ou se mettre au pas d’Antone ? Soudain il entend des appels et aperçoit bientĂŽt Rousselot qui remonte vers lui, et lui fait de grands gestes. Par ici, dĂ©pĂȘchez-vous donc ! » Georges montre Antone Ă©puisĂ©. Le train va partir, allez, hop ! nous allons le manquer ! – Quand on ne peut plus, on ne peut plus, dit Antone. – Mon vieux, tu sais, Pujol est furieux ! dĂ©pĂȘche-toi. Ça va en faire une histoire ! » Georges est repris de terreur Allons, Antone, un effort ! sois viril ! – Si tu veux ! » rĂ©pond Antone fouettĂ© par ce rappel de leur conversation. Et il se remet avec eux au pas gymnastique. Il y a encore 800 mĂštres avant d’arriver Ă  la ligne. Rousselot leur explique que c’est Miagrin qui a demandĂ© de revenir Ă  Charix parce qu’on Ă©tait en retard. M. Pujol voulait rassembler tout le monde, mais Miagrin a dĂ©clarĂ© bĂȘtement ainsi qu’Émeril que vous Ă©tiez repartis tout de suite avec Perrotot. – Miagrin a dit cela ? s’écrie Antone. – Oui, c’est une farce qu’il a voulu vous jouer, allons, pressons. » Antone a compris. Miagrin a voulu les faire prendre en faute, et cette fois il a rĂ©ussi. La rage, lui donne des forces. Il faut qu’il arrive. Miagrin serait trop content s’il manquait le train, si Georges Ă©tait puni. Mais il court depuis si longtemps dĂ©jĂ , il faiblit, et lĂąche peu Ă  peu. Donne-moi la main, dit Rousselot ; MorĂšre, prends-lui l’autre. Nous suivrons le ballast en bas. » Les deux plus fort coureurs de la classe l’entraĂźnent ; Antone s’abandonne les yeux fermĂ©s, tant sa douleur de cĂŽtĂ© est poignante. Ils n’ont plus que cent mĂštres, ils arrivent, lorsqu’ils entendent un coup de sifflet suivi d’un halĂštement lent d’abord, puis prĂ©cipitĂ© et la lourde masse de la locomotive se met Ă  glisser sous un long panache de fumĂ©e entre le lac et les pentes raides de la montagne. Les trois coureurs dĂ©bouchent sur la voie juste pour voir de loin leurs camarades leur faire des gestes ironiques, agiter leurs mouchoirs et les appeler de toutes leurs forces MorĂšre ! Ramon ! Rousselot ! » Trop tard ! CHAPITRE VI – LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS Sur le conseil de M. Pujol l’abbĂ© Perrotot est restĂ© Ă  Charix pour rapatrier les trois retardataires. Il les emmĂšne hors de la gare en les accablant de ses rĂ©primandes. Eh ! bien, c’est du joli ! Vous vous conduisez bien, mes enfants. Georges MorĂšre ! un des premiers de la classe ! Vous n’avez pas voulu m’écouter, Antone, je vous l’avais bien dit que ça finirait mal ! Mais vous vous croyez plus savant que tout le monde. » Et sa mercuriale se dĂ©veloppe, indĂ©finie. Ah ! Monsieur, il faut ĂȘtre indulgent, dit Rousselot, qui se sent hors de cause. – Indulgent ! c’est une affaire trĂšs grave, il n’y a que Monsieur le SupĂ©rieur qui puisse dĂ©cider. » Et il accumule les rappels du rĂšglement, les exemples d’élĂšves qui ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s pour la dix-millioniĂšme partie de ce que vous avez fait. » Georges MorĂšre ne cherche mĂȘme pas Ă  se disculper il entrevoit, au retour, la figure froide et sĂ©vĂšre du SupĂ©rieur. Il sent combien c’est grave, pour lui qui a Ă©tĂ© dĂ»ment averti. Il ne regarde pas mĂȘme Antone qui, essoufflĂ©, debout prĂšs de lui, essaie de reprendre haleine et s’essuie la figure avec un minuscule mouchoir tout trempĂ© de sueur. Monsieur Perrotot s’est arrĂȘtĂ©. Il n’y a pas de train avant 8 heures 22 et ils n’arriveront Ă  Bourg qu’aprĂšs dix heures. Ils sont sur la route qui ramĂšne Ă  Nantua, et longe les alluvions marĂ©cageuses oĂč viennent se perdre deux ruisseaux aux eaux claires. Il est cinq heures et demie ; le soleil baisse, brusquement la brise descend de la montagne et passe invisible Ă  travers les roseaux dont les quenouilles s’entrechoquent avec un bruit sec. Au loin le lac se plisse comme si un invisible filet traĂźnait ses mille mailles Ă  sa surface, il prend les teintes du plomb qui refroidit, tandis que sur le soleil passe lentement un nuage perdu. Dans l’air limpide, le nuage poursuit au-delĂ  du soleil sa course nonchalante et son ombre qui ternissait le lac s’enfuit rapide Ă  l’autre bout vers les GlaciĂšres. Ce n’est rien qu’un coup de brise et un assombrissement momentanĂ©. Antone a frissonnĂ©, mais Monsieur Perrotot ne l’a mĂȘme pas vu ; il s’était arrĂȘtĂ©, il reprend sa marche, et continue de gourmander Georges MorĂšre. Rousselot intercĂšde. Ses camarades sont essoufflĂ©s. Est-ce qu’on ne pourrait pas se reposer un peu ? PrĂ©cisĂ©ment ils arrivent Ă  l’hĂŽtel des Moulins ; un escalier conduit Ă  un balcon tout ombragĂ© de vigne vierge dominant la route. L’hĂŽtel est trĂšs propre. L’abbĂ© consent ; ils montent au balcon oĂč on leur sert quelques sirops. Vers six heures et demie, ils se lĂšvent pour se remettre en route. Antone s’était Ă©loignĂ©. Quelques instants aprĂšs, le garçon de l’hĂŽtel accourt et prĂ©vient l’abbĂ© que le petit Monsieur » est malade. Georges inquiet se prĂ©cipite et ramĂšne Antone pĂąle, dĂ©fait, claquant des dents. L’hĂŽtesse offre aimablement une chambre oĂč il pourra se coucher jusqu’au dĂ©part. Rousselot, pendant qu’on le conduit, raconte Ă  l’abbĂ© ahuri la course folle qu’ils ont faite depuis le chemin des Neyrolles. Il est interrompu par la patronne L’enfant a refusĂ© sa tasse de thĂ©, mais il demande Ă  dormir tout habillĂ© sur son lit. » C’est au mieux. Le professeur et les deux Ă©lĂšves restent sur le balcon attendant le dĂźner. De quart d’heure en quart d’heure on s’informe de l’état d’Antone. Il dort bon signe. Le soleil a disparu, mais le jour ne veut pas le suivre, et s’attarde longuement. Une course pareille, murmure l’abbĂ©, c’est une course Ă  la mort ! » Georges troublĂ©, le cƓur lourd de remords, contemple en silence le lac lointain et tranquille. Dans le crĂ©puscule un vent plus frais et plus fort s’est Ă©levĂ© de nouveau. Il couche et froisse les hautes herbes qui semblent courbĂ©es par le passage subit d’un ĂȘtre invisible, d’un ĂȘtre qui achĂšve de briser les roseaux Ă  demi rompus et fuit mystĂ©rieusement Ă  l’Ouest vers Nantua, vers Bourg. Une lĂ©gĂšre brume monte du lac. Dans le ciel clair, une Ă  une les Ă©toiles apparaissent. Les flancs des montagnes s’assombrissent ; dans la nuit uniforme les teintes des arbres s’éteignent sapins d’abord, puis mĂ©lĂšzes, charmes verts, Ă©piceas et bouleaux argentĂ©s. Des Ă©charpes serpentent Ă  mi-cĂŽte comme les robes traĂźnantes des fĂ©es dans les lĂ©gendes. Georges se sent encore plus triste. À l’heure du dĂ©part, Antone s’est levĂ© harassĂ©, fiĂ©vreux ; il se plaint toujours d’un point de cĂŽtĂ©. ArrivĂ© Ă  la gare, Georges l’enveloppe dans une couverture prĂȘtĂ©e par la patronne de l’hĂŽtel et le couche aussitĂŽt sur la banquette du compartiment. Le voyage dure trois longues et mornes heures. Antone ferme les yeux de fatigue, mais il ne dort pas. Bourg ! Dans le tumulte de la gare et les lumiĂšres aveuglantes, Georges et Rousselot descendent l’enfant qui souffre d’une courbature et d’une migraine atroce. On le hisse dans l’omnibus qui les ramĂšne rapidement au collĂšge. Puis par le grand escalier du SupĂ©rieur, Ă©clairĂ©s par l’abbĂ© Perrotot, ses deux camarades avec Bresson le transportent Ă  l’infirmerie. Enfin le voici dans la salle bien cirĂ©e, couchĂ© non loin de la fenĂȘtre, dans l’un de ces lits si blancs, si doux. Tu as de la chance, dit Rousselot, on va te dorloter. » Bresson reborde sa couverture, la sƓur Suzanne, levĂ©e en hĂąte, prĂ©pare sur le gaz une boisson chaude. Bonsoir, Antone, dit Georges en serrant sa main brĂ»lante, repose-toi bien. – Bonsoir, Georges, » murmure Antone, rĂ©pondant par une longue pression des doigts Ă  sa poignĂ©e de main. Tandis qu’il rentre au dortoir avec Rousselot, Georges lui demande Crois-tu qu’il ait attrapĂ© quelque chose de grave ? – Bah ! une courbature, une migraine ! c’est de la fatigue, riposte l’athlĂšte des troisiĂšmes, un bon somme et demain, il sera plus gaillard qu’avant. » CHAPITRE VII – CƒURS TROUBLÉS Il semble certains matins que les soucis guettent votre rĂ©veil pour vous assaillir tous Ă  la fois. Au coup de cloche, Georges a Ă©tĂ© envahi par tous les Ă©vĂ©nements de la veille, la conversation dans la forĂȘt de Sylans, la course Ă©perdue Ă  travers la sapiniĂšre, les menaces de l’abbĂ© Perrotot, la fureur de Monsieur Pujol, la santĂ© d’Antone, la crainte du SupĂ©rieur. DĂšs la premiĂšre rĂ©crĂ©ation on l’entoure, il raconte l’aventure, aidĂ© de Rousselot. C’est ta faute, Miagrin, dit Rousselot. – Moi, rĂ©pond le sacriste rouge de peur, je ne savais pas qu’ils Ă©taient en arriĂšre ! – Ce n’est pas vrai tu l’as dit Ă  Émeril ; tu le savais. – Tout ça ne serait pas arrivĂ©, dit l’impitoyable Beurard, si Ramon et MorĂšre n’étaient pas toujours ensemble. » Pendant la classe, Monsieur Pujol garde un air morose il est plus sĂ©vĂšre que d’habitude. Pourtant la pression des Ă©vĂ©nements est trop forte et cinq minutes avant la fin de la classe il dĂ©clare avec une sourde irritation C’est toujours la mĂȘme chose, plus on se donne de mal pour vous faire plaisir, plus vous cherchez Ă  nous dĂ©courager Ă  force de sottises. Émeril et Beurard fument malgrĂ© ma dĂ©fense, et surtout ce qui m’étonne, deux d’entre vous, en dĂ©pit des recommandations, trouvent le moyen de quitter le groupe et de se perdre dans un bois de sapins oĂč l’on voit Ă  trois cents mĂštres autour de soi. » Georges baisse la tĂȘte sous la semonce, il entrevoit une histoire. À midi, il apprend que le SupĂ©rieur est absent pour deux jours, et respire. Ce soir il ira voir l’abbĂ© Levrou et lui expliquera tout. Ce n’est ni sa faute, ni la faute d’Antone. Toute la journĂ©e, son ami reste couchĂ©, avec la fiĂšvre et un point de cĂŽtĂ©. Il a trop couru, dit Rousselot, dans quelques jours il n’y paraĂźtra plus. » Le soir, malgrĂ© son billet Ă  l’abbĂ© Levrou, Georges n’est pas appelĂ©. Le jour suivant est un jeudi. AprĂšs la composition, vers neuf heures, tout le collĂšge, musique en tĂȘte, s’en va Ă  la maison de campagne situĂ©e Ă  trois kilomĂštres de Bourg sur les bords du Jugnon, entre la Cambuse et Bellefin. Georges MorĂšre devrait ĂȘtre plus tranquille il n’a Ă©tĂ© menacĂ© ni par le SupĂ©rieur, ni par Monsieur Pujol ; il se sent au contraire de plus en plus inquiet. Des bruits contradictoires circulent. Les uns disent que Ramon est trĂšs malade la sƓur lui a appliquĂ© des ventouses scarifiĂ©es et il a dĂ©jĂ  sept ou huit drogues sur sa table de nuit. De plus on a vu deux jours de suite le docteur Thanate ». On parle maintenant de pleurĂ©sie. Bah ! remarque Rousselot en frappant son large thorax, je l’ai eue, la pleurĂ©sie, il y a deux ans. On m’a posĂ© des ventouses et on m’a fait boire des drogues ; je n’en suis pas mort. – D’ailleurs, ajoute Aubert, il ne souffre plus de son point de cĂŽtĂ©. » Ça doit ĂȘtre rassurant. La classe du vendredi matin fut marquĂ©e par des incidents extraordinaires. Monsieur Pujol avait bien l’air d’écouter les leçons de ses Ă©lĂšves, mais, lui si mĂ©ticuleux, si exact, laissait passer les plus grosses fautes et les notes qu’il donna soulevĂšrent des exclamations de surprise et de protestations par leur fantaisie. Puis, au lieu de faire de l’explication littĂ©raire, il se rĂ©solut, au grand dĂ©sespoir des paresseux, Ă  dicter la traduction de plusieurs pages de Virgile. Les troisiĂšmes n’y comprenaient plus rien, mais comme on le sentait d’humeur Ă  mettre un mal de conduite pour un geste, on se rĂ©signa. À l’étude suivante, Georges MorĂšre est demandĂ© par le SupĂ©rieur. Des chuchotements courent de table en table Ça y est, c’est pour l’affaire d’Antone. » Georges pĂ©nĂštre plus mort que vif dans le cabinet directorial, s’attendant Ă  une semonce sĂ©vĂšre suivie de l’arrĂȘt dĂ©finitif, le renvoi. Voyons, mon ami, dit le chanoine, expliquez-moi comment vous vous ĂȘtes trouvĂ© avec Antone Ramon Ă©loignĂ© de vos camarades ? » Georges surpris raconte les incidents de la promenade. On devait revenir par les Neyrolles Ă  Nantua. Vous saviez que l’heure du train Ă©tait 5 heures 11 et Monsieur Pujol vous avait dit qu’on repartirait de Nantua. – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Puis il explique son itinĂ©raire, son attente aux Neyrolles, la rencontre du paysan et la descente au pas gymnastique quand il avait su Ă  quelle distance il se trouvait de la gare. Vous vous ĂȘtes affolĂ© c’est bien naturel. » Georges s’étonne Ă  son tour. Au lieu des reproches qu’il attendait, de la menace du renvoi, le SupĂ©rieur semble chercher Ă  l’excuser. Vous n’avez pas entendu vos camarades vous appeler ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Je vous remercie, mon ami, rentrez en Ă©tude. » Cela lui est dit doucement, d’un ton presque douloureux. Georges n’y comprend rien. Il est sur le point de demander des nouvelles d’Antone, il n’ose pas. Une fois sur le palier, il n’a qu’un Ă©tage Ă  monter pour ĂȘtre Ă  l’infirmerie il s’arrĂȘte un instant, hĂ©site, mais le rĂšglement est formel AprĂšs une visite au SupĂ©rieur ou Ă  un professeur, on doit rejoindre immĂ©diatement sa classe. » Soumis Ă  la rĂšgle et plus scrupuleux encore depuis sa derniĂšre aventure, il se penche sur la rampe, regarde le plafond de l’escalier, Ă©coute attentivement s’il ne percevrait pas un son de voix, un gĂ©missement d’Antone, et n’entendant rien, renonce Ă  le voir et redescend, le malheureux. Enfin pendant l’étude du soir l’abbĂ© Levrou le fait venir. DĂšs qu’il le voit entrer Ah ! mon pauvre enfant, s’écrie-t-il, qu’est-ce que vous avez fait ? » Pour que l’abbĂ© Levrou ne l’ait pas appelĂ© mon petit », il faut qu’il y ait quelque chose de grave. Ses yeux fixes et humides, ses mains claquant brusquement l’une contre l’autre, renseignent Georges plus que de longs discours sur l’état d’Antone. Il est gravement malade ? – Il est perdu ! – Ah ! » Cette exclamation d’angoisse rappelle l’abbĂ© Ă  la prudence. Écoutez, Georges, Ă  votre Ăąge on n’est jamais perdu. Le corps a une telle rĂ©sistance qu’il peut traverser bien des crises et supporter bien des secousses sans succomber. Mais son Ă©tat est grave, trĂšs grave ; demain matin je lui administrerai les derniers sacrements. Qu’est-ce qui s’est passĂ© ? » Alors Georges recommence son rĂ©cit pour la troisiĂšme fois ; Ă  son directeur il avoue tout la conversation au bois de sapins, l’exaltation croissante d’Antone, sa joie enfantine et comment ils se sont embrassĂ©s comme deux frĂšres. Monsieur Pujol a fait appeler par vos camarades avant de partir. Vous n’avez pas entendu ? – Non. » Georges baisse la tĂȘte atterrĂ©. Si bien qu’il est accusĂ© de nĂ©gligence Ă  votre Ă©gard. Mais laissons cela pour l’instant. Mon pauvre enfant, vous n’avez pas cru mal faire et ce n’est pas moi qui vous accablerai, mais priez, priez le bon Dieu pour votre ami. » Le soir au dĂźner, les Ă©lĂšves lui apprennent que le pĂšre et la mĂšre de Ramon viennent d’arriver. On les a vus traverser la cour avec deux autres parentes. Lorsque aprĂšs le repas le collĂšge se rĂ©unit Ă  la chapelle, l’abbĂ© Graffin, l’économe qui fait office de chapelain, commence par dire Mes chers enfants, je vous demande de prier tout particuliĂšrement pour un de vos camarades, Antone Ramon, qui est dangereusement malade. » Et, en effet, la priĂšre du soir semble moins monotone, moins mĂ©canique, malgrĂ© cette uniforme psalmodie dont elle est rĂ©citĂ©e. Dans les litanies, aprĂšs l’invocation Ă  l’Étoile du matin, l’Économe s’arrĂȘte un instant pour rappeler l’attention et trois fois de suite, sans changer le ton habituel, mais d’une voix de plus en plus forte il rĂ©pĂšte Salut des malades, priez pour nous. – Salut des malades, priez pour nous. – Salut des malades, priez pour nous. » CHAPITRE VIII – LE SILENCE DE LA CLOCHE Le malheureux Georges ne vit plus ; une charge inattendue s’est abattue sur ses Ă©paules ; il ne veut pas croire Ă  la gravitĂ© de cette maladie ; non, ce n’est pas possible qu’Antone Ă  peine frissonnant au soir de cette fatale promenade soit en danger de mort. Et pourtant, il faut bien qu’il accepte cette idĂ©e. Maintenant dans tout le collĂšge il n’est question que de son ami ; maintenant il comprend les soucis de M. Pujol, l’enquĂȘte du SupĂ©rieur. ÉpouvantĂ©, il laisse ses leçons et Ă©crit Ă  sa mĂšre Je viens de commettre une chose affreuse. Antone Ramon est malade, malade Ă  la mort ; et c’est ma faute. Je l’ai forcĂ© Ă  courir pour rattraper nos camarades, mardi dernier Ă  cette promenade de Nantua dont je t’avais parlĂ© et il a subi un refroidissement. Monsieur et Madame Ramon sont venus. Je n’ose demander Ă  le voir parce qu’ils doivent m’en vouloir d’ĂȘtre cause d’un pareil malheur. Maman, maman, prie pour lui ; fais prier pour lui, Bridgette, Marie-ThĂ©rĂšse et Marthe, demande Ă  Monsieur le CurĂ© de dire la messe pour sa santĂ©, je serais trop malheureux s’il lui arrivait malheur. Je ne peux plus apprendre mes leçons ; mes devoirs je les fais je ne sais comment ; toute la journĂ©e je suis accablĂ© par cette idĂ©e “S’il allait mourir ?” » Et sa lettre continue sur ce thĂšme lamentable, il confie Ă  sa mĂšre toutes ses angoisses Tu ne sais pas combien c’est ma faute, je ne sais mĂȘme si je pourrai te le dire ; mais je serais trop puni, si sa mort en Ă©tait la consĂ©quence. Demande Ă  Dieu qu’il ne me punisse pas comme cela, qu’il Ă©loigne ce calice
 » Les derniĂšres lignes sont proches du dĂ©lire. À la fin de l’étude, le rĂ©glementaire entre, monte au bureau du surveillant et lui parle Ă  voix basse. AussitĂŽt celui-ci donne l’ordre de ranger les livres et dit la priĂšre qui termine chaque exercice. La cloche ne sonne pas. Pourquoi ? Les Ă©lĂšves se regardent Ă©tonnĂ©s. L’abbĂ© Russec paraĂźt Ă  la porte et les conduit au rĂ©fectoire pour le petit dĂ©jeuner. Tous les exercices de la matinĂ©e se font de la mĂȘme maniĂšre le rĂ©glementaire ouvre la porte, se montre et s’en va. C’est le silence lugubre du Vendredi-Saint quand la cloche est Ă  Rome. Elle est lĂ -haut pourtant, au-dessus de l’infirmerie, mais immobile et muette, car son tintement et ses vibrations trop fortes font crier le petit Antone sur son lit et les parents ont obtenu son silence. Elle attend. DĂšs le matin l’abbĂ© Levrou est venu voir l’enfant ; il l’a Ă©clairĂ© sur la gravitĂ© de son Ă©tat, et voyant ses yeux s’agrandir de terreur devant la mort apparue et se remplir de larmes, il l’a rassurĂ©, mais chrĂ©tiennement. Oui, vous ĂȘtes trĂšs malade, mon petit, mais ayez confiance, on prie pour vous vos camarades, vos maĂźtres, vos parents, les amis de vos parents, tout le monde demande au bon Dieu de rendre la santĂ© au petit Antone. Vous voyez donc que vous n’ĂȘtes pas abandonnĂ©. » C’est vrai. Le bon abbĂ© Perrotot le lui a dĂ©jĂ  dit, les larmes aux yeux, la sƓur le lui redit, le SupĂ©rieur le lui rĂ©pĂšte. Sa mĂšre, ses tantes occupent leur douleur en Ă©crivant, tante Zaza aux Franciscaines de Lyon, tante Mimi aux Dominicaines. À Lourdes, Ă  la Salette, Ă  FourviĂšres, Ă  Einsideln, Ă  Notre-Dame des Victoires, Ă  la rue du Bac, partout oĂč ces bonnes filles ont promenĂ© leur piĂ©tĂ© un peu inquiĂšte et laissĂ© leurs aumĂŽnes, elles rĂ©clament des priĂšres pour leur neveu. Madame Ramon Ă©crit aussi Ă  sa cousine, SupĂ©rieure des SƓurs de Sainte-Marie d’Angers, Ă  son oncle, directeur du collĂšge de Florenne. Le chanoine Raynouard le recommande aux SƓurs de Saint-Joseph de Bourg, et l’abbĂ© Levrou aux adorateurs de nuit de la Basilique du SacrĂ©-CƓur Ă  Montmartre. De proche en proche se tisse un rĂ©seau de priĂšres pour couvrir Antone, pour le mettre Ă  l’abri de l’invisible faux. Aussi Antone reprend espoir en Ă©coutant son directeur lui conseiller de se purifier, d’abord, et de s’offrir gĂ©nĂ©reusement Ă  la volontĂ© de Celui qui l’a créé et rachetĂ©. Il se confesse avec peine car il souffre. L’abbĂ© lui rappelle sa premiĂšre communion, le chemin parcouru depuis, ses dĂ©faillances ; il lui montre sa faiblesse intime et l’enfant qui vient d’avouer dans un grand trouble ses familiaritĂ©s » avec un camarade, sent en effet le poids lourd de la faute originelle, et en comprend les terribles consĂ©quences. Il faut pardonner, lui dit l’abbĂ©, Ă  tous ceux qui vous ont portĂ© au mal. » Antone simplement et humblement, dĂ©clare qu’il pardonne Ă  tous, mĂȘme Ă  celui qui l’a mis dans cet Ă©tat, Ă  ce Miagrin dont la faussetĂ© le rĂ©volte malgrĂ© lui. Il pardonne et il se soumet Ă  la volontĂ© de Dieu, mĂȘme si cette volontĂ© est la mort. Tant il est facile de faire accepter les plus durs renoncements, Ă  l’ñge oĂč l’on devrait, semble-t-il, s’accrocher le plus obstinĂ©ment Ă  la vie ! HĂ©las ! ce sacrifice qu’on fait gĂ©nĂ©reusement Ă  quatorze ans, le ferait-on aussi facilement Ă  cinquante ! Sainte confiance de la jeunesse, heureux ceux qui vous conservent. Antone a reçu le pardon de ses fautes Soyez calme, mon petit, dit l’abbĂ©, promettez Ă  Dieu de l’aimer toujours par dessus tout, par dessus tous, d’ĂȘtre son soldat fidĂšle dans la vie. Je vais vous donner la sainte Communion et l’ExtrĂȘme-Onction. » Lorsqu’il rentre en surplis et en Ă©tole, la custode en main, Antone, malgrĂ© lui jette un regard sur l’enfant de chƓur. Non, ce n’est pas lui », mais Luce Aubert. L’abbĂ© Levrou n’a pas osĂ© prendre Georges ; il a prĂ©vu une crise de sanglots, et il a craint de troubler l’enfant malade. Antone se recueille, communie. Un grand calme se fait en lui. Il n’a plus peur il a trouvĂ© un appui. Si Dieu le veut, il est prĂȘt, pourtant qu’il ait pitiĂ© de ses parents, qu’il ait pitiĂ© de celui qui n’est pas là
 À midi, avant les grĂąces, le SupĂ©rieur a donnĂ© cet avis au collĂšge Mes enfants, votre camarade Antone Ramon est dans un tel Ă©tat de faiblesse que des bruits trop violents redoublent ses souffrances et augmentent sa fiĂšvre, je vous demande donc de jouer le plus loin possible de la maison, du cĂŽtĂ© de la Reyssouze, et d’éviter les clameurs d’ensemble et les cris aigus. » Il n’en fallait pas tant pour arrĂȘter net la vie ; les Ă©lĂšves osent Ă  peine parler. Ils restent au fond de la cour par groupes discutant la gravitĂ© de la maladie, les chances de guĂ©rison. En vain l’abbĂ© Russec leur rĂ©pĂšte Vous pouvez courir, mais Ă©vitez de crier ; » les jeux manquent d’entrain. Parfois quelques-uns se rapprochent de la maison. Ce sont les nouveaux qui se font montrer la fenĂȘtre de l’infirmerie par un ancien et regardent ces vitres aux rideaux d’étamine blanche derriĂšre lesquelles souffre leur condisciple. Puis on voit le chanoine Raynouard sortir avec un grand Monsieur aux favoris blancs, Ă  la figure vieillie et ridĂ©e qui fait des gestes Ă©vasifs. Le mĂ©decin Thanate l’accompagne avec Monsieur Berbiguet. Quand ce dernier vient parler Ă  l’abbĂ© Russec, il est aussitĂŽt entourĂ© des Ă©lĂšves. Il leur apprend que le vieux Monsieur est le docteur Bradu, le doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon ; Antone Ramon a une pneumonie trĂšs grave tout dĂ©pend de la rĂ©sistance de l’organisme. La plus dangereuse pĂ©riode c’est la premiĂšre semaine. S’il la dĂ©passe il sera sauvĂ©. Les troisiĂšmes se mettent alors Ă  supputer les jours il est tombĂ© malade le mardi soir, 17 juin, il faut qu’il rĂ©siste jusqu’au prochain mardi 24, ou mercredi 25. On est au samedi, c’est donc encore trois jours d’angoisse. Le rĂ©glementaire apparaĂźt sur les marches du perron. Dans les trois cours en Ă©ventail, les prĂ©fets de division frappent dans leurs mains pour rappeler les Ă©lĂšves ; et cette rentrĂ©e des enfants sur deux lignes, le bruit de leurs pas multipliĂ©s sur les graviers, le piĂ©tinement, aprĂšs l’arrĂȘt subit des voix, Ă©voquent dĂ©jĂ  l’accompagnement silencieux d’un cortĂšge funĂšbre. CHAPITRE IX – UNE DISPARITION Georges n’était pas le seul que cette catastrophe eut abattu ; un autre Ă©lĂšve Ă©tait travaillĂ© par d’intimes remords. Il ne paraissait plus en rĂ©crĂ©ation, mais sous mille prĂ©textes s’évadait de la cour pour s’enfermer dans la sacristie. Assis prĂšs d’une armoire ouverte il songeait, songeait indĂ©finiment. C’était Miagrin. Si fielleux, si envieux, si haineux fĂ»t-il, ce n’était pas un monstre complet ; il n’avait espĂ©rĂ© qu’une histoire Ă  faire renvoyer MorĂšre ou Ramon ou les deux Ă  la fois, car leur prĂ©sence lui Ă©tait insupportable, mais la mort n’était jamais entrĂ©e dans ses calculs. La veille il Ă©tait montĂ©, lui, jusqu’à l’infirmerie ; son titre de sacristain lui permettait de pĂ©nĂ©trer dans la petite chapelle. De lĂ  il avait pu entrevoir Ă  travers les rideaux blancs, et sur ses oreillers la figure souffrante et haletante d’Antone. Cette vue l’avait bouleversĂ© maintenant sa terreur Ă©tait d’apprendre la mort qu’il avait prĂ©parĂ©e. Le dĂ©goĂ»t de lui-mĂȘme lui montait aux lĂšvres. Ce petit riche, ce fortunĂ© Ă  qui tout riait, la fortune, l’avenir, la famille, la sympathie universelle, il l’avait vu tourner ses yeux brillants de fiĂšvre et cernĂ©s de souffrance vers sa mĂšre en larmes, vers la figure contractĂ©e de son pĂšre, vers ses tantes cachĂ©es derriĂšre son rideau pour n’ĂȘtre pas vues pleurant, vers l’interne silencieux qui humectait ses lĂšvres entr’ouvertes, vers la sƓur, Ă©grenant Ă  l’écart d’une voix de source les avĂ©s de son rosaire. À tous, ses pauvres regards disaient Je souffre, vous qui m’avez Ă©levĂ©, vous qui savez soigner, vous qui m’aimez, ne me laissez pas souffrir. » Miagrin avait vu cela et depuis ce moment un sombre dĂ©sespoir l’emplissait lentement, ce dĂ©sespoir fait de l’insupportable mĂ©pris de soi-mĂȘme qui, chez les adultes, fait germer d’affreuses pensĂ©es et leur met une corde aux mains
 Le SupĂ©rieur a fait appeler de nouveau Georges MorĂšre, pendant l’étude du soir. Il avait lu sa lettre et l’avait mise de cĂŽtĂ©. Mon enfant, lui dit-il, que la douleur ne vous Ă©gare pas et ne vous fasse pas prendre des responsabilitĂ©s qui ne pĂšsent pas sur vous. Vous vous accusez Ă  tort ; si vous avez Ă©tĂ© imprudent, un autre l’a Ă©tĂ© plus que vous, un malheureux qui a trompĂ© vos maĂźtres jusqu’ici et que je n’aurais jamais soupçonnĂ©, s’il n’était venu m’avouer sa faute. Il m’a demandĂ© lui-mĂȘme de quitter la maison, sans revoir personne. Ses raisons me semblent trop graves pour refuser. Mais il veut que je vous dise, Ă  vous et Ă  Antone Ramon toute sa honte et tout son dĂ©sespoir devant les terribles consĂ©quences de sa mauvaise rancune. Modeste Miagrin part demain, puis-je l’assurer de votre pardon, comme de celui d’Antone Ramon ? » Georges MorĂšre ne sait que trop le rĂŽle de l’infĂąme envieux dans ce drame et sa colĂšre est exaspĂ©rĂ©e. Mais il songe que peut-ĂȘtre ce pardon lui obtiendra de la Providence la seule rĂ©compense qu’il dĂ©sire la guĂ©rison d’Antone. Il dĂ©clare qu’il fera tous ses efforts pour oublier, puis subitement Monsieur le SupĂ©rieur, je vous en supplie, laissez-moi voir Antone. » Mais le chanoine s’y oppose le malade a 40 degrĂ©s de fiĂšvre ordinairement, parfois plus, on est Ă  la merci d’une montĂ©e plus forte et il faut Ă©carter sĂ©vĂšrement tout ce qui peut l’exciter, le fatiguer, et influer sur sa tempĂ©rature. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a dĂ» faire auprĂšs d’Antone la mĂȘme dĂ©marche au nom de Miagrin et que l’émotion trop forte a aggravĂ© la fiĂšvre. Offrez, conclut le chanoine, offrez ce sacrifice Ă  Dieu pour obtenir la guĂ©rison de votre camarade. » Georges rentre en Ă©tude accablĂ© ; il n’a plus d’espĂ©rance. Pour qu’on l’empĂȘche d’approcher son ami, il faut qu’en effet son Ă©tat soit bien grave. Il regarde sa place vide Ă  l’étude, au rĂ©fectoire, Ă  la chapelle, et cette brĂšche dans la suite de ses condisciples lui inspire une indicible terreur. À la priĂšre du soir l’économe renouvelle la recommandation d’Antone aux priĂšres des Ă©lĂšves Nous dirons un Souvenez-vous Ă  l’intention de notre petit malade et de sa famille. » Pourquoi petit malade ? Passe encore chez l’abbĂ© Levrou dont c’est le mot habituel, mais pour l’Économe que signifie cette façon de nommer Antone comme s’il avait de sept Ă  dix ans, alors qu’il en a quatorze ? Le lendemain, Ă  la messe, les Ă©lĂšves aperçurent sous la tribune trois dames aux figures flĂ©tries, accablĂ©es sur les prie-Dieu et prĂšs d’elles un homme d’une grande Ă©lĂ©gance, debout, les joues fanĂ©es, les yeux ternes d’un joueur. C’était Monsieur Ramon avec sa femme et ses sƓurs. Il fallait que l’état de l’enfant se fĂ»t amĂ©liorĂ© pour qu’ils eussent quittĂ© tous les quatre le chevet de leur fils ; mais si les Ă©lĂšves avaient connu la vie ils auraient pensĂ© qu’il fallait aussi que les craintes fussent bien vives pour qu’à la communion Monsieur Ramon vĂźnt avec sa famille s’agenouiller sur la marche du chƓur. Antone s’était assoupi au matin il reposa quelques heures. Ce fut un grand bien. À huit heures, quand on prit sa tempĂ©rature, le thermomĂštre marquait une baisse sensible. Il y a du mieux, disait tante Zaza, un grand mieux, il n’a plus que 39 degrĂ©s de fiĂšvre ! » Et tante Mimi pleurant de joie regardait la feuille pour ĂȘtre bien sĂ»re que sa sƓur disait vrai. L’abbĂ© Levrou vient dire la messe Ă  la chapelle de l’infirmerie dont on a ouvert avec prĂ©caution la cloison Ă  jour. Antone suit avec Ă©motion ; il se rappelle ses derniĂšres PĂąques. Sa mĂšre s’est penchĂ©e sur lui. À le voir calme, silencieux, les yeux fermĂ©s, elle a eu peur ; il la regarde, il a compris. La journĂ©e du mardi glisse, lourde et lente ; on voudrait tant que la fiĂšvre baissĂąt encore. C’est le dernier jour de la semaine, et puis la fatigue, le surmenage ravage tellement ces pauvres ĂȘtres trop nombreux autour du malade, mais incapables du sacrifice de s’éloigner quelque temps ! Monsieur Ramon en bĂąillant, regarde par la fenĂȘtre les cours oĂč les enfants jouent, car Ă  la longue tout s’émousse et les jeux ont repris comme avant la maladie d’Antone ; il faut maintenant toute l’énergie des prĂ©fets et des surveillants pour maintenir les coureurs au fond de la cour et pour apaiser les disputes qui provoquent immĂ©diatement de grands cris. Madame Ramon s’endort dans le fauteuil et sa tĂȘte se lĂšve et s’abaisse lentement avec parfois une chute soudaine qui la rĂ©veille brusquement. Vers cinq heures et demie, aprĂšs la rĂ©crĂ©ation, Antone s’agite mille idĂ©es confuses l’assaillent et voici que s’implante en lui la certitude que Georges MorĂšre l’abandonne ; c’est fou, il le sait, mais il ne peut chasser cette idĂ©e. Georges MorĂšre n’est pas venu le voir une seule fois, il ne lui a pas donnĂ© une marque d’affection, d’intĂ©rĂȘt ; pourquoi ? C’est qu’il le juge coupable, qu’il ne veut plus le revoir ; et sa petite tĂȘte trop fatiguĂ©e pour rĂ©sister, succombe Ă  cette pensĂ©e. Ah ! si Georges avait Ă©tĂ© malade, non, rien, ni personne n’aurait empĂȘchĂ© Antone d’accourir. Puis il s’accuse, c’est mal de penser cela, il doit aimer Dieu par dessus tout ; il ferait mieux de demander pardon Ă  sa mĂšre et Ă  son pĂšre. D’une voix lasse il appelle Maman. » Si faible que soit cette voix de malade, elle frappe directement au cƓur la mĂšre qui s’éveille et s’approche Tu veux boire, Tonio ? – Non, viens. » Et quand il a son cher visage bien aimĂ© prĂšs du sien, il l’embrasse et lui murmure Ă  l’oreille Je te demande pardon
 – Oh ! Tonio, ne parle pas ainsi. » Tout le monde se rĂ©veille, le pĂšre a rejoint l’enfant, les tantes aussi Qu’est-ce que tu veux, dis ? » mais la mĂšre s’abat en larmes sur le bord du lit, tandis qu’Antone Ă©carte du geste ses tantes et rĂ©pĂšte Ă  son pĂšre en l’embrassant Ă  peine, car toutes ces prĂ©sences pourtant chĂšres le fatiguent Papa pardon
 de tout
 » Les deux tantes ont entendu et Ă©mues jusque dans leurs entrailles maternelles, elles prennent ses petites mains chaudes de fiĂšvre et les baisent avec amour et Tonio redit encore Pardon tante Mimi
 Pardon tante Zaza
 » et elles Ă©clatent en sanglots. La sƓur les calme, les fait asseoir et seule dans cette scĂšne de douleur assez maĂźtresse d’elle-mĂȘme, prononce C’est bien, mon enfant, Dieu vous bĂ©nira, il vous rĂ©compensera. » Peu Ă  peu les sanglots s’apaisent, les larmes sont essuyĂ©es, mais un lugubre pressentiment assombrit tous ces cƓurs. Le petit malade leur a fait ses adieux. Il ne retrouve pas la paix cependant, il songe Ă  Georges Ah ! l’ingrat, qui ne vient pas recevoir la demande de pardon de son Antone ! » Puis il a peur et murmure Mon Dieu, non, c’est vous que j’aime. » Vers six heures la fiĂšvre le reprend, elle monte Ă  41 degrĂ©s. La nuit sera mauvaise, dit la sƓur au SupĂ©rieur. On l’a trop fatiguĂ©. » Avant la priĂšre du soir le chanoine adresse quelques mots Mes chers enfants, Dieu nous a conservĂ© jusqu’ici votre condisciple, malgrĂ© de redoutables assauts ; prions-le d’achever son Ɠuvre misĂ©ricordieuse, prions-le, avant de nous endormir nous-mĂȘmes, d’accorder Ă  Antone Ramon une nuit de bon repos, d’écarter de lui, comme dit le brĂ©viaire, tous les pĂ©rils et tous les cauchemars de la nuit. Procul recedant somnia et noctium phantasmata. » Et M. l’Économe Ă  son tour prononce d’une voix plus lente cette phrase coutumiĂšre Nous vous supplions Seigneur de visiter cette demeure et d’en Ă©loigner tous les piĂšges de l’ennemi. Que vos saints anges y habitent afin de nous conserver en paix. » CHAPITRE X – DANS LA NUIT Georges avait repris espoir. Miagrin Ă©tait parti ; avec lui, croyait-il, disparaissait le mauvais gĂ©nie de la maison. Ce soir il remonte au dortoir d’un pas lourd. Une angoisse l’étreint Ă  l’étouffer. C’est la derniĂšre nuit de cette semaine critique, demain ce sera mercredi 27 juin, mais Antone passera-t-il la nuit ? De neuf heures du soir Ă  cinq heures du matin, cela fait huit longues heures pendant lesquelles il ne saura rien. Le surveillant a baissĂ© le gaz en veilleuse et prononce la derniĂšre priĂšre In manus tuas Domine Entre vos mains, Seigneur. » Et les Ă©lĂšves rĂ©pondent machinalement Je remets mon esprit Commendo spiritum meum. » Et c’est le silence. De son lit Georges aperçoit dans la galerie la lanterne balancĂ©e d’un domestique il le voit se diriger vers l’infirmerie dont un pilier lui masque la porte. Pendant quelques minutes le surveillant se promĂšne dans l’allĂ©e que forment les deux rangĂ©es de lits. La lumiĂšre de la veilleuse fait monter son ombre au plafond quand il s’éloigne, et quand il revient la fait redescendre peu Ă  peu. BientĂŽt le rythme rĂ©gulier des respirations lui apprend que tous les Ă©lĂšves sont endormis et il rentre dans sa chambre. Seul Georges veille, il se retourne dans ses draps et se reproche de se reposer tandis qu’Antone souffre. Antone souffre, et peut-ĂȘtre qu’au rĂ©veil il apprendra le fatal dĂ©nouement ; ce sera trop tard, tout sera fini. Non, cette pensĂ©e est abominable. Et pourtant si Dieu n’est pas flĂ©chi, n’est-ce pas l’issue le plus Ă  craindre ? Dieu veut qu’on lui fasse violence, qu’on le prie. Georges s’est levĂ© sans bruit, il s’habille, il se jette Ă  genoux, il est dĂ©cidĂ© Ă  passer la nuit en priĂšres. Peut-ĂȘtre ainsi gagnera-t-il le cƓur de Dieu ? Et tout de suite sa douleur crĂšve. Il s’accuse d’avoir manquĂ© Ă  tous ses devoirs, il avoue Ă  la Toute-Puissance misĂ©ricordieuse son orgueil et sa misĂšre ; il se reproche amĂšrement sa conduite Ă  l’égard d’Antone comme il l’a traitĂ© durement, qu’il a Ă©tĂ© fier et maladroit avec lui ! Il s’est cru une perfection, Ă  cause de sa rigiditĂ©, de son exactitude, de son application au travail. Et Antone lui a montrĂ© qu’il y avait quelque chose de supĂ©rieur Ă  tout cela, le dĂ©vouement ; car Antone l’a aimĂ©, a vĂ©cu non pour soi, mais pour lui, Georges, a souffert de ses humiliations. S’il l’a quittĂ© de rage d’ĂȘtre repoussĂ©, il a tout osĂ© pour lui prouver son repentir et il s’est tuĂ© pour lui Ă©pargner des reproches et une punition ! Il s’est tuĂ© pour lui prouver que son amitiĂ© Ă©tait forte et virile comme Georges la voulait. Faut-il que je sois misĂ©rable, Ă©goĂŻste et infĂąme, ĂŽ mon Dieu, n’avoir mĂȘme pas vu qu’il se sacrifiait Ă  ma peur ! » Alors Georges commence Ă  comprendre cette Ăąme si dĂ©licate et si forte qu’il a mĂ©connue, il se rĂ©pand en actes de contrition et implore ardemment la misĂ©ricorde Divine pour son ami. Puis c’est la Vierge qu’il invoque. Notre-Dame de Lourdes qu’Antone a visitĂ©e, mais au fil de ses avĂ©s la fatigue l’accable deux ou trois fois il se surprend lui-mĂȘme Ă  dormir il se reproche cette faiblesse, il se rappelle la parole Veillez et priez. » Pour lutter contre le sommeil il va se baigner la figure au lavabo. AgenouillĂ© prĂšs de son lit il supplie Dieu de ne pas imputer Ă  Antone ses propres fautes Sauvez-le Seigneur, sauvez-le, vous ĂȘtes bon, vous ĂȘtes pitoyable aux malheureux. Vous qui guĂ©rissez tous les malades, guĂ©rissez-le
 Notre-Dame de Lourdes, priez pour lui
 » et il Ă©grĂšne Ă©perdĂ»ment son chapelet, il ajoute dizaine Ă  dizaine, mais la fatigue revient insensiblement, penche son front malgrĂ© lui et l’endort pliĂ© sur les genoux, la tĂȘte et les bras appuyĂ©s sur son lit. Georges ? » Brusquement il se rĂ©veille et reconnaĂźt dans le crĂ©puscule du dortoir le PĂšre Levrou Venez vite ! » Il ne demande pas pourquoi, il a compris, il se lĂšve sur ses jambes engourdies et se hĂąte dans la galerie prĂšs de l’abbĂ© qui lui explique Antone est au plus mal ; tout Ă  l’heure il vous a demandĂ©. Surtout ne pleurez pas, il y a ses parents. » Il entre derriĂšre l’abbĂ© dans la petite chambre Ă©clairĂ©e et brusquement aperçoit les deux tantes agenouillĂ©es au pied du lit et secouant la tĂȘte de dĂ©sespoir, la mĂšre en larmes, un bras derriĂšre l’oreiller pour redresser son enfant, et le pĂšre qui, lui, tourne le dos pour ne pas le voir souffrir et mord son mouchoir pour ne pas Ă©clater en sanglots. Sur le lit blanc un petit ĂȘtre chĂ©tif, aux joues creuses, aux prunelles sanguinolentes, griffe de ses doigts diaphanes le drap qui dĂ©jĂ  sur son corps maigrelet dessine d’horribles plis. C’est cela Antone ! Georges comprend. Oui c’est bien le petit Antone. Il halĂšte Ă  grand bruit et Ă  chaque aspiration sa tĂȘte douloureuse se renverse par un mouvement mĂ©canique. Antone ! appelle Georges en s’approchant, Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas, il est tout Ă  sa souffrance ; il n’a mĂȘme plus la force de tourner les yeux vers son ami, de le voir qui tombe Ă  genoux et Ă©clate en larmes, malgrĂ© l’abbĂ© Levrou, malgrĂ© la sƓur qui lui font signe. Ce n’est plus Antone, c’est un pauvre corps qui lutte. Antone est perdu au fond de cette petite poitrine qui se soulĂšve prĂ©cipitamment pour rejeter un poids Ă©crasant, qui appelle l’air bien vite, bien vite, avec la crainte de ne pas l’aspirer Ă  temps. Parlez-lui un peu, » dit l’abbĂ© Levrou lorsque Georges est plus maĂźtre de lui, et Georges reprend Antone c’est moi, c’est Georges, ton ami Georges. » Antone ne rĂ©pond pas ; Antone ne rĂ©pondra pas, il est absent. Pourtant il s’est arrĂȘtĂ© de haleter, sa langue cherche un peu de salive dans sa bouche, sa gorge dessĂ©chĂ©e se contracte et soudain par deux fois il appelle KhĂ©m ! KhĂ©m ! » Il tourne ses yeux effarĂ©s, ses grands yeux d’épouvante vers Georges qui lui prend la main, et qui le supplie encore Antone ! Antone ! » ; puis vers l’abbĂ© Levrou, vers ses parents, et, sans une parole, se remet Ă  haleter de sa petite poitrine extĂ©nuĂ©e. Il ne reconnaĂźt plus. Il est inutile d’insister, l’abbĂ© Levrou le comprend ; il se penche vers Georges Rentrez, mon petit. – Oh ! non. – Si, » dit l’abbĂ©, et il montre les parents qui se mordent les mains de dĂ©sespoir. Georges se lĂšve en chancelant, jette encore un regard sur Antone, encore, encore, et sort, doucement poussĂ© par l’abbĂ© Levrou. Mais Ă  peine dans la galerie il Ă©clate en gros sanglots. Allons ! Georges, couchez-vous, lui dit l’abbĂ© en larmes, ne dĂ©sespĂ©rez pas. J’en ai vu d’aussi malades qu’Antone revenir Ă  la santĂ©. Couchez-vous, c’est le rĂšglement. Celui qui vit selon le rĂšglement vit selon Dieu. » Georges est bien forcĂ© d’obĂ©ir. Il revient au dortoir, se remet au lit et la bouche sur son traversin sanglote sourdement. Non il n’a plus d’espoir, il a vu Antone pour la derniĂšre fois et son impuissance l’écrase au point qu’il a envie de crier. Dans la vaste salle assombrie ses condisciples dorment ; il entend leur respiration Ă©gale et dans le fond le sifflement lent et rĂ©gulier d’un Ă©lĂšve enrhumĂ©. Alors, il se tourne vers Dieu ; dans son dĂ©sespoir, il se donne, il s’offre avec acharnement Prenez-moi, mon Dieu, prenez-moi Ă  la place d’Antone. » Que lui importe son pĂšre, sa mĂšre, ses sƓurs ! Il veut ĂȘtre la rançon de son ami. Il s’obstine, il voudrait souffrir, sentir que Dieu l’accepte. Puis l’idĂ©e lui vient que Dieu peut-ĂȘtre l’a puni de songer Ă  la gloire militaire, qu’il voulait l’éprouver, lui indiquer sa vĂ©ritable voie et il promet de renoncer Ă  cet avenir, de se faire religieux, missionnaire dans les rĂ©gions perdues, chez les peuples les plus barbares ou de soigner les maladies les plus rĂ©pugnantes, dans une lĂ©proserie immonde et inconnue, afin de tuer en lui toute gloire. Les priĂšres succĂšdent aux priĂšres, et c’est une surenchĂšre de sacrifices qui se termine par ce cri Seigneur JĂ©sus, sauvez, sauvez Antone. » À la fin d’autres scrupules l’assaillent il lui semble qu’il manque de gĂ©nĂ©rositĂ©, qu’il propose un marchĂ© Ă  Dieu, qu’il pose des conditions. Alors il se contente de dire J’ai confiance en vous. Faites, ĂŽ mon Sauveur, ce que vous voudrez, je vous promets quand mĂȘme de suivre votre appel, de me dĂ©vouer quand mĂȘme, oui mĂȘme si
 » Et soudain tout son cƓur comprimĂ© par cette priĂšre hĂ©roĂŻque sans condition, Ă©clate dans un appel Ă©perdu Je ne peux pas, oh ! non, sauvez mon cher Antone. » Et il pleure, et dans ses larmes il se rappelle que le Christ a louĂ© la foi du centurion, l’importunitĂ© de la ChananĂ©enne, les cris de l’aveugle de JĂ©richo. C’est cela ; il faudrait qu’il eĂ»t leur foi ardente, la foi qui obtient des miracles, la foi de Lourdes dont lui parlait naguĂšre Antone, la foi qui lĂ -bas arrache au Christ la guĂ©rison des malades. Un espoir nouveau germe en lui. Il veut se lever, descendre Ă  la chapelle Oui, se dit-il, j’entrerai, je me jetterai Ă  terre sous la veilleuse et lĂ  je pleurerai jusqu’au jour. Si la chapelle est fermĂ©e, je m’étendrai Ă  terre devant la porte et je rĂ©pĂ©terai inlassablement “Seigneur, qui avez dit Demandez et vous recevrez, frappez et l’on vous ouvrira, ouvrez-moi, c’est votre Georges, qui vous aime, qui se donne tout Ă  vous et qui vous supplie, vous si bon, si aimant, d’avoir pitiĂ© de son ami, de guĂ©rir Antone.” » Le voici debout. Mais tandis qu’il s’habille en hĂąte ses voisins se rĂ©veillent OĂč vas-tu ? Qu’est-ce que tu as ? Eh ! bien, et Antone ? » Ce bruit fait sortir le surveillant qui vient Ă  lui. Vous ĂȘtes malade, MorĂšre ? – Oh ! Monsieur, laissez-moi, Antone
 – Voyons, MorĂšre, soyez raisonnable, couchez-vous. Laissez dormir vos camarades. » Il se trouble, il a honte, il n’ose dire Ă  cet homme sa rĂ©solution ! Sa foi trĂ©buche au premier obstacle. Oh ! la force de l’habitude, la peur de paraĂźtre singulier, la honte de se montrer vraiment ce qu’on est, quelle misĂšre ! Georges obĂ©it, il se recouche avec la crainte sourde de laisser passer une heure de grĂące, de ne pas rĂ©pondre Ă  un appel, de ne pas accomplir l’acte attendu, l’acte qui lui obtiendrait la guĂ©rison d’Antone. CHAPITRE XI – LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Dans son lit, il attend sans larmes, sans sommeil, sans espĂ©rance. Une seule pensĂ©e s’agite dans sa tĂȘte. Est-il mort ? Je sens qu’il est mort. » Et il se reprĂ©sente ce petit corps amaigri, rigide sous le drap avec le soulĂšvement immobile des pieds, la bouche entr’ouverte, les lĂšvres dĂ©colorĂ©es, les paupiĂšres violettes refermĂ©es Ă  jamais et ses doigts, ses pauvres doigts de cire engagĂ©s les uns dans les autres dans une attitude de priĂšre et enveloppĂ©s du chapelet. Il voit les hommes durs descendant avec peine par le grand escalier ce fardeau insensible et lourd, cette chose anguleuse qui heurte les murs aux tournants et qu’on manie cependant avec prĂ©caution, car c’est Antone en son cercueil. Les rideaux des fenĂȘtres blanchissent peu Ă  peu, la lueur des becs de gaz en veilleuse cesse de faire trembler les ombres Ă©claircies ; dehors, les piliers de la galerie se dĂ©gagent et les nervures s’accusent dans l’aube blĂȘme. Quatre heures sonnent. C’est le petit jour. Dans une heure Georges saura. Il saura certainement, car cette alternative s’impose Ă  son esprit Si Antone est vivant, la cloche continuera de se taire ; s’il est mort, ne pouvant plus le faire souffrir, elle se remettra Ă  sonner. » Et ce raisonnement ravive toutes ses terreurs Oh ! s’il Ă©tait mort ! » L’abbĂ© Levrou samedi soir ne lui a-t-il pas dit Nul ne peut entrer dans le conseil de Dieu ! Parfois il enlĂšve les plus jeunes parce qu’ils ont dĂ©jĂ  prouvĂ© leur impuissance Ă  lutter contre leurs passions, parce qu’ils jetteraient peut-ĂȘtre le dĂ©sordre dans d’autres cƓurs qu’il se rĂ©serve. Ainsi en les appelant Ă  lui dĂšs l’adolescence, il leur Ă©pargne les trop lourdes Ă©preuves de la jeunesse et de l’ñge mĂ»r. Parfois aussi il se sert d’une Ăąme pour en Ă©clairer d’autres. Un deuil rend la bontĂ© Ă  des cƓurs durs et Ă©goĂŻstes, ramĂšne au devoir des Ăąmes dĂ©voyĂ©es, Ă©claire des inutiles sur leur propre vie, retentit de proche en proche et dĂ©veloppe une source de bienfaits insoupçonnĂ©s des aveugles et des esprits vulgaires. » Et c’est vrai. Georges n’est-il pas Ă©clairĂ© ? Sait-il le travail qui se fera dans la famille d’Antone, et n’a-t-il pas vu la transformation de Miagrin ? Pourtant il rejette cette doctrine trop amĂšre. Non, Dieu est bontĂ©, Dieu est amour. Mais s’il le croit, s’il le sent vraiment, pourquoi craindrait-il ? Qu’il laisse agir cet amour divin, qu’il s’y abandonne comme Antone. C’est une lumiĂšre qui grandit en lui, chasse les craintes, le baigne, l’apaise. Il Ă©prouve intimement la confiance de Saint Jean Nous avons cru Ă  l’Amour. » Ainsi, Ă  l’aube, la crise de douleur est subitement calmĂ©e, ou plutĂŽt dans le trouble de cette mer, il se sent fixĂ© comme un vaisseau Ă  l’ancre. Un sec raisonnement, semble-t-il, a fait ce prodige et son intelligence perçoit la vie dans sa vĂ©ritĂ©. Oui, Ă  force de prier pour Antone, il l’a comprise Qu’importe la durĂ©e terrestre toute une vie riche et fĂ©conde peut tenir en quelques mois, entre les murs Ă©troits d’un obscur collĂšge, Ă  l’ñge oĂč, croit-on, l’on ne peut guĂšre agir. » La brĂšve annĂ©e scolaire d’Antone repasse dans son imagination Ă©tonnĂ©e. Et c’est bien une vie entiĂšre avec les luttes, les affections, les haines, les chutes et les relĂšvements de la vie. N’a-t-il pas vu la meule des pĂ©chĂ©s et des vices assiĂ©ger son ami et se disputer son Ăąme ? Lui-mĂȘme, Georges, n’a-t-il pas Ă©tĂ© pour lui un exemple d’orgueil, comme les Patraugeat de paresse, les Lurel et les Monnot de mensonge et d’impudeur, les Miagrin d’hypocrisie et de bassesse ? Et il s’humilie, soumis et rĂ©signĂ©. Non, il ne doit pas prendre une dĂ©cision dans ce bouleversement de son Ăąme, il attendra que Dieu l’éclaire sur sa voie et son avenir. Il se tiendra prĂȘt Ă  tout appel, attentif Ă  remplir sa vie, c’est-Ă -dire Ă  se dĂ©vouer. L’horloge du collĂšge sonne dans le jour avec un timbre plus clair. Quatre heures et demie ! Des domestiques en pantoufles passent dans les galeries. Bresson sort avec un paquet de linge sous le bras. OĂč va-t-il ? Dans l’alcĂŽve au fond du dortoir, dĂ©jĂ  le surveillant s’habille. Encore vingt-cinq minutes et Georges saura. Oh ! cette cloche, si elle pouvait rester immobile ! Il a repris son chapelet et maintient le calme de son cƓur prĂȘt Ă  lui Ă©chapper, par la monotonie suppliante des avĂ©s. Ses camarades dorment toujours. Encore un quart d’heure ! Dans son lit il tremble de fiĂšvre aprĂšs cette nuit d’insomnie. Puisqu’il est soumis Ă  Dieu, puisqu’avec le dĂ©goĂ»t de la gloriole, lui est venu le sincĂšre dĂ©sir de se vouer Ă  la tĂąche que Dieu lui donnera, il devrait avoir une confiance absolue, un repos d’esprit entier. Non, son Ăąme est suspendue au souffle haletant de son ami, de son Antone qui l’a tant aimĂ© et que lui n’a pas assez aimĂ©. Il ne peut pas abandonner tout espoir. S’il peut le revoir dans son lit de dortoir maintenant vide, comme il veillera sur lui, comme il le formera, comme il contiendra et dirigera cette amitiĂ© trop expansive, mais si forte ! Comme il l’entraĂźnera au bien, car il ne le lui a pas dit assez nettement Ă  Sylans. En quelque lieu que ce soit, c’est pour Dieu qu’il faut travailler. Leur amitiĂ© ne sera plus qu’un dĂ©vouement unanime, quelle que soit leur vocation et leur vie, Ă  la mĂȘme cause divine. Quelques minutes encore ! Toute l’angoisse de la nuit cherche Ă  le ressaisir ; mais sans lutter, sans se raidir, il prie ; il se prĂ©pare Ă  accepter la volontĂ© de Dieu, sans rĂ©volte, ni blasphĂšme, si c’est la grande Ă©preuve, avec la reconnaissance de tout son ĂȘtre prosternĂ©, si c’est le salut. Enfin l’horloge annonce cinq heures. Georges MorĂšre s’est assis sur son lit, attentif, les regards fixĂ©s sur la cour. À mesure que les coups de l’horloge tombent dans le silence du cloĂźtre, une espĂ©rance timide se lĂšve lentement au fond de son Ăąme et monte dans ses yeux ; il se prĂ©pare Ă  s’agenouiller, il n’ose encore se livrer Ă  la joie. Brusquement le lourd battant d’airain frappe la cloche sonore. Toutes les tĂȘtes se dressent hors des lits, effarĂ©es, et, les paupiĂšres battantes, dans la lumiĂšre du matin, les Ă©lĂšves se regardent, s’interrogent Hein
 quoi ! la cloche ! Alors, Antone est mort
 Ah ! pauvre Antone ! » Le surveillant s’est avancĂ© au milieu du dortoir ; il semble lui-mĂȘme hĂ©siter, enfin il lance l’appel quotidien du rĂ©veil Benedicamus Domino. – BĂ©nissons le Seigneur. » Et tandis qu’il Ă©teint l’inutile petite flamme bleue du bec de gaz, dans la stupeur gĂ©nĂ©rale, une seule voix, la voix de Georges, ose rĂ©pondre avec un sanglot, mais fidĂšle et gĂ©nĂ©reuse Deo Gratias. » Paris. Janvier-Avril 1913. FIN. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Texte libre de droits. Corrections, Ă©dition, conversion informatique et publication par le groupe Ebooks libres et gratuits Adresse du site web du groupe — Janvier 2010 — – Élaboration de ce livre Ă©lectronique Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participĂ© Ă  l’élaboration de ce livre, sont PatriceC, Jean-Marc, Coolmicro et Fred. – Dispositions Les livres que nous mettons Ă  votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, Ă  une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu
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Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 29 480,00-29 800,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 15 000,00-250 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure De Split Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -5 ℃ ~ -10 ℃ Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 3 000,00-5 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 3 000,00-30 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Grand Ice TempĂ©rature -5 ℃ ~ -10 ℃ Forme de glace Paillette Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 8 000,00-99 000,00 $US / Jeu Commande Minimum 10 Jeux Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fabrication de glace PulvĂ©risation Refroidissement Way Refroidi Ă  l'eau Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace PulvĂ©risation Refroidissement Way Refroidi Ă  l'eau Automation Automation UnitĂ© Structure De Split Taille de machine Grand Ice TempĂ©rature <-21 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 249,00-549,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Forme de glace Paillette Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 15 200,00-16 500,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure De Split Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 8 700,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature -5 ℃ ~ -10 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 5 000,00-15 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi Ă  l'eau Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 1 041,00-1 136,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Nombre de portes Porte simple Type de porte Porte Pliante Source D'Énergie ÉlectricitĂ© ContrĂŽle de la tempĂ©rature Thermostat mĂ©canique Type de TempĂ©rature Mono-TempĂ©rature Type de dĂ©givrage DĂ©givrage Automatique Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 3 000,00-5 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 4 980,00-5 480,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 3 000,00-5 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 25 860,00-27 680,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 799,00-820,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi Ă  l'eau Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 25 500,00-27 600,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -5 ℃ ~ -10 ℃ Forme de glace Paillette Domaines d'application À bĂ©ton Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 600,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection forme de glace Plaque ContrĂŽle Électrique Puissance 200W-400W Structure IntĂ©grante de type MatĂ©riel Acier Inoxydable Demande CommercialIndustriel Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 2 000,00-20 000,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Grand Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Forme de glace Paillette Recherches Relatives les Responsables de la Glace de Flocon Industrielle Liste de Prix 20114 les Responsables de la Glace de Flocon Industrielle produits sont trouvĂ©s,dont environ 75% appartient Ă  Machine Ă  Glace liste,1% appartient Ă  la liste SystĂšme de Refroidissement Industrielet 1% appartient Ă  Chambre y a 28857 fournisseurs chinois de les Responsables de la Glace de Flocon Industrielle, environ 67% d'entre eux sont des fabricants / usines.

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